jeudi 29 septembre 2022

Rascal

Premier jour

Dire que je suis dépité serait bien en dessous de la réalité.
J’ai réussi à stabiliser le chiot : retrouvé dans un fossé par sa maîtresse, il est arrivée ici choqué, en détresse respiratoire, mais encore assez conscient pour hurler si on lui touchait le coude. Il a des plaies un peu partout, plus impressionnantes que dangereuses, un genou gonflé, et puis, et puis ?
J’ai posé ma voie veineuse, envoyé les analgésiques, dégainé ma sonde échographique, cherché l’hémorragie abdominale, l’hémorragique thoracique, vite, vite. Pas d’épanchement. Alors je l’ai couché sur la table, et radiographié : des hémorragies diffuses un peu partout dans les poumons. Je décide qu’il n’en mourra pas. J’avais placé son coude pour pouvoir jeter un œil dessus. C’est certainement cassé, mais la radio n’est pas adéquate pour juger de la gravité de la lésion. Ce n’est pas urgent. On ne meurt pas d’un coude cassé.
La dame pleure.
Elle est agenouillée devant la table de radio, dont je n’ai pas encore bougé le petit berger allemand. Le chiot est couché sur son côté droit, son coude gauche fait un angle gênant, et en le regardant, je vois ce chat euthanasié deux heures plus tôt dans des circonstances trop similaires. Après avoir radiographié, exploré et examiné dix fois son atroce blessure à la colonne et au bassin, en avoir parlé avec deux consœurs pour m’entendre dire ce que je savais déjà, c’est à dire que même un miracle ne suffirait pas, je m’étais résolu à l’euthanasier. Je ne veux pas recommencer. Je ne peux plus. C’est forcément moins grave. Il n’y a a priori pas de lésion vertébrale, tous les membres bougent, la sensibilité est présente, et même si je n’en sais pas encore assez, il vivra.

Je dois expliquer la démarche à Mme Tolzac. Dans cette minuscule salle d’imagerie, je ne peux m’empêcher de regarder ses yeux aussi trempés de larmes que son masque de tissu distendu. Je me concentre sur les mouchoirs qu’elle tient à la main, sur ses reniflements et sur les virus pandémiques, sur n'importe quel détail, pour ne pas me prendre sa peine de plein fouet. Ce chiot a quatre mois à peine, et il a suffi d’un instant pour que la boule de poils joueuse et indisciplinée finisse dans un fossé, avec du sang plein la gueule et un avenir rempli d’incertitude. Je regarde cette dame de cinquante ans, qui est venue seule, désemparée, qui ne nous connaît pas, et à qui je ne peux même pas sourire vraiment, caché derrière mon masque. Elle n’a téléphoné à personne quand je lui ai donné les premiers éléments, n’a envoyé aucun sms, aucun message sur les réseaux. Est-elle aussi seule que je l’imagine, dans cette épreuve ?
Je ne peux pas lui sourire vraiment, et pourtant c’est bien un sourire triste qui étire mes lèvres tandis que ma main se perd dans les longs poils noirs de Rascal. Machinalement, je les écarte de la large plaie cutanée qui ouvre une faille rosée dans son pelage sombre. Je pose quelques compresses imbibées de désinfectant, un cache-misère, mais je crois que le geste est important.
Je prends la parole, doucement, j’utilise des mots simple, des phrases sans nuances. Le coude est cassé, oui. Et c’est une fracture grave, forcément difficile à réparer. Mais ce n’est pas l’important, pour le moment. Rascal a de multiples hémorragies pulmonaires, il est en état de choc, et c’est cela qui doit nous préoccuper, c’est le boulot de ma perfusion, de mes analgésiques. Nous allons suturer cette grande plaie, mais elle est sans importance. Je ne peux pas encore faire un vrai bilan neurologique, me prononcer sur un pronostic définitif. Il faudra attendre demain au moins. Je ne peux pas immobiliser la fracture, pas à cet endroit.
Elle hoche la tête, essuie ses larmes.
Tandis que je file gérer une autre urgence (nettement plus relative), je demande à ma consœur si elle pourrait suturer la plaie à la fin de sa consultation.
Une bonne demi-heure plus tard, je dicte à Elodie, une de nos assistantes, les proportions d’une perfusion MLK, morphine-lidocaïne-kétamine, le bonheur de l’analgésie en goutte à goutte. Nous branchons la pompe à perfusion, et dans le calme du chenil, j’essaie de ne plus penser à tout ce que je dois gérer avant la fin de cette journée, et je reprends les faits. Le chiot est stabilisé. Il n’y a presque aucun risque qu’il décède des suites directes de cet accident. Il n’a plus mal. Il dormira ici, cette nuit. Demain, s’il est vraiment stabilisé, il faudra l’amener à des confrères capables de l’opérer. Je n’ai pas de bonne image du coude, mais autant les laisser s’en occuper. Je sais déjà qu’il est cassé, et personne d’autre qu’un vrai orthopédiste ne pourra le réparer. Demain matin, je referai un examen complet, j’essaierai d’évaluer les points cruciaux qui manquent encore : est-ce qu’il y a d’autres fractures ? Est-ce qu’au niveau neurologique, tout est parfait ?
Et puis, parce qu’il va bien falloir y penser : combien tout cela va-t-il coûter ? Ma prise en charge, ici, entre réanimation, écho et radios, analgésie et petite suture, à la louche, j’annonce deux cents, trois cents euros. Mme Tolzac hoche la tête.
La fracture du coude ? 1200 à 1500€ chez mes confrères.
Alors Mme Tolzac s’effondre, retient à grand peine un sanglot. Je ne la laisse pas parler. Pas encore. Je ferai confirmer le devis, mais ce sera dans cette échelle de prix. Il n’y aura personne capable de bien opérer ça pour moins cher. Il n’y aura pas moyen de bricoler, de trouver une solution moins bien, mais moins onéreuse. Pas d’attelle, de plâtre ou de résine. Pas pour une articulation. Il sera forcément possible d’étaler le paiement, ils ne feront pas de difficulté, ils ont l’habitude.
Mme Tolzac ne proteste pas.

Quelques heures plus tard, alors que la clinique est fermée, je l’appelle. J’ai eu Vincent, un jeune chirurgien, au téléphone, je lui ai envoyé ma mauvaise radio, mon compte-rendu, il a confirmé mon impression et mon estimation de prix. Ils finiront le bilan radiologique et clinique. Elle pourra l’amener demain, ils devraient pouvoir l’opérer après-demain. Le timing est parfait. Je la rassure, Rascal est très calme dans sa cage, il savoure son MLK et attend tranquillement. Il respire déjà normalement, ses muqueuses sont rosées, je ne suis vraiment plus inquiet. Du boulot bien fait.

Deuxième jour

Il est à peine 9h quand elle arrive. Je ne l’attendais pas si tôt. Je suis dehors avec Rascal, en train d’essayer de le promener. Il ne tient pas vraiment debout, mais le contrôle nerveux est excellent, il chaloupe, je crains que le bassin soit cassé. Je la laisse avec lui, vautré dans le jardin de la clinique, je dois filer, je laisse les ASV gérer son transfert chez les spécialistes.
Quelques minutes plus tard, l’une d’elle m’interpelle entre la salle de consultation et la pharmacie : elle m’annonce qu’elle ne l’amènera pas là-bas. Elle n’en pas les moyens. Au temps pour le timing parfait. Cette journée n’a pas fini de se compliquer, nous sommes déjà débordés. Je dois partir vacciner des veaux, il manque un véto, il y a quatre animaux hospitalisés, Amande revient car elle ne va pas mieux, Doudou n’a toujours pas mangé, et j’ai beaucoup de trucs administratifs dont je dois vraiment m’occuper. Il est onze heures lorsque j’arrive à la rappeler, mes ASV ont réussi à me libérer. Gestion de planning aux forceps. Elle pleure, elle n’a pas l’argent, elle n’aura pas l’argent, elle parle de l’euthanasier. Mais…
Mais je ne veux pas. Je ne veux pas l’euthanasier. Il n’a plus mal. C’est juste un coude cassé, et peut-être, peut-être aussi le bassin, ok, sans doute aussi le bassin, mais le reste fonctionne, c’est un chiot. C’est un chiot ! Je ne veux pas le tuer, pas parce qu’elle n’a pas les moyens de l’opérer. Je lui parle des cagnottes sur internet, des caisses de solidarité, je lui dis qu’au pire, nous pouvons amputer, que ça coûterait beaucoup moins cher. Qu’un chien ou un chat vit très bien sur trois pattes, même si avec le bassin, au début, ce sera un peu compliqué. Mais ce bassin, il va se ressouder, c’est une question de semaines, on peut se débrouiller. Et puis, ça reste à confirmer.
Elle hoche la tête, mais je l’ai sentie blêmir à l’idée d’amputer. Je m’échappe, on m’attend, on garde Rascal, on va faire les radios, on va s’en occuper.

