Le bouchon

Il est 8h du mat'. Je finis de poser mon cat' à l'oreille d'un veau dans le fond d'une étable du fond d'un vallon. La journée a commencé trop tôt, mais au moins, celui-là devrait s'en sortir. Perf' sur la journée, ou au moins la matinée, avec un peu de chance il profitera du soleil qui s'annonce.

Mon téléphone murmure un vague blip. Un SMS. Un message sur mon répondeur. Vue l'heure, ça va encore être quelqu'un qui veut un rendez-vous. A cette heure là, je ne décroche plus, je filtre. Mais là, de toute façon, je n'aurais pas pu prendre l'appel : le téléphone, ici, ne passe que par accident. Sur un malentendu, parfois, un SMS passe. Orange couvre 99% du territoire, je vis dans un des milliers de 1% de France. Je vérifie quand même : "vous avez 4 nouveaux messages".

Merde.

Des messages, ce ne sont pas des prises de rendez-vous. C'est une urgence. Je finis de poser la perf', balance les antibios et compagnie, gribouille une ordonnance et file en direction de la crête la plus proche, là où le téléphone passera.

Et ça ne rate pas. L'appel a déjà presque une demi-heure. Et c'est vraiment une urgence. Le message est hystérique, mais ce n'est rien par rapport aux suivants. Cheval bouché, des granulés de luzerne trop vite avalés. Le cheval est calme, précise-t-elle. Pas elle. Plus du tout au quatrième message, que je n'écoute même pas. J'ai tout ce qu'il faut dans la voiture ? Garé en vrac sur le bord d'une petite route, j'inspecte mon coffre. Sondes naso-oesophagiennes en silicone, huile de paraffine, cathéters rouges, anti-spasmodiques, antibiotiques, anti-inflammatoires. Je n'ai pas la pompe, ni le sérum antitétanique. Je vais devoir faire un crochet par la clinique. J'en ai en tout pour une bonne trentaine de minutes de route. Entretemps, la clinique aura ouvert, me déchargeant des appels. Un saut de puce dans la réserve, j'ai la pompe, un dans le frigo, le sérum. Je reprends un flacon d'analgésiques, au cas où, je sais que j'ai des sédatifs. Un sachet de mash, au cas où. Je pars alors qu'arrive la première ASV. Je lui dis d'appeler Mme Dussans, pas la peine qu'elle continue à stresser. J'arrive.

J'arrive mais la route est longue. Je déteste les bouchons œsophagiens. Un cheval un peu glouton, pas mal de malchance, et l’œsophage se bouche, souvent à l'entrée dans le thorax, avec un agglomérat de granulés. Le cheval tousse tant et plus, le risque de fausse déglutition est très important, celui de lésions de l’œsophage aussi. Mes deux derniers se sont très mal terminés. Autant vous dire que je stresse déjà, d'autant que la propriétaire de ce cheval est loin d'être commode. J'ai toujours du mal à bosser avec les gens stressés, exigeants et, du coup, agressifs. Quand tout va bien, "c'est normal". Quand ça merde, "c'est un scandale". Alors j'essaie de fermer les écoutilles, de me concentrer sur l'animal qui n'a pas moins qu'un autre le droit d'être bien soigné. Mais je sais que je suis moins bon. Je n'ai pas le tempérament des grandes gueules de confrères qui arrivent à faire taire ceux qui tentent avec eux le concours du plus désagréable.

Je me gare près du box. La dame est avec son cheval, ses chiens et son mari. Elle est calme et souriante, lui aussi. Le cheval s'est débouché ?

Même pas.

Faut que j'arrête de me faire des montagnes pour rien, moi.

Le cheval a l'air calme. Pas d'efforts de toux, pas d'écoulements nasaux trop visibles.

Je charge tout mon bordel dans la caisse à outils. Auscultation rapide. J'écoute surtout sa respiration au niveau de la trachée, et à la sortie des narines. Le souffle chaud du hongre alezan me caresse les oreilles. C'est humide, ça bulle un peu, rien de grave. La trachée est sèche, mais on entend la douleur des aryténoïdes. Je désinfecte au niveau de la jugulaire, tonds, pose mon cat'. J'ai le temps de faire les choses à fond. Injection d'anti-inflammatoires, supprimons la douleur. Je teste les narines avec le doigt. Korn (sérieusement, qui a baptisé ce cheval Korn ?) n'aime, pas plus que les autres chevaux, avoir le doigt du véto dans le pif. Sédation. J'ai un cathéter, j'en profite.

