L'étalon noir

Nous sommes dans un pré. Il n'y a rien entre moi et les sommets des Pyrénées. Je contemple sans les voir les nuances de noir sur les collines, sur les montagnes. Les sapins, la neige, le ciel, fondus dans l'obscurité. C'est, à la fin, la conclusion de cette journée. J'attends. Je suis épuisé. Quand je suis arrivé, nous avons à peine parlé : tout avait déjà été raconté. L'homme s'est avancé dans le pré, vers son cheval. Il l'a rassuré, il l'a licolé, et puis, je me suis approché. Regardant mes pieds, contemplant le sol, la pâle blancheur des pâquerettes nouvelles. La jument est venue me flairer, je ne me suis même pas retourné. J'ai commencé à le caresser. L'étalon noir. Sa cascade obscure de crins emmêlés, son discret parfum d'équidé. Il s'était levé, je n'avais toujours pas parlé. Dans ma main, dans ma poche, la seringue de plastique, l'aiguille, le sédatif, presque trop réels, trop… tranchés, dans le silence de cette nuit sans étoile.
J'ai appuyé sur le bouton de ma lampe frontale.
Cruelle agression déchirant l'obscurité.
J'ai fermé les yeux.
Il s'est cabré.
La lumière : je l'ai aussitôt occultée.
La voix du monsieur s'est élevée. Des mots doux, des gentillesses. Des caresses et du silence formulés. Presque scandés. Ses mots nous ont, à nouveau, enveloppés. La nuit était revenue. Je me suis à nouveau approché. Ma main gauche a fait la compression, et de la droite, j'ai palpé la veine, la jugulaire. Pas besoin de voir. Il suffit de toucher.

Noir de Mérens sur noir de Pyrénées.

J'ai relevé ma manche gauche, j'ai piqué. Il s'est contracté, et puis j'ai senti la tiédeur du sang couler sur ma main, glisser sur mon avant bras. Même dans le noir, je sais tuer…
J'ai injecté le sédatif. Il s'est détendu. De nouveau, rassurée, sa compagne est venue me flairer, son souffle chaud et les chatouilles de ses naseaux sur ma nuque. J'ai rempli ma seringue d'anesthésique.
Il est tombé.
La seringue d'euthanasique.
Il s'est arrêté de respirer.

Dans le silence, il s'est fondu dans l'obscurité. L'étalon noir nous a quitté.

Il n'y a pas très longtemps, à Muret, j'ai eu la chance d'entendre Hugues Aufray en concert. A 86 ans.
Je crois que je n'ai presque jamais entendu ma mère chanter. Et pourtant, je crois me souvenir, que, oui, elle chantait Aufray. C'était il y a trente ans. Je ne l'ai jamais écouté. Jusqu'à récemment, jusqu'à ce concert, où, par hasard, j'ai invité mes parents.
Je me suis rappelé de tant de chansons. Céline, Santiano, Monsieur le professeur. Tant de choses sont remontées, tant d'émotions, de sensations enterrées. Tant de belles choses informulées.
Et puis, cette chanson là.
Je l'avais consciencieusement enterrée. C'est un tube, et je l'avais parfaitement oublié. Éradiqué.
Je me suis pris Stewball dans la gueule, je me suis pris Stewball dans l'estomac.
Et le petit garçon, en moi, celui qui avait dix ans, celui qui lisait l'étalon noir, s'est demandé ce qui lui était arrivé.
Et si ma fille avait été là, peut-être, oui, peut-être, que, dans le noir du pré face aux Pyrénées, dans le noir du gymnase de Muret, pour la première fois, elle m'aurait vu pleurer.

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