Une heure plus tard, je m’effondre devant mon écran. Vautré sur son siège éventré, j’ai juste envie de hurler, je suis épuisé, je ne veux plus courir, je veux juste me poser. Il y a ces jours-ci une tension permanente, à laquelle Rascal et sa maîtresse contribuent grandement. Je retourne au chenil, je prends le berger dans mes bras, je vois qu’il a uriné : sur ce point au moins, je suis rassuré. Je l'emmène jusqu'à la salle de préparation, et grâce à sa perfusion, il ne nous faut que quelques injections pour l'anesthésier. Rascal s’endort, et nous pouvons enfin tout radiographier. Le coude : fracassé. L’autre coude : intact. Le bassin : disjonction sacro-iliaque, plus deux fissures, non déplacées. Le gros genou gonflé : rien à signaler. La colonne : impeccable.
On va forcément réussir à le sauver. Bien sûr, ça va être compliqué : avec une patte au moins et un bassin disjoint, il va falloir beaucoup, beaucoup de soins.

C’est en toute fin de matinée qu’elle me rappelle. Je n’ai pas vraiment envie de l’écouter, je suis accaparé par l’hésitation, l’idée de l’amputation, l’envie de réparation. Je l’entends sangloter au téléphone, me dire qu’elle a consulté sa famille, qu’il faut l’euthanasier, qu’elle veut l’euthanasier. Ses mots titubent et s’emmêlent, sa voix se brise, je ne comprends pas tout. J’entends surtout ses larmes. Je ferme les portes, de la salle de consultation où je me suis réfugié. J'ai besoin de m’isoler de la clinique, il me faut une bulle pour lui parler. Pour la convaincre.
Non : il ne faut pas l’euthanasier. Il n’a plus mal. Aucune décision urgente n’est nécessaire. Est-ce que c’est un problème d’argent ? Pas de problème, je bloque la facturation à cet instant. Je ne la laisse pas vraiment parler, j'anticipe les obstacles habituels, je devine qu’elle ne peut se permettre le spécialiste, mais nous pouvons amputer, pour un tiers de la somme demandée, ou moins. Je lui explique les chiens qui continuent à jouer, et même ceux qui chassent toujours le sanglier, les chats qui grimpent aux arbres, la vie qui continue, sans douleur, sans même la notion de handicap, je pressens le regard qu’elle porte sur la vie d’amputé, je ne dois pas la culpabiliser, je lui répète que je ne peux rien lui reprocher. Je comprends la violence de cette vie qui a basculé, le choc, les décisions à prendre, la peur de la souffrance, les problèmes d’argent.
Je lui explique que je ne veux pas l’euthanasier. Que je ne peux l’empêcher de me le retirer, de trouver ailleurs un vétérinaire qui acceptera peut-être de le tuer. J’ai les larmes qui me montent aux yeux, lorsqu’elle me dit qu’elle ne peut pas assumer. Je devine les mots égoïste et « raisonnables » de sa famille, de ces enfants bien loin de maman, qui n’ont jamais vu ce chiot, pour qui il n’est qu’une information, un problème, « bien du souci ». Je les ai si souvent subis, les conseils de ceux qui ne sont pas impliqués.
Je répète que je ne suis pas devenu vétérinaire pour tuer. J’explique que si j’étais certain qu’il ne pourrait récupérer, si sa moelle était endommagée, j’accepterais, triste mais résigné. Mais là, là ? Nous avons de grandes chances de le sauver !
Alors elle me dit qu’elle ne peut pas, qu’elle ne pourra pas y arriver. Cela, je peux l’accepter. Je ne sais rien de sa vie, des épreuves qu’elle a traversées, de son passé.
Je réfléchis, vite, très vite, je trie les possibilités, les arguments, je déploie dans ma tête mon catalogue de solutions. Je ne pense pas au pire, je refuse le pire, le pire ne m’intéresse pas, j’ai besoin d’une solution pour Rascal et pour elle.
Je sais ce que je vais lui demander.
Accepterait-elle de l’abandonner ?
Je choisis mes mots. Je suis prêt à l’adopter. Pas moi, mais la clinique. A le soigner, à nos frais, à le gérer, à l’accompagner, à le porter. Puis à le faire adopter. Nous avons des réseaux, des contacts, des gens de bonne volonté, comme ces retraités qui cherchent parfois de vieux chiens brisés à cocooner, ou, pour les portées de chatons, cette mère de famille toujours prête à biberonner.
Je ne veux pas le tuer.
Elle ne dit plus rien, j’écoute le silence du téléphone, puis, sa réponse : elle accepte. Sa voix s’est raffermie, un peu. Ses larmes ont séché. Elle accepte, et quand je lui explique comment, concrètement, la suite va se passer, elle me répond qu’elle nous apportera les documents pour le transfert de propriété. Lorsque je sors de la salle de consultation, je suis à moitié sonné. J’ai encore les larmes aux yeux, et je m’approche des assistantes. « Il va nous falloir un feuilleton de Noël, là. Elle va nous l’abandonner, on va s’en occuper. Ce chiot va vivre ici, avec nous, avec vous, jusqu’à ce qu’on puisse le faire adopter. »
Je n’ai pas besoin de leur demander si elles sont d’accord, ou motivées. Je les connais.

J’ai filé : une prophylaxie sur quelques vaches au milieu des prés, et puis des lots de broutards à vacciner, pour l’export, en Espagne ou en Italie. Je n’en peux plus de ces journées où nous sommes continuellement débordés. Passer du chien au chat puis au cheval ou au veau, du cas désespéré au vaccin, du diagnostic facile à celui qui maltraite les livres de médecine, de l’animal apaisé qui ronronne sur mes genoux à celui qui essaye (et parfois réussit) à me bouffer. L’horreur et la beauté de mon métier. J’ai filé et j’ai prélevé, j’ai piqué, j’ai repris ma voiture, téléphoné en roulant vers la visite suivante, pour donner des instructions sur des animaux hospitalisés. Il n’y a pas de temps mort. A l’entrée de la ferme suivante, mon téléphone a sonné. La clinique. Je frémis en craignant une urgence.

« Il faut que vous reveniez, c’est Mme Tolzac, elle est là, elle ne veut plus nous le donner, elle veut que vous l’euthanasiez, ou l’emporter.
- MAIS ELLE ME FAIT CHIER ! » ai-je crié en tapant sur mon volant !

