Des mains et un licol
mercredi 19 janvier 2022, 22:10 Vétérinaire au quotidien Lien permanent
Tôt ce matin, une voiture a heurté une jument. Je l’avais vaccinée la semaine dernière. C’est un client qui, passant par là peu après l’accident, m’a appelé. Il avait aussi appelé les gendarmes et les pompiers. Elle était blessée, dans le fossé.
Lorsque je suis arrivé, un peu tard sans doute, la DDE avait déjà sécurisé la zone avec les gendarmes. Je me suis garé en travers. Je suis passé, bien sûr. Le capot de la voiture en cause était plié, sans plus. Elle ne devait pas rouler très vite. De loin, j’ai vu les deux chevaux sur la route, je n’avais pas encore vu la troisième. Je me doutais bien de ceux dont il s’agissait, je m’étais d’ailleurs arrêté à la clinique pour prendre le numéro de téléphone de leur propriétaire. C’était inutile. Il était déjà là.
C’est l’image qui me reste ce soir. Ses mains tremblantes, cherchant comment enfiler son licol à son cheval. N’arrivant pas à le boucler. J’avais envie de l’aider, de stabiliser ses mains pour le guider, de le protéger, mais bien sûr, je n’en ai rien fait. Il regardait son licol et son cheval, pour ne pas voir le fossé, pour ne pas voir la jument. Les lèvres pincées pour ne pas pleurer. On ne pleure pas quand on est un ariégeois de 70 ans. Je ne sais pas comment je pourrais vous décrire ce vieux monsieur, son infinie fragilité, sa touchante douceur. Ses rides et ses cheveux blancs dans le petit matin, qui me frappèrent bien plus que la lumière des gyrophares ou la pauvre bête étendue dans le fossé, avec sa fracture ouverte.
Il savait très bien comment ça allait se terminer.
Le conducteur de la voiture était là, il est venu me voir directement, je le connais bien aussi. Un homme gentil, qui va faire des cauchemars pendant un bon moment, j’imagine. Il m’a raconté les chevaux qui avaient déboulé d’un chemin sans crier gare, le choc avant de comprendre.
Une bête histoire de chevaux qui se barrent et qui traversent la route au mauvais endroit, au mauvais moment.
J’ai vu, aussi, mon collègue qui discutait avec un pompier. C’est sa route, il allait à la clinique. J’avais une autre urgence qui m’attendait, alors je ne suis pas resté. Je lui ai laissé l’euthanasie. J’ai regardé la jument qui allait mourir, la jument que j’avais vaccinée quelques jours plus tôt, qui m’avait fouillé les poches à la recherche de bonbons. « Vous comprenez docteur, c’est une jument de vieux, elle est mal éduquée ! »
J’ai encore regardé le vieux monsieur, son licol et son cheval. La lumière brumeuse du petit matin. J’ai respiré l’odeur humide de la forêt qui nous entourait.
Je suis remonté dans ma voiture.
La jument est morte dans ses bras, sa tête sur ses genoux. Devant les pompiers, les gendarmes et les agents de la DDE, devant le gentil monsieur qui l’avait renversée.
Étrange, sincère, logique et touchante solidarité devant une page qui se tournait.
Commentaires
Vos textes sont toujours aussi beaux, et ça fait cette année dix ans que je vous lis. Merci !
Un accident. Un vrai. Malheureusement, ça arrive. Ils étaient tous là. Ça, c'était quelque chose, quand même. Pauvre propriétaire, pauvre jument, et pauvre monsieur qui l'a renversé.
Il faut faire un film de vos scènes tant les images défilent à vous lire...Une autre "Maladie de Sachs"... On vous imagine peintre, photographe, écrivain...et surtout réalisateur de votre vie.
Cette exactitude dans votre écriture qui nous permet d'accéder à l'évènement comme si nous y étions aussi dans ces instants là.
Je me demande si vous écrivez d'un jet, si vous préparez l'article des jours avant, tout en ayant idée que vous le "digérez" la scène avant pour mieux l'exprimer...mais je ne sais pas. Pourtant, ce que je sais , c'est que chaque fois je suis extrêmement touchée en plein coeur et que vous pénétrez de votre écriture tout ce que j'enferme en moi à double tour pour avoir moins le mal que donne à voir une vie.
Quel talent!
Cela fait des années que je n’ai pas versé une larme. Vous y avez mis un terme. ;)