L'étalon noir
jeudi 17 mars 2016, 22:10 Vétérinaire au quotidien Lien permanent
Nous sommes dans un pré. Il n'y a rien entre moi et les sommets des Pyrénées. Je contemple sans les voir les nuances de noir sur les collines, sur les montagnes. Les sapins, la neige, le ciel, fondus dans l'obscurité. C'est, à la fin, la conclusion de cette journée. J'attends. Je suis épuisé. Quand je suis arrivé, nous avons à peine parlé : tout avait déjà été raconté.
L'homme s'est avancé dans le pré, vers son cheval. Il l'a rassuré, il l'a licolé, et puis, je me suis approché. Regardant mes pieds, contemplant le sol, la pâle blancheur des pâquerettes nouvelles. La jument est venue me flairer, je ne me suis même pas retourné. J'ai commencé à le caresser. L'étalon noir. Sa cascade obscure de crins emmêlés, son discret parfum d'équidé. Il s'était levé, je n'avais toujours pas parlé. Dans ma main, dans ma poche, la seringue de plastique, l'aiguille, le sédatif, presque trop réels, trop… tranchés, dans le silence de cette nuit sans étoile.
J'ai appuyé sur le bouton de ma lampe frontale.
Cruelle agression déchirant l'obscurité.
J'ai fermé les yeux.
Il s'est cabré.
La lumière : je l'ai aussitôt occultée.
La voix du monsieur s'est élevée. Des mots doux, des gentillesses. Des caresses et du silence formulés. Presque scandés. Ses mots nous ont, à nouveau, enveloppés. La nuit était revenue. Je me suis à nouveau approché. Ma main gauche a fait la compression, et de la droite, j'ai palpé la veine, la jugulaire. Pas besoin de voir. Il suffit de toucher.
Noir de Mérens sur noir de Pyrénées.
J'ai relevé ma manche gauche, j'ai piqué. Il s'est contracté, et puis j'ai senti la tiédeur du sang couler sur ma main, glisser sur mon avant bras. Même dans le noir, je sais tuer…
J'ai injecté le sédatif. Il s'est détendu. De nouveau, rassurée, sa compagne est venue me flairer, son souffle chaud et les chatouilles de ses naseaux sur ma nuque.
J'ai rempli ma seringue d'anesthésique.
Il est tombé.
La seringue d'euthanasique.
Il s'est arrêté de respirer.
Dans le silence, il s'est fondu dans l'obscurité. L'étalon noir nous a quitté.
Il n'y a pas très longtemps, à Muret, j'ai eu la chance d'entendre Hugues Aufray en concert. A 86 ans.
Je crois que je n'ai presque jamais entendu ma mère chanter. Et pourtant, je crois me souvenir, que, oui, elle chantait Aufray. C'était il y a trente ans. Je ne l'ai jamais écouté. Jusqu'à récemment, jusqu'à ce concert, où, par hasard, j'ai invité mes parents.
Je me suis rappelé de tant de chansons. Céline, Santiano, Monsieur le professeur. Tant de choses sont remontées, tant d'émotions, de sensations enterrées. Tant de belles choses informulées.
Et puis, cette chanson là.
Je l'avais consciencieusement enterrée. C'est un tube, et je l'avais parfaitement oublié. Éradiqué.
Je me suis pris Stewball dans la gueule, je me suis pris Stewball dans l'estomac.
Et le petit garçon, en moi, celui qui avait dix ans, celui qui lisait l'étalon noir, s'est demandé ce qui lui était arrivé.
Et si ma fille avait été là, peut-être, oui, peut-être, que, dans le noir du pré face aux Pyrénées, dans le noir du gymnase de Muret, pour la première fois, elle m'aurait vu pleurer.
Commentaires
:(
heureusement parfois il y a des Flicka ...
C'est beau et tellement bien décrit... cette mort à quelque chose de poétique...
J'ai toujours détesté la chanson Stewball pour ça, trop réelle, trop triste. Je ne peux pas l'entendre sans pleurer.