Je fais demi-tour sur le chemin d’accès à la stabulation, je reprends la route, je souffle, je râle, je tempête, il faut que je sois en colère maintenant pour ne plus l’être quand il faudra lui parler. J’ôte mes bottes à l’entrée de derrière, je glisse dans les couloirs, directement vers le chenil, je suppose que c’est là que je vais la trouver. A ses pieds, il y a son grand sac à main. Elle me tourne le dos, elle caresse son chiot. Penchée dans la cage surélevée, elle pleure et cajole Rascal, je sais que je vais devoir peser mes mots. Je sais aussi que je dois d’abord me taire. Je dois l'écouter. Et je n’ai pas le droit d’être en colère, j’ai une vie à sauver.
« Il faut tout arrêter, il faut l’euthanasier… » Les sanglots mangent ses mots. Elle s’est tournée vers moi, Rascal lui lèche les doigts. Je suis appuyé contre le mur, les bras derrière mon dos, je suis en chaussettes, j’ai de la bouse sur mon pantalon, j’ai fermé la porte, je nous ai isolés.
Je prends la parole, de ma voix la plus apaisée, la plus grave aussi.
« J’ai besoin de comprendre. Je vous l’ai déjà dit, je n’ai rien à vous reprocher, je ne suis pas là pour vous critiquer, ou vous juger, je suis là pour le soigner. Je me suis échappé entre deux visites pour venir vous parler. J’ai besoin que vous m’expliquiez. J’ai besoin que vous me fassiez confiance, même si c’est difficile, même si vous ne me connaissez pas, même si je ne vous connais pas. Je veux le sauver, je n’ai pas d’argent à y gagner, au contraire, tout cela va nous prendre beaucoup de temps et d’énergie, tout cela nous en prend déjà. Je ne veux pas l’euthanasier alors qu’il n’a pas mal, qu’il peut vivre une vie sans souffrance, qu’il peut grandir et jouer et courir et être aimé. »
Je crois qu’elle ose à peine me regarder, je sens toute sa culpabilité, il ne faut surtout pas que j’appuie dessus. « J’ai besoin que vous m’expliquiez pourquoi vous me demandez de l’euthanasier alors que j’ai levé l’obstacle financier.
- Mais, comment il va vivre alors que je l’aurai abandonné ! Il sera traumatisé ! » Je réalise qu’elle ne porte pas son masque, de toute façon il ne servirait à rien, de toute façon il serait trempé. Je peux voir son visage, ses yeux et sa bouche décomposée, les larmes sur ses rides, ses cheveux défaits. Sa fragilité.
Je n'hésite pas un instant, mais je contrôle mon souffle, je contrôle ma voix. Pas de colère, pas d'excitation.
« Vous savez, cette histoire des chiens traumatisés parce qu’ils ont été abandonnés, je crois vraiment que c’est un mensonge que nous inventons pour nous rassurer. J’en connais plein, des chiens qui ont été abandonnés. Et adoptés. Ils vivent, ils sont heureux, ils sont aimés, nourris, caressés. Ils seraient peut-être ravis de revoir leur ancien maître, mais ils ne vivent pas dans le regret. Ils vivent dans l’instant, ils ne se construisent pas ces fiertés et ces raisonnements compliqués. Pardonnez-moi mes mots : Rascal n’a pas besoin de vous pour être heureux. Je suis désolé de vous dire ça…
- Mais vous me rassurez ! » Elle pleure encore, mais il y a un sourire sur son visage.
« Et puis, mieux vaut être abandonné que mort. Il n’a que quatre mois. Il a la vie devant lui. Il va grandir. C’est un bébé ! J’ai besoin que vous me fassiez confiance. Des chiens laids, vieux, abîmés, blessés, handicapés, agressifs, on a presque toujours réussi à les placer. Parfois, ça a été compliqué, certains ont passé des mois ici avant d’être adoptés. Ils ont dormi dans une cage la nuit, ils sont restés à l’accueil la journée. Nous en avons même un qui a vécu cinq ans avec nous, qui est devenue notre mascotte. Les clients passaient prendre de leur nouvelle, ou les caresser…
- J’ai parlé de vous à mes voisines, qui vous connaissent. Elles m’ont dit de vous écouter... »
Qu’elles soient bénies, ces voisines.
« S’il-vous-plaît : laissez-moi le sauver.
- Mais il va vivre dans cette cage ?
- Non, non, il ne va pas vivre dans cette cage, il va y rester le temps qu’il faudra, parce que là, il est tout cassé, il ne doit pas bouger, mais dès que nous le pourrons, il sera avec nous, à l’accueil, il ne sera pas seul au fond de la clinique. »
Je lui souris, voit-elle mes yeux se plisser ?
« Je comprends aussi, excusez-moi. Ce n’est pas très facile à dire.» Ma voix s'est adoucie.
« Je comprends aussi la facilité qu’il y a à euthanasier. Au moins, tout serait terminé. Plus d’incertitude…
- Plus de souffrance, m’interrompt-elle.
- Mais il ne souffre pas, là. On n’est plus en 1980, on a plein de solutions à proposer. Je dois vous expliquer : nous sommes humains, nous sommes égoïstes, c’est pas joli, mais ça m’est arrivé d’être soulagé par la mort d’un animal que je ne parvenais pas à gérer. D’être soulagé pour moi, de ne plus avoir ce poids à porter. D’être soulagé pour ses maîtres, et pour lui, ou du moins, c’est ce que je me disais. Mais l’animal. Il ne se demande pas s’il veut vivre ou mourir. Il fait avec ce qu’on lui donne. Et l’euthanasie, ce n’est pas un reproche, ne le prenez pas comme ça : ça peut être une solution de facilité. Pour nous. Là tout ce que je vous propose, ce n’est pas facile. Ni pour vous, ni pour moi. »
Je reprends ma respiration. Elle est terriblement attentive à mes mots. Soulagée, parce que j’ai osé prononcer ce qu’elle n’osait pas penser ?
« Je m’engage à ce qu’il n’ait pas mal. Bien sûr, là, ce n’est pas idéal, il a cette fracture, il est tout mâché, mais vous avez vu, il remue la queue, il vous lèche les doigts, il peut être heureux. Je m’engage à chercher la meilleure solution pour son bien-être, à mettre en œuvre tout ce qui sera dans mes moyens pour qu’il ait une belle vie. Nous lui trouverons une famille, nous le laisserons pas dans un refuge, ou sur le bon coin. A tout ça, je peux m’engager. Nous pourrons vous donner des nouvelles, si vous le souhaitez, ou ne rien vous dire du tout, si vous préférez. Bien sûr, je ne serai pas dans sa future famille pour regarder ce qui va s’y passer, mais… »
Elle hoche la tête.
« Vous êtes d’accord pour nous le donner ? »
Elle me monte son carnet et ses papiers.
« Je vous laisserai voir avec les filles à l’accueil, je dois y aller, on m’attend. » Je la salue et je m’éloigne sur la pointe des pieds, je me glisse à l’accueil pour bien préciser aux ASV de faire le changement de propriété sur la clinique. Je leur explique le blocage sur la notion d’abandon. Et puis, je saute dans mes bottes et repars sur la route. Avec mon retard, ça n’a pas raté : l’éleveur a bien gueulé. Pas grave, ça au moins c’est simple.

A 19h30, je suis de retour à la clinique désertée. Le chiot est dans sa cage, je vérifie sa perfusion, les traitements qui ont été administrés. Je fais mes factures de la journée, je regarde le planning du lendemain, je ne vois pas trop quand nous pourrons l’amputer, mais on va bien y arriver. Je laisse un message au confrère orthopédiste qui devait l’opérer, pour des conseils sur la manière de gérer une patte en moins avec un bassin en vrac. J’envoie toutes les radios, et le dossier. Et puis je me remets sur mon ordinateur, je suis loin d’en avoir terminé avec les papiers…

Troisième jour

Comme d’habitude, je suis arrivé le premier à la clinique. Elle est encore déserte, silencieuse comme je l’aime. J’en profite pour faire le tour du chenil et démarrer les ordinateurs. Rascal me regarde et s’excite dans sa cage, en essayant de se redresser. On dirait un scarabée maladroit, renversé sur la terrasse. Je n’ai pas de brin d’herbe à lui tendre pour l’aider, mais je plonge distraitement les doigts dans cette boule de fourrure. J’ai mal dormi. Je sais que je fais bien, enfin je crois. J’ai menti quand je lui ai annoncé être presque certain que les nerfs n’étaient pas touchés. Je n’en savais rien. J’espérais. Finalement, j’avais raison, mais bon. Je ne voulais pas donner plus de prise à l’euthanasie. Je lui ai menti quand je lui ai dit être confiant sur ses capacités de cicatrisation. Qu’un chiot de quatre mois arriverait forcément à récupérer de sa fracture du bassin, trois pattes ou pas. Je n’étais pas confiant. J’ai forcé la main de Mme Tolzac. Je m’en veux. Un peu. Je n’arrive pas à lui en vouloir, à elle. Je n’aimerais pas être à sa place.
Je n’ai pas eu Vincent, le confrère orthopédiste, au téléphone. Pas encore. Je voudrais qu’il me rappelle. Il m’a laissé un court message, pour m’annoncer 1500€ pour le coude, 1000 pour le bassin. Mais faut-il absolument opérer ce fichu bassin ? Je prends le téléphone et je compose le numéro de sa clinique. Une de ses ASV m’explique qu’il sera là dans peu de temps. Elle peut prendre mon numéro pour qu’il me rappelle.
Il a déjà mon numéro. « Dites-lui que c’est urgent, s’il-vous-plaît, je sais qu’on vous a posé un lapin, je suis désolé, mais c’est au sujet du chiot qu’il devait opérer ce matin. La dame nous l’a abandonné, elle voulait l’euthanasier, je l’ai convaincue de nous le laisser. Nous l’avons adopté. »
J’entends le « ohlala » catastrophé de la jeune femme. « Il vous rappellera ! »
Est-ce que ce fichu bassin va bien se ressouder si il titube sur trois pattes, dont deux qui ne peuvent pas supporter son poids ?

Les assistantes sont arrivées, mon associé aussi. C’est sans doute lui qui va l’opérer, c’est lui, le chirurgien. Il n’a pas encore vu Rascal, il n’était pas là ces deux derniers jours. Nous bossons moins qu’avant. Fini, les 245 jours de boulot par an. Alors nous remplissons et rallongeons chaque journée. Tout se densifie. En 48h, j’ai vécu une semaine. Alors en quelques mots je lui explique, l’accident, les lésions, l’abandon, la situation. Après tout, c’est notre temps et notre argent que j’ai engagés.
« Mais. Tu es vraiment sûr qu’on ne peut pas éviter de l’amputer ? Ce serait mieux, quand même, remarque-t-il.
- Je ne demande que ça, de ne pas l’amputer. Mais il y en a pour 2500€. »
Il siffle doucement entre ses dents. Moi, je l’ai, cet argent. Je peux les lui consacrer. Mais je n’en veux pas, de ce chiot. En fait, je m’en veux : je m’en veux d’hésiter. Je veux parler à Vincent.

Lorsque je sors du bureau, Élodie me lance un regard hésitant, à moitié caché derrière ses lunettes. Ce n’est pas la plus bavarde de nos assistantes. Je sais déjà ce qu’elle va me demander.
« Et… déglutit-elle. Vous allez l’opérer ?
- Pas maintenant, nous n’avons pas le temps, et il n’y a pas d’urgence. Je veux parler au chirurgien, avant toute décision.
- Elle coûtera combien, l’opération ?
- Là-bas ? Pour les deux, 2500, au bas mot. »
Elle pique du nez sur son clavier tandis que je fuis vers les consultations.

Plus tard dans la matinée, avec sa collègue Francesca nous nous battons avec le bien nommé « Gros Matou » pour lui déboucher le nez à coup de seringues d’eau salée, elle me parle de Mme Tolzac, encore, alors qu’elle signait les papiers, hier. Je lui réexplique la peur du traumatisme et de l’abandon.
« Il y avait aussi l’amputation, me glisse-elle entre deux coups de griffes esquivés. J’ai vraiment cru qu’à la dernière minute, elle n’allait pas signer. Elle n’arrivait pas à imaginer un chien heureux sur trois pattes. Elle ne vous croyait pas, alors lui ai montré les vidéos de Gluon. »
Gluon... Gluon appartient à des amis de Francesca. Gluon est un énorme rottweiler. 50kg, et pas de gras. Âgé de trois ans, nous l’avons amputé d’un antérieur il y a à peine un mois : un ostéosarcome ou une autre saloperie du même genre attaquait son avant bras. Le genre de cancer qui ronge l’os jusqu’à le briser, et qui se permet souvent de métastaser. Agressif, douloureux, sans traitement décent. Son maître aussi avait beaucoup hésité, et pensé à l’euthanasier. C’est son amour pour son chien qui l’avait décidé. Laisser sa chance à la vie. Aujourd’hui Gluon court partout alors que son moignon est à peine cicatrisé. Il gueule sur les voitures, course les poules et ne laisse aucun répit aux chats qui le contemplent d’un air méprisant, depuis les branches du cerisier.
« Alors, c’est vrai ? » avait commenté Mme Tolzac, avant de signer.
Elle butait donc encore sur l’amputation, et pas seulement sur l’abandon. Je n’avais pas su lui laisser me le dire. Mais qu’est-ce que j’aime mes ASV !
Par contre si les propriétaires de chats pouvaient comprendre qu’il est facile d’éviter les lavages de nez de ces boules de griffes et de dents, matin, midi et soir voire plus encore. Le dernier est resté quinze jours ! Quinze jours à lui rincer les narines à l’eau salée, à aspirer au mouche-bébé des morves insensées, à le perfuser, à le stimuler pour manger. Un chat qui ne sent pas ne mange pas. Alors qu’il suffit de le vacciner !
« Mais il ne sort pas !
- Mais les virus entrent ! »

Quatrième jour

« Bon, pour le coude, tu as un salter sur l’interne, et une fracture de la branche montante externe. Des broches d’un côté, une plaque vissée de l’autre. Facile. Pour ta question sur le bassin, oui, il vaudrait mieux opérer. Franchement, ce que j’ai appris, c’est que si l’écart est de plus de 50 %, il faut opérer. Et là, sur ta radio, il y a 100 %. »
100 % de quoi ? Il est 9h et Julien m’appelle enfin. Il me parle du bassin et de la disjonction. Ça doit être l’écart entre le sacrum et l’ilium comparé à l’épaisseur de l’ilium. Je ne lui demande pas : dans le fond, je m’en fous, c’est son travail, pas le mien.
« Et puis, il y a une fracture de l’autre ilium, aussi, ça mérite deux vis, à condition qu’on soit loin de l’acétabulum. Sinon ce sera plus compliqué. »
Mais c’est loin de l’acétabulum, je l’ai vue cette fracture, j’ai décidé de la mépriser. Il faut que je cesse de m’occuper de ce chiot, je ne veux pas voir ce qui complique mon projet de le sauver.
« Je peux opérer le coude demain, c’est le plus urgent. Le bassin, lundi. On le garderait jusque mardi, ton chiot, » rigole-t-il à moitié.
Ce n’est pas mon chiot. Mais là, objectivement, j’ai sa vie et son destin entre les mains. Et un chaton à vacciner, j’ai déjà 20 minutes de retard, alors que la journée n’est pas vraiment commencée.

Une heure plus tard, c’est la patronne de Vincent qui m’appelle sur mon téléphone perso. Une des big boss de la grosse clinique. Je ne l’attendais pas, mais ça tombe bien, j’ai le temps de décrocher :
« Bonjour Sylvain, je sors de la réunion des associés, on a parlé de ton chiot.
- C’est pas vraiment mon chiot, tu sais, on va la faire adopter, bredouillé-je
- Ouais, peu importe, Julien te l’opèrera pour le prix du matériel et des consommables. Vise dans les 1000, 1200€, il te dira. Pour le coude et le bassin. »
Ce n’est pas souvent que je leur demande une faveur, à ces confrères et consœurs. Là, je n’en ai même pas eu le temps. En général, je leur demande de bien vouloir accepter un client en qui j’ai confiance, mais qui mettra forcément très longtemps à payer. Alors encore une fois dans cette histoire, j’ai les larmes qui montent aux yeux et la gorge nouée. Il va falloir très vite se décider. En plus, dans clinique, ça se remet à crier :
« Sylvain, il y a un vêlage chez monsieur Lhers ! Le GAEC de l’Hers, pas Benoît Lhers. Un siège sur une première ! » appelle Élodie depuis l’accueil.
Je raccroche sur un remerciement « je suis désolé, je file, un vêlage, merci encore ». J’adore cette consœur : elle m’admire parce que je persiste à soigner tout type d’animaux. Je l’admire parce qu’elle est tout simplement la plus brillante vétérinaire que j’ai jamais rencontré. Celle à qui j’ai confié mon chien lorsque j’ai été complètement dépassé.

Dans ma voiture, je ne cesse d’y repenser. A ça, au siège que je vais devoir réduire, aux prophylaxies bovines qui commencent, à ce client mécontent à qui je dois écrire, trouver les mots pour apaiser, aux entretiens individuels des salariés. Je n’ai plus rien pour me distraire, l’autoradio est cassé. 250000 bornes, l’électronique commence à lâcher.
Bien sûr, il y a notre caisse de solidarité. Essentiellement alimentée par une cliente pourtant peu fortunée, qui nous demande de consacrer cet argent aux soins aux animaux défavorisés. De petites sommes offertes par-ci, par-là, mais qui à force de s’accumuler, pourraient bien représenter la moitié de l’argent demandé. Cela fait longtemps que nous ne l’avons pas mobilisée. Il y a déjà quelques années, lorsque cette caisse a été créée, nous avions décidé que nous offririons autant que nous y prendrions, pour les soins que nous réaliserions nous-même. La dernière fois, c’était pour un chat fracassé. Cette fois, la patte ne pouvait vraiment pas être sauvée, alors nous l’avions amputée. Encore une amputation. C’était il y a un an. Rusty (ses propriétaires sont anglais) continue de chasser et de se promener. Un jour, il se fera vraiment écraser. Mais pas ici : avec le Brexit, il sont repartis. A Londres.

L’après-midi, entre deux tiroirs, tandis que je vérifie les stocks d’anesthésiques et de sondes endotrachéales, Élodie demande à me parler. Sa voix est un peu cassée. Je devine le sujet. Élodie est ici depuis bien plus longtemps que moi. C’est la première ASV, le membre le plus ancien de notre équipe, même si elle n’est pas la plus âgée. Elle m’a vu, blanc-bec en tongs et bermuda, postuler pour ce contrat « d’une année ». Je me souviens m’être dit que je devais avoir l’air un peu con, alors qu’elle me souriait derrière son bureau. A l’époque, il n’y avait qu’une seule assistante, elle ne bossait pas le samedi, ni le soir après 17h, on inventait le métier d’ASV et je ne suis même pas sûr que leur formation existait déjà. Elle recopiait les factures à la main, classait les fiches papiers et tenait la comptabilité. L'année dernière, nous avons retrouvé quelques duplicatas, avec son écriture très soignée. Une césarienne facturée au GAEC de l’Hers. Après avoir converti les francs, nous avions même calculé son prix à euro constant, pour constater que nos tarifs avaient baissé...
Je ne suis pas sûr d’avoir déjà entendu sa voix se casser, ni de l’avoir jamais vue essuyer ses larmes. Un geste discret. Elle ferme la porte, se concentre sur les serviettes qu’elle est en train de plier. Je la laisse parler.
« J’ai parlé de Rascal à Bruno ». Son mari. « Tu sais, Rascal, c’est le chien dont il a toujours rêvé, celui qu’il veut prendre pour sa retraite. Un berger allemand. Il m’a dit : mais un chiot de trois mois, enfin, on ne peut pas l’euthanasier ! On ne peut pas l’amputer ! On va l’adopter ! » Imite-t-elle sans reprendre son souffle, tandis que je la regarde dans un demi-sourire dissimulé par mon masque.
« Tu n’es pas encore à la retraite, Bruno, je lui ai dit. Tu crois que tu auras le temps, pour un chien comme ça ? Tu ne pourras pas le laisser au chenil avec les courants ! Mais Sylvain : on n’a pas l’argent. On peut peut-être mettre 1000€, pas 2500.
- J’ai entendu ta question, hier. Le chirurgien peut l’opérer demain. Les associés nous font leur tarif maison. 1000€. Peut-être 1200. On va sortir l’argent de la caisse de solidarité. 500. Mme Tolzac paie tous les soins jusqu’au moment de l’abandon. Nous t’offrons le post-op. Les pansements, les radios, les médicaments. »

Et c’est Francesca qui m’interpelle alors que je passe du chenil au labo avec un seringue de sang dans les mains :
« Sylvain, je remplacerai Élodie demain, pour qu’elle puisse amener Rascal se faire opérer.
- Pas la peine, j’habite à côté, je l’amènerai ce soir », propose Lucie, une de nos vétérinaires salariées, qui hésite devant les étagères sur l’antibiotique qu’elle va délivrer.

Onzième jour

Rascal est désormais au chaud chez Élodie et Bruno. L’équipe s’est mobilisée pour trouver de grandes chaussettes solitaires plus ou moins trouées afin de protéger son pansement. Je ne l’ai pas revu depuis sa chirurgie. Je continue à courir et à rebondir, d’une euthanasie à un vaccin, d’une chirurgie de chien de chasse éventré à une visite sanitaire bovine, du planning 2023 des ASV à un cas de médecine compliqué. Pour quelques semaines encore, j’ai une ancre à laquelle me raccrocher, un chiot qui cicatrise patiemment dans une maison bien chauffée. Qui va être tellement couvé que je me demande s’il sera bien éduqué.

Il faut que j’envoie la facture à Mme Tolzac. Je ne sais plus si elle m’a dit qu’elle voulait des nouvelles, ou si elle préférait ne rien savoir. Tout couper. Je pense écrire quelques mots dans une enveloppe scellée, qui accompagnerait la facture. Elle l’ouvrira. Ou pas. Je me dis que toute cette énergie, tout cet argent auraient pu être mobilisés par elle et pour elle. Mais elle a choisi l’euthanasie. Cela lui a-t-il ôté tout droit de savoir et de décider ? Au fond de moi, je pense que oui. Mais au fond de moi, je sais aussi à quel point nos décisions sont le fruit de nos histoires de vie. Je peux comprendre qu’elle se soit sentie dépassée, qu’au-delà des questions d’argent, elle n’ait pas pu imaginer gérer tout ce que cette prise en charge impliquait. Toute l’incertitude, aussi, qui accompagne à chaque instant chacune de nos prises de décisions. Nous sommes des soignants, nous savons que nous ne savons jamais vraiment, que nous ne pouvons jamais dire « à 100 %, voilà ce qui va se passer ». J’aimerais pouvoir l’apaiser, j’aimerais qu’elle sache que ce chiot qui a traversé sa vie est heureux et en bonne santé, parce que, aussi, elle a eu le courage de nous faire confiance et de nous l’abandonner. Trouver des mots, pour délivrer. Je n’ai ni colère, ni rancœur, mais beaucoup de tristesse, heureusement tempérée par le bonheur d’avoir sauvé Rascal.

Chère Mme Tolzac,

Je ne me rappelle plus si vous souhaitiez ou pas avoir des nouvelles de Rascal, d’où cette enveloppe scellée. Votre chiot a été adopté, dans une famille dont je peux vous garantir qu’elle lui offrira du temps, de l’amour et une belle vie de chien. Les chirurgies se sont bien passées. Rascal est encore en train de récupérer, il lui faudra plusieurs semaines de repos et de soins attentifs pour redevenir autonome.
Je tiens à vous remercier pour votre confiance.
Je vous l’ai déjà dit, mais je souhaite vous le répéter : je peux imaginer à quel point tout ceci a été difficile pour vous, et, si cela peut apaiser votre sentiment de culpabilité, je veux vous dire, en tant que vétérinaire, que je n’ai sincèrement rien à vous reprocher, je n’ai jamais douté de votre envie de bien faire, d’éviter à Rascal de souffrir, alors même que les mauvaises nouvelles et les incertitudes s’accumulaient. J’ai peine à imaginer la violence que vous avez traversée.
Vous nous avez permis de sauver Rascal.
Merci.

Bien sincèrement,
Dr Sylvain Balteau

samedi 12 septembre 2015

Second avis

Mme Lauze est venue pour un second avis.

Avec son bouledogue au bout de sa laisse, souriante, inquiète. Attentive. Je l'invite à entrer, me demandant comment me situer. Je suis, moi aussi, souriant, inquiet, et attentif. Vient-elle parce que l'autre est un con, parce qu'il lui a donné une mauvaise nouvelle, parce qu'il l'a prise pour une conne, parce qu'elle n'a rien compris ? Ou juste parce qu'elle ne lui fait pas confiance ? S'est-il trompé, serai-je d'accord avec lui, saurai-je avant de me prononcer, ce qu'il lui a expliqué ? Va-t-elle chercher à me piéger ? Ou veut-elle juste se rassurer ?

J'examine Marty - le bouledogue - en discutant. Je n'ai bien sûr jamais vu ce chien, ni cette dame, et l'exercice suppose que je ne les reverrai jamais. Alors, nous faisons connaissance, quelques banalités, et tout de suite, elle m'explique : le diagnostic, et la prise en charge proposée par le confrère, qui implique une chirurgie. La dernière anesthésie générale sur ce chien s'est plutôt mal passée. Elle espère donc qu'il a tort, qu'il y a moyen d'éviter le bloc. Elle parle vite, mais elle est précise. Il y a une vraie urgence dans son maintien, mais elle se détend. Est-ce parce que je viens de lui demander de m'expliquer précisément ce qu'elle attendait de moi sans commenter ou juger les motivations de cette seconde consultation ? Ou est-ce simplement parce que son chien est à l'aise sur la table de consultation, content d'être papouillé et ausculté ? Et puis d'ailleurs, est-ce que les clients se demandent ce que le vétérinaire va penser d'eux, lorsqu'ils viennent ainsi remettre en doute les compétences d'un confrère ?

La boufiole suspecte, sujet de la chirurgie proposée, ne prête pas vraiment à discussion. Oui, il faut l'enlever, même si Marty n'est vraiment plus très jeune, même s'il est un peu cardiaque, un peu insuffisant respiratoire, un peu mal foutu de partout, en fait, sous le poil ras de sa robe grise. On ne nait pas bouledogue sans devoir faire de lourdes concessions à la physiologie normale de l'espèce canine.

Madame Lauze interroge, s'inquiète et se rassure en constatant que mon avis et celui de mon confrère convergent. Marty, lui, corne, ronfle et s'étouffe joyeusement dans mes bras, où il vient d'aterrir en échouant dans sa tentative de suicide par chute fatale depuis une table de consultation.

Le bât blesse un peu lorsque que je lui précise que si je devais l'anesthésier, je préférerais qu'échographie d'abord son coeur, pour mieux comprendre le souffle entendu. Pour, à plus long terme, accompagner au mieux son vieillissement. A dire vrai, OK, je n'hésiterai pas trop à l'anesthésier sans cet examen. Mais puisqu'il serait très pertinent de le faire, autant le faire avant de l'endormir, non ?

Sauf que...
Sauf que, m'explique-t-elle, le rendez-vous chirurgical avec mon confrère du premier avis est déjà pris. Pour demain. Et que je ne sais pas faire une échocardiographie. Cet examen ne pourra pas être fait pour le lendemain. Elle ne veut pas annuler.
Et elle ne peut pas repousser, pas sans expliquer à son vétérinaire pourquoi, or elle ne veut pas lui annoncer qu'elle a demandé un second avis. Ne risquerait-il pas de penser qu'elle ne lui fait pas confiance ? Lui, qui, m'explique-t-elle maintenant, est, en plus, un ami ?

Elle se sent coincée. Alors, elle me demande : et si je l'opérais, sans rien dire ? Elle n'y croit pas, ça se voit, mais l'idée lui a traversé l'esprit. Je souris : hors de question. Et puis, de toute façon, il faudrait voir à ne pas le prendre pour un con : ça risque de se voir, que la masse cutanée n'est plus là.

Elle est entrée dans ma salle de consultation en s'inquiétant pour son chien, et pour l'anesthésie. Elle la quitte inquiète pour elle, et pour son ami. Et pour ça, aussi, elle me demande mon avis ?

J'en fais souvent, des « consultations de second avis ». Je suppose que'un certain nombre de mes propres clients vont chercher d'autres réponses, ou d'autres questions. Ca me convient : je ne suis pas susceptible, et je ne suis pas omniscient ou omnicompétent. Il est naturel de chercher à confirmer ou infirmer un diagnostic, un pronostic, ou une proposition de traitement. Même si, bien sûr, dans ces circonstances, je peux ressentir un pincement, un défi ou parfois, même, un petit sentiment de trahison. Personne n'aime être remis en question. Surtout quand on joue aux devinettes avec un diagnostic et que l'on sait bien que l'on pourrait avoir tort. Que le client pourrait avoir mal compris, et raconter n'importe quoi au confrère. Que le confrère pourrait être indélicat, ou pire, incompétent. Que…

Je lui souris, et je lui dis : moi, ça me vexerait, un peu, oui. Mais je comprendrais. Et puis, hé, j'avancerais. A vous de gérer.

mercredi 19 octobre 2011

L'injustice, la Bonne Parole et le renoncement

Le sentiment d'injustice

Une dame, assez âgée, avait envoyé son mari pour leur vieille chienne à la clinique "parce qu'elle n'allait pas bien". Pyomètre, tumeurs mammaires a priori bénignes, un cœur plutôt bon et des reins corrects. Un de mes confrères - qui travaille avec moi - avait reçu le monsieur, posé le diagnostic, affiné le pronostic, proposé la chirurgie, avec ses limites et ses risques, établi un devis, puis donné le rendez-vous, après consentement du monsieur.
La dame avait rappelé le soir même, incendié une ASV, et annulé le rendez-vous. Nous nous en étions rendu compte le lendemain, et puis nous étions passé à autre chose.
Une semaine plus tard, la dame rappelait en demandant que je vienne (personnellement) euthanasier la chienne, à son domicile. J'y suis allé, et j'ai découvert la consultation de mon confrère, sur lequel la dame s'est répandue en critiques méchantes, sur un mode "il ne fait pas attention aux animaux, lui, il ne pense qu'à l'argent, lui..."
Moi, je suis un saint, apparemment.
Et la dame de me plaindre d'être "obligé de travailler avec un type comme ça parce qu'on ne trouve pas facilement des vétérinaires en zone rurale, de nos jours". Je pouvais bien argumenter, expliquer, et défendre mon confrère, non, j'étais tellement gentil que je ne voyais pas avec qui je travaillais. Et la dame - qui n'avait pas vu mon confrère en consultation, elle - de m'expliquer que tout son quartier, et même son médecin, étaient bien d'accord : on n'opère pas une chienne aussi âgée. D'ailleurs "la preuve, vous avez vu comment elle est, aujourd'hui ?" Son mari, qui avait amené la chienne en consultation, se réfugiait dans un silence malheureux.
Je lui ai dit que si, on l'avait opérée, elle serait sans doute sur ses pattes. Que oui, elle était vieille, arthrosique, et malade, mais qu'un pyomètre, si les reins étaient bons, cela valait toujours le coup d'opérer. Elle ne s'est pas offusquée, et pourtant j'ai parlé assez crûment, mais sans méchanceté. Elle a pensé que je voulais juste défendre mon collègue.
Il l'a très mal vécu.

A chaque fois, je ne peux m'empêcher de conclure par un "tout ça, pour ça ?". S'impliquer, expliquer, s'investir, décortiquer, nuancer, pour finir victime de ragots et commérages, se faire poignarder dans le dos par le coiffeur (on a l'habitude...), le voisin-qui-a-toujours-eu-des-chiens, le médecin-qui-s'en-fout-et-qui-ne-va-pas-se-fâcher-avec-sa-patiente-parce-que-bon-il-a-d'autres-problèmes-à-gérer, ou par un confrère qui s'en fout tout autant, qui ne sait peut-être même pas que la dame a déjà consulté ailleurs, ou qui a juste manqué les règles élémentaires de l'élégance... Bon, quand on a tort, ça fait mal où on appuie, mais c'est le "jeu". Quand on a raison, cela dit... c'est le genre de douleur lancinante qui empêche de dormir, qui travaille au réveil, et qui assombrit une journée.

Évidemment, il y a une série de clients qui sont à côté de la plaque parce qu'ils sont en deuil, bouleversés, bref : pas dans leur état normal. Avec eux, pas de frustration. Nous perdons parfois des clients sur ce genre de situations, et c'est normal. Il y a aussi ceux que nous mettrons, à tort ou à raison, dans la catégorie des "cons". Le beauf prétentieux qui se fâche parce qu'on soigne son Maine Coon comme un chat de gouttière, ou celui qui ne veut pas des explications, mais de l'action, puis qui se plaint parce que c'est compliqué.

La dame dont je parle ci-dessus avait, je le sais, de nombreux autres problèmes à gérer (des vrais, des sérieux), pensait que nous allions euthanasier sa chienne, et a du avoir du mal à accepter que nous proposions un traitement. Dans sa tête, le film était déjà tourné. Alors, parce que c'est le plus simple, elle a raconté le film à sa façon à ceux qui l'approuveraient, notamment parce qu'elle avait des problèmes bien plus graves à gérer. Je le sais, mon confrère le savait, mais n'empêche.

Il y a ceux qui nous font tomber les bras par terre au milieu d'une performance diagnostique. Un jour, j'ai eu un magnifique : "En Hollande, les vétérinaires, quand ils ne savent pas, ils font des antibiotiques et de la cortisone longue action, faites ça." Le type était dentiste à la retraite, en plus.

La vraie blessure vient plutôt de ces clients qui nous écoutent, qui sont attentifs, et qui interprètent mal nos motivations ou notre démarche. Et qui du coup se plaignent que l'on ne s'occupe pas "bien" de leurs animaux. Qui nous jugent indifférents, incompétents, menteurs, manipulateurs ou que sais-je. Certains ont été jusqu'au courrier à l'Ordre. Rien de méchant, nous étions droits dans nos bottes. Mais ça fait mal.

Être un apôtre de la Bonne Médecine ?

Lorsque nous comparons, avec mes confrères, notre façon de gérer les incohérences de nos patients, leurs demandes de médicaments qui ne servent à rien, leurs auto-diagnostics foireux, leurs idées fausses et leurs préjugés, je me rends à chaque fois compte du gouffre qui sépare notre façon de gérer. Et quand je constate que je suis souvent le plus jeune du lot, je me dis que c'est une question de génération, ou l'installation d'une tranquille lassitude chez les plus âgés. Et puis, parfois, je tombe sur un confrère ou une consœur plus jeune, qui, elle aussi, laisse aller. Est-ce une forme de renoncement ? Et... est-ce important ? Est-ce que je suis un chiant de donneur de leçons ? Et si oui, ce qui est sans doute le cas, est-ce que c'est grave ?

Notez bien que je ne dis pas que les vétérinaires n'ont pas, eux aussi, des habitudes à la con, des préjugés, des archaïsmes, des incohérences. Je parle de ma boutique, et de ce qui s'y passe, ainsi que des discussions que j'ai avec des confrères et consœurs. Je ne suis pas là pour juger le boulot des autres.

J'essaie de ne jamais laisser passer une ânerie. Je n'y passe pas l'après-midi. J'ai d'autres consultations à faire, d'autres enjeux plus importants, je peux admettre qu'on ne veuille pas m'écouter ou me croire - je sais la force des préjugés, des habitudes, de ces "certitudes" confirmées par l'expérience personnelle (en tout cas quand cette expérience va dans le bon sens). Mais je vis très difficilement ce sentiment d'injustice qui accompagne la mauvaise perception de mes motivations, de mes actes, de mes choix. Ou de la médecine, au sens large du terme. C'est le genre de trucs qui me pousserait à ouvrir un blog, tiens, juste pour... me justifier ?

Ou même justifier la pertinence de mon travail.

Il y a les situations "tarte à la crème". Pour être heureuse, une chienne/chatte doit avoir fait des bébés. Si on le castre, il ne pourra plus chasser. Elle a été saille par un bâtard, elle ne pourra plus jamais faire des chiots de pure race. Il faut qu'elle ait deux portées pour ne pas avoir de tumeurs mammaires. ce genre de conneries, je ne peux pas laisser passer. Ce sont des cas évidents, où le risque pour l'animal est réel en raison des préjugés. Alors j'explique, j'argumente, je démontre, par l'absurde s'il le faut, avec des exemples, toutes la dialectique qui me permettra de convaincre. Je suis bon à ce jeu là. Et si on ne m'écoute pas, au moins, j'aurais la conscience tranquille, celle d'avoir satisfait à mon devoir de conseil.

Anthropomorphisme, vieilles idées reçues, mauvaises interprétations. Parfois, sur ces sujets, ma blouse blanche me dessert, je serais plus convaincant si j'étais juste un individu lambda ! Alors, souvent, je triche, je mens, raconte une anecdote improvisée sur mes animaux, pour montrer que, moi aussi, j'ai constaté ce problème, ou ce petit machin qui n'est même pas un problème, et que je sais donc de quoi je parle. Et ça passe beaucoup mieux que les explications, même claires et pédagogiques, sur les faits, l'état des connaissances ou les biais de raisonnement.

Et puis il y a les cas plus anecdotiques, raisonnements tronqués, biaisés, interprétations erronées de la cause d'une maladie, parfois amusants, parfois navrants. Mais pas dangereux. En général, je corrige, mais sans insister. Si je vois que me mettre à dos le propriétaire de l'animal risque de faire échouer mon traitement, je reste discret, tourne autour du pot, suggère une autre étiologie, explique les autres possibilités sans discréditer les hypothèses du maître. Faire sentir aux gens qu'ils ont tort n'est pas toujours le meilleur service à rendre à leur compagnon. En général, je note sur la fiche l'interprétation du propriétaire de l'animal, pour en tenir compte dans le suivi du cas ou pour y revenir, à l'occasion lors d'une consultation qui n'aura rien à voir. Mériter et gagner la confiance des gens avant de heurter leurs convictions.

Renoncement

Comme celles concernant les gouttes ou les granules homéopathiques qu'ils ont rajouté au traitement. Là, je renonce. Sauf s'ils arrêtent ce que moi, j'ai prescris. J'ai testé plusieurs fois. Expliquer par A+B pourquoi ça ne marche pas, c'est le meilleur moyen de passer pour un incompétent (!). Et ce n'est un service à rendre ni à l'animal... ni à mon portefeuille ! Je ne suis pas un héros. Mais alors, si je renonce là dessus, est-ce que je vais finir par renoncer sur toutes les théories du complot, toutes ces interprétations foireuses et ces raisonnements absurdes ?

En fait, pour certains, j'ai renoncé : je ne les reçois plus en consultation, je les laisse à un de mes confrères qui s'est fait une spécialité, pour ces personnages, du "oui, oui" concerné et indifférent.

Le souci, c'est que ce genre de "oui, oui" discrètement sarcastique est déjà, en soi, un encouragement. Et qu'il peut parfois être très franc, ce qui est un excellent coup de poignard porté dans le dos de ceux qui espèrent faire passer un message. Alors tant qu'il s'agit de ceux qui travaillent dans ma clinique, nous prenons garde à prévenir les incohérences. Notamment, comme je le disais, en indiquant dans les fiches les interprétations des clients. Marrantes, ou pas marrantes.

Ce sentiment d'injustice qui vient souvent noircir ce boulot pourtant tellement lumineux, finalement, s'exacerbe lorsque j'ai la conviction que mentir, ou simplement laisser tomber me faciliterait énormément la vie. Lorsque j'ai l'impression que les gens me prendraient, du coup, pour un meilleur vétérinaire.

Mais là, même s'ils sont rayonnants, le moins que l'on puisse dire, c'est que je ne suis pas fier.

Alors je sais que je ne vais pas, comme ça, du jour au lendemain, tout laisser tomber et renoncer. Je sais aussi que je ne serai pas toujours un héros, que je ne prêcherai pas tous les jours la bonne parole - c'est déjà le cas. Je sais que la grande majorité de mes confrères est comme moi. J'aligne les poncifs, mais cette souffrance est réelle.

Surtout lorsque l'on prend conscience que l'on est le seul à savoir que l'on se tient droit dans ses bottes.

PS : ce billet qui part un peu dans toutes les directions est le fruit de mes propres interrogations et réactions à la lecture des billets de Borée et Martin Winckler. Prenez-le pour ce qu'il est : une étape dans ma façon d'appréhender mon travail.

samedi 18 décembre 2010

Au fil de l'eau...

... au fil des mots...

Les journées et les nuits s'enchaînent avec une fluide et trompeuse facilité, mais elles me laissent une étrange sensation de temps enfui. Pour la première fois, des ébauches de billets s'accumulent sur dotclear. Pas la tête à écrire. Pas la tête à réfléchir, je me laisse juste porter, balloté de cas tout bête en cas de merde, de petites joies en belles réussites ou en échecs.
Un chat qui sert de corde à nœuds à deux chiens. Hémorragie thoracique, décès en deux jours.
Une chienne de chasse qui se fait juste disséquer un muscle intercostal par une défense de sanglier, sans pneumothorax. Petit chantier là où je craignais un gros boulot.
Une anémie hémolytique des familles, qui vient tester mon dernier protocole immunomodulateur.
Un stagiaire de troisième qui n'imaginait pas qu'il y aurait des choses aussi tristes que des agneaux morts-nés ou l'euthanasie d'une vieille jument. Qui ne pensait pas non plus qu'un "grand" pouvait s'arrêter sur la route pour ramasser une grive en état de choc. Des fois que ça compenserait ?
Il n'imaginait d'ailleurs pas non plus le nombre de papiers que je peux remplir en une semaine. Surtout une semaine avec deux après-midi à faire des visites sanitaires bovines, un genre de questionnaire assez con, surtout chez les éleveurs à deux-trois vaches (pour les "vrais", encore, ça peut ouvrir des pistes de discussion).
J'apprécie beaucoup les conversations avec lui. Il a quoi, 14-15 ans ? Il est un peu en retrait, mais attentif. Branché. Je dois faire bien attention à ne pas oublier son âge, à préparer et débriefer. On ne sort pas indemne d'une première rencontre avec la mort toute nue, d'avec la douleur des gens.
De la prophylaxie, tranquille pépère, cerveau débranché, éviter les coups de pieds - prise de sang, tuberculine, puis vaccin. Routine, routine, confortable routine.
Une césarienne, un p'tit veau dans sa stabu, une perfusion ou deux, un cheval boiteux.
De la compta.
Du givre, de la flotte. Ne jamais oublier mon bonnet.
Ne pas oublier non plus que c'est une mauvaise idée d'aller râper des dents de chevaux quand il fait -2°C. Les entailles sur les mains et l'eau glacée, dur dur.
Tiens, une belle tentative d'arnaque. Je lui offrirai un billet. Des fois que ça puisse servir, ou faire sourire.
Le flot des consultations ne s'interrompt pas, des clients râlent : "oui, mais c'est vous que je veux voir." Je ne peux pas être partout.
Une bête consultation vaccinale, je détecte une masse abdominale, à explorer. Inquiétant. Je parie un hémangiome, une tumeur de la rate. Prise à temps, ce n'est pas méchant, comme le dit la pub.
Piro, piro et piro. Pour changer.
Ah et sinon, monsieur, oui, contre la leptospirose, votre chien aurait pu être vacciné. Il s'en serait très probablement sorti.
Pas comme cette IRC. Fin de règne. Fin de vie.
Belle polyarthrite auto-immune, je suis tout fier, j'ai trouvé une cellule de Hargrave. Beau diagnostic, docteur. J'en parle à tout le monde à la clinique, je suis tout content, et en plus, le chien va super bien. Auto-congratulation.
Je suis tout aussi content d'avoir sorti un pseudo-pit' de sa catégorie. Hop, plus de muselière ! J't'en foutrais du chien méchant.
Touiller du caca d'un effectif de chiens, diarrhée mucoïde un peu étonnante. La coproscopie : un art, un sacerdoce.
Brasser de la pisse, de la merde et du vomi. Pas étonnant que ma femme me demande de virer toutes les saloperies non identifiables et bizarrement macérées qui s'accumulent sur la bonde de l'évier. J'ai l'habitude, je suis vétérinaire.
Belle radio d'un thorax de chat avec de très moches métastases de tumeurs mammaires. Elle n'en a sans doute plus pour très longtemps. Sa propriétaire va s'enfoncer un peu plus dans sa déprime. Les curieux en apprendront plus ici et , et la verront .
Un couple d'anglais m'amène un chat à castrer. Ils aiment la sonorité du mot "châtrer". Étonnante conversation.
Et puis il y a ces souvenirs qui n'arrivent pas à devenir des billets, douleurs à mûrir, à accoucher avant de publier.
L'oreiller, le réveil.
Heureusement, il y a la splendeur des collines givrées, des couchers et levers de soleil d'hiver, toutes les boules de poils et les sourires, des clients, des ASV, des simples passants.