Deux minutes plus tard, Korn a, sédation oblige, les narines au raz du plancher. Je commence à l'explorer avec ma plus grosse sonde. C'est un peu joueur, il n'est pas si grand que ça, mais si j'arrive à passer celle-là, il sera plus simple de laver l’œsophage. Premier essai, raté, je suis dans la trachée. C'était couru, il avait vraiment trop la tête allongée sur l'encolure. On n'est pas là pour travailler l'extension, koko, alors j'indique à Mme Dussans d'encapuchonner son cheval, avec l'aide de son mari. Comme d'habitude avec le sédatif, il se laisse porter. Le couple en chie grave pour le maintenir dans la position souhaitée. Cette fois, je bloque, c'est bon signe. Je leur fais bouger un peu la tête, à droite, à gauche, en bas, je finis par passer et trouver l’œsophage, j'avance. Ils peuvent lâcher la tête.

Le cheval tousse un coup, évacue par le nez une grande quantité de salive.

Je bloque très vite. Mes repères dessinés sur la sonde sont déjà effacés. Tant pis. Je dois y être, juste à l'entrée du thorax. Il n'y a rien qui sort spontanément. J'envoie un peu d'eau tiède. Un coup de pompe. Le cheval ne se plaint pas, et garde la tête basse. C'est ma configuration préférée dans ce genre de situation. Si du liquide remonte par l’œsophage, et c'est presque toujours le cas, il ne descendra pas dans la trachée. Encore un peu d'eau, je recule de cinq centimètres, m'enfonce à nouveau. Rien ne vient. J'attends un peu, que l'eau commence à désagréger le bouchon. Je m'enfonce à nouveau, de deux centimètres ou trois. Encore un peu d'eau. Cette fois, du liquide vert commence à descendre la sonde. Difficilement. C'est très épais. Je recule et repars à l'attaque, renvoie un peu d'eau, mais cette fois, ça déborde : de la luzerne coule par le nez. Pas beaucoup, et le cheval ne bouge pas. Ça va. Je poursuis mon travail de sape, lentement, doucement, en avant, en arrière, ne pas forcer, jamais, ne pas injecter trop d'eau. Aspirer un peu, à la bouche, ma pompe ne fonctionne que dans un sens. Ça ne sert à rien, et puis bon, la luzerne et la salive de cheval...

Ça va venir. Entre ce qui sort par la sonde et le nez, cela finira par être suffisant. Je suis accroupi devant la narine droite de Korn, jouant avec la sonde. M. Dussans est juste à côté de moi, à moitié assis, prêt à maintenir la sonde lorsque je m'écarte pour renvoyer un coup de pompe.

Le cheval est complètement assommé par le sédatif. Il ne cherche jamais à relever la tête, facilitant ainsi l'écoulement des granulés mal dissous. Le jus vert coule doucement dans la sonde. Encore un peu d'eau.

J'enfonce ma sonde, en la tournant doucement sur elle-même. Je vois bien que Korn s'agace un peu. Son propriétaire, toujours assis à côté de moi, lui caresse la joue. Je suis accroupi, avec ma blouse cachou des travaux salissant sur mon T-Shirt, à l'entrée d'un box sur le flanc d'une colline, à goûter enfin ce soleil que nous attendons depuis des semaines. M. Dussans est à côté de moi, toujours à moitié assis, dans sa cote verte largement ouverte. Korn remue la tête de gauche et de droite. Puis la relève rapidement, un instant, et éternue brutalement, chassant tout le jus de luzerne imbibée de salive accumulé dans ses narines. La droite, juste pour mon col. La gauche, pile pour celui de M. Dussans. Nous sommes couvert de morve, de salive et de luzerne. Mme Dussans ne peut retenir un rire.

C'est... tiède.

Je continue le boulot après un rinçage rapide dans le seau. Un peu plus méfiant, cette-fois. J'éviterai très bien l'éternuement suivant avec une esquive par la gauche. Pas M. Dussans. Mes sourcils sèchent et se collent. Je pense que cette fois, ça y est. J'enfonce un peu plus ma sonde, insiste un poil, et avance. Je ne sais plus trop où j'en suis, alors je reprends la pompe. Un coup, l'eau passe sans souci. Un second, puis un troisième, cette fois c'est sûr, j'envoie dans l'estomac. Je retire ma sonde jusqu'à mi-oesophage, j'attends un poil, et sors complètement.

C'est terminé. J'ausculte à nouveau les poumons. Je n'entends rien de spécial, mais avec le volume des battements cardiaques, je ne suis pas complètement rassuré. La trachée est toujours sèche. Le larynx moins algique. Cette fois, c'est bon.

Un antibiotique, quelques recommandations.

Plus qu'à commencer la matinée. Il est 11h lorsque j'arrive à la clinique.

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