Je la trouve encore plus triste maintenant.
Mais merci de savoir vous montrer si compatissant.
Il y a au moins...40 ans, j'ai assisté à un concert de Hugues Aufrey sur les épaules de mon père et tous les adultes pleuraient en l'écoutant. Merci de nous faire partager tout ce que vous racontez si bien et si pudiquement...
Alec Ramsay pleure avec vous. Et sans doute qu'il vous remercie d'avoir pris soin de l'étalon noir jusqu'à son dernier souffle, un soir avec les montagnes en arrière-plan.
C'est une très belle histoire.
Merci de déposer tant d'émotion ici. Qu'on sache que le vétérinaire qui "pique" n'est pas de bois.
Mais vous ne pouvez pas nous laisser comme ça, sans nous dire pourquoi ?!?
"Tout avait été raconté", mais pas à nous.
Je suppose bien-sûr qu'il n'était pas sauvable... Mais pourquoi achève-t-on les chevaux ?
Fourrure :
De l'arthrose. Gros handicap locomoteur et douleur très difficile à gérer.
Votre témoignage est terriblement triste :-((( La jument, sa compagne, comment s'en est-elle remise? Nous ne le saurons vraisemblablement jamais...
Dure dure cette histoire :-(
Si bien racontée en revanche...
Emy
http://www.beagle-chien.com
Je fais lire à ma fille votre blog, qui veut devenir véto... Aujourd'hui nous avons pleuré ensemble, oh, pas beaucoup hein, mais suffisamment pour que je comprenne qu'elle veuille vraiment le faire, ce métier.
Merci une nouvelle fois.
Comme après chaque lecture d'un de vos posts je souhaite que mon veto s'occupe de mes bestioles de la même manière que vous. Et comme après chaque lecture d'un article comme celui-ci mes yeux sont humides.
Merci
Stewball m'a looongtemps fait pleurer (également parce que c'est associé a une période de ma vie que je préfère oublier mais passons), et j'étais un peu désespérée de ne pas pouvoir l'écouter parce que c'est une très belle mélodie.
Jusqu'a ce que j'apprenne que Joan Baez avait fait sa version, qui est magnifique. Mieux encore pour les sensibles, elle a volontairement repris la ballade originale qui se termine bien...
Bonjour Fourrure,
Aïe....
Je suis comme Mahaut.Je me sauve depuis l'enfance si je commence à entendre cette chanson parce que j'ai grandi à ras un abattoir où le personnel était vraiment pervers.Alors, comme marquée au fer rouge depuis ça...
Votre texte (magnifique et juste), m'a visée au coeur.
Depuis, la problématique en ces lieux fermés au public qui ne veut surtout pas savoir ne semble pas avoir beaucoup était résolue...Ni celle de l'usage des chevaux en général dans le monde.
Alors oui, un véto qui ne s'habitue pas à la mort est un "militant" actif,il est celui qui permet le dernier acte d'amour du maître, celui à qui on s'en remet les mains ouvertes...Quand on perd "nos demains"...
Puis un jour, on vous lit et...C'est hier.
Non, on n'échappe pas "à la chanson".
De tout cœur avec vous, si le vétérinaire agit, le maître lui vit avec les mêmes remords, interrogations « fallait-il maintenant ? Ai-je pris la bonne décision, et de quel droit ? ». Mais au fond cet article, est-ce vraiment à propos de la mort de cet animal ou à travers elle, la tristesse de l’enfance qui s’éloigne et le temps qui passe ? Je pense que nous nous demandons tous : comment est-il possible que nous ne soyons plus déjà cet enfant de dix ans ? Amitiés
Waow en plein cœur aussi l'émotion quand soigner signifie abréger les souffrances aussi ...
Il a 86 ans, Hugues Aufray ? ? ? ? Mais alors, j'ai quel âge, moi....
Vous écrivez magnifiquement bien ! Vous rendez votre histoire tellement poétique, bravo !
Bonne continuation,
Sophie.