mercredi 1 décembre 2010

Le cas de merde

Le cas de merde frappe sans prévenir.

Le cas de merde arrive en urgence, au détour d'une consultation banale, voire d'une simple visite vaccinale.

Le cas de merde est un compagnon familier, je le surnomme affectueusement le CDM. Mes collègues, au boulot, parlent plutôt de CPF : le Cas Pour Fourrure. Ils me les balancent tous dans les jambes, car je passe pour le House maison. Je me trouve pourtant plus d'affinités avec Cameron. En moins sexy sans doute.

Le cas de merde est complexe. Son diagnostic différentiel est large, il offre de nombreuses hypothèses, à hiérarchiser puis à explorer. Dans un bon cas de merde, les délais de réponse de certaines analyses sont longs, ou les examens sont chers, voire les deux. Et dans un bon cas de merde, quand on a les premiers résultats, ils restent équivoques, et demandent plus d'investigations. Encore mieux : ils offrent une première réponse, on s'engouffre dans l'hypothèse ainsi privilégiée, pour l'abandonner à la lumière d'un autre examen qui révèle les interprétations alternatives possibles pour le premier.

Quand on essaye de vulgariser, d'expliquer simplement un cas de merde au propriétaire du chien, on se retrouve vite à user de comparaisons et de métaphores tellement tarabiscotées qu'on embrouille tout le monde, y compris soi-même.

Le cas de merde idéal est grave, mais parfois, la maladie peut juste être pénible et difficile à prendre en charge (dédicace à la dermatologie), et même pas grave. Du coup, dans ce dernier cas, cela en devient démotivant. Perte d'enjeu, en quelque sorte.

Les cas de merde peuvent s'illustrer sur des grands tableaux blancs plein de flèches et d'hypothèses rayées ou rajoutées. Mes confrères les regardent toujours d'un air effrayé.

Le cas de merde est meilleur s'il est cher : il le sera toujours s'il demande de nombreux examens et une hospitalisation (le temps de comprendre, ou de protéger l'animal avec un perfusion par exemple en attendant de savoir). C'est encore pire s'il se termine par une chirurgie, surtout si c'est une laparotomie exploratrice (quand on ouvre le ventre juste pour voir ce qui se passe dedans). Parfois, le cas de merde coûte une fortune, prend du temps et s'achève par un diagnostic de trouble bénin. Tant mieux pour le chien, mais le propriétaire voit souvent ce genre de conclusion d'un mauvais œil.

Quand un cas passe du statut de simple cas à celui de cas de merde, il faut l'expliquer au maître de l'animal, et là, les choses se gâtent. Les gens admettent bien que la maladie de leur animal puisse être compliquée, mais pas que l'on ne trouve pas ce qu'il a, surtout si on l'a gardé hospitalisé 24 heures, le temps de l'observer et de mettre les choses à plat.

Il est horrible d'expliquer un diagnostic différentiel à un client. D'abord, c'est long et fastidieux, et la démarche n'est pas intuitive pour ceux qui ne pratiquent pas le raisonnement diagnostique. En général, les gens s'arrêtent sur un point, et bloquent dessus. Ils finissent par admettre la hiérarchisation des examens et des déductions, mais ont du mal à saisir l'interpénétration des choix liés à la pure logique médicale, de ceux liés à la faisabilité des examens, et de ceux liés à leur coût ; nous aussi, parfois, parce que les gens sont rarement clairs dans l'expression de ce qu'ils désirent pour leur animal (en dehors du fait "qu'il ne souffre pas, docteur").

Le propriétaire du cas de merde peut être extrêmement pénible, désagréable, voire franchement con. Il peut aussi être adorable, ne me faite pas dire ce que je n'ai pas dit. Dans cette dernière éventualité, les cas de merde sont beaucoup moins stressants. Parfois, c'est l'animal lui-même qui compliqué sérieusement le cas de merde : allez passer des heures à soigner un chien qui essaye de vous mordre, un chat sauvage, ou un animal qui déverse en permanence des fluides fétides, purulents, répugnants. Un vrai sacerdoce.

Pour que le cas de merde devienne encore pire, il est idéal que les propriétaires aillent se mêler de la démarche en farfouillant sur le net, en contactant un deuxième véto voire en embarquant l'animal chez un confrère, de préférence avec des résultats partiels et aucun élément de la démarche diagnostique en cours.

Une variante de ce dernier point me désespère : quand on commence à me parler d'homéopathie, de fleurs de Bach ou d'autres "médecines alternatives". Ne me mettez pas ces choses au milieu de mon œuvre. Ou démerdez-vous sans moi. Those damned bastards put midichlorians into the pure sanctity of the Force. Ou un truc comme ça.

Le top, c'est quand un médecin pour humains se mêle de mon cas de merde. En me prenant de haut, en balançant un diagnostic ou un commentaire lapidaire, et en mettant la vie de l'animal en danger. Dédicace aux endocrinologues (ou apprentis endocrinos) qui confondent diabète sucré du chien et diabète sucré de l'humain.

Le cas de merde se déplace parfois en bande. Pour moi, un cas de merde par semaine est une fréquence bien suffisante. C'est l'enfer quand j'en ai trois ou quatre en même temps. J'en perd le sommeil.

Le cas de merde est la quintessence du cas complexe, lourd, nuancé, difficile à expliquer, cher et de mauvais pronostic.

Quand le cas de merde s'en sort, je suis un héros. Au moins pour moi-même. Parfois, ou souvent, les propriétaires des animaux ne réalisent pas. Pas grave.

Quand le cas de merde meurt, je suis parfois un héros, parfois un incapable qui se permet de sortir une grosse facture en plus. Moi, en général, je suis fracassé.

En fait, un cas de merde, c'est comme un cas intéressant, mais avec l'empathie et l'investissement émotionnel en plus.

dimanche 28 mars 2010

La mort des petits vieux

Les petits vieux ne meurent jamais tranquillement dans leur panier. C'est un mensonge. Un doux rêve que caressent leurs propriétaires lorsque viennent les vieux jours, les premières alertes, les frémissement du taux de créatinine ou la baisse de la densité urinaire. Selon leur espèce et leur race, les vieux ont entre huit et dix-huit ans. Huit ans pour les grands chiens - papy leonberg et ses 70kg - ou dix-huit ans pour les chats et les chiens à grande longévité, les caniches, cockers et autres...

Ces petits vieux là, je les suis depuis longtemps. Ils sont lourdement médicalisés (ou pas), ont été vaccinés régulièrement (ou pas). Peu importe : au fil des années, j'ai appris à les connaître, ainsi que leurs maîtres. J'ai vu naître leurs chiots ou chatons, mourir leurs parents, je les ai opéré, grattés, caressés, spéculumés ou radiographiés, je suis entré, un petit peu ou beaucoup, dans leur intimité et celle de leurs maîtres. Le plus souvent, une vraie relation de confiance s'est construite, au gré des petits bobos ou des gros pépins, peu importe.

Certains ont insisté pour que je devienne leur "vétérinaire traitant". Ce n'est pas du tout dans la politique de la maison : nous sommes trois vétérinaires dans notre structure, à peu près interchangeables en ce qui concerne nos compétences, hormis quelques "domaines plus ou moins réservés". Le comