La rage

Mes poings se serrent et se desserrent spasmodiquement. Mes jointures sont blanches, ma peau tendue sur mes mains sèches. Je serre les dents à m’en faire mal derrière mon masque, mes yeux plissés dans la semi-obscurité de la salle de radiographie. Sur la table j’entends la respiration douloureuse du vieux chien de chasse que je viens de condamner.
« Il est foutu, ce chien. »
J’ai laissé tomber les mots comme une sentence, les détachant en contenant la colère qui menace d’exploser. Je ne sais pas si l’homme m’a regardé, s’il était ému, s’il a bégayé, je ne l’ai pas regardé, je n’ai pas pu. Je lui aurais mis mon poing dans la gueule.
Alors j’ai serré les dents et j’ai senti la boule de colère dans mon estomac, la chaleur de la rage, la tension et l’exaltation de la violence, son appel à l’explosion, je l’ai resserrée tout au fond de moi et je suis sorti de la pièce. Le type a dit quelque chose, je ne sais pas quoi.
Ce chien a tellement mal que j’en ai pleuré lorsque je l’ai basculé sur la table de radiographie. Dans le couloir, je suis la trace des lourdes gouttes de sang qui se dirigent vers la porte d’entrée. Devant mes yeux danse l’image de la cuisse broyée, des muscles lacérés, de la flaque d’un rouge obscur qui s’étend lentement sous le corps encore hoquetant, de la radio et de l’os explosé en miettes juste au dessus du genou, des fragments de métal dans la plaie, de la trace de la balle.
Je suis sorti pour ne pas le frapper, je suis sorti pour aller chercher un cathéter, pour l’euthanasier. Lorsque je reviens dans le couloir, son maître vient d’entrer. Il me précède, guidé par l’ASV, jusque dans la salle d’imagerie, jusqu’à Fox sur sa table de mort. Le chasseur qui a tiré et celui qui l’a accompagné le regardent passer en silence, comme une haie dérisoire d’imbéciles bedonnants en treillis de camouflage et gilets fluo.
L’homme entre dans la pièce, je le connais depuis longtemps et c’est un de ses plus anciens chiens qui meurt aujourd’hui dans ma clinique, sous ma seringue. Parce que c’est moi qui vais devoir le tuer. Il n’y a aucune autre issue pour Fox et il le sait parfaitement quand je le lui explique. Il le tient dans ses bras lorsque je lui pose le cathéter et injecte, il le tient dans se bras et je crois que c’est ce geste qui me retient de hurler ma rage et ma colère, de frapper les meubles et les murs. Il n’y a que la porte du placard fermant à clef, celui où l’on range les euthanasiques, qui a pris pour tout le reste. Je l’ai peut-être abîmée.

La colère m’accompagne depuis mes plus anciens souvenirs. J’ai appris entre dix et vingt ans à la contrôler et à la canaliser. Le petit garçon a cessé de hurler sur les instituteurs injustes, il ne se bat plus avec les teignes de la classe, l’ado ne défie plus « les grands », jusqu’à se faire écraser un mégot sur le bras, le jeune homme ne cherche plus les imbéciles imbus d’eux-mêmes qui se dressent sur son chemin. Le véto de quarante ans a dompté sa colère, même si elle affleure parfois lorsqu’un estomac explose lors d’une chirurgie de torsion, lorsqu’un veau meurt juste après sa naissance, lorsque la mort, froide et injuste, défie ma compétence et mon implication. La colère est domptée mais elle me porte toujours lorsque je cherche un diagnostic, lorsque mon aiguille remet muscles et viscères en place, lorsque je serre l'animal qui meurt dans mes bras, lorsque j'embrasse ceux que j'aime, lorsque je fais l'amour. Ma rage est mon énergie de vie.

Mais bordel, je l’aurais bien défoncé, celui-là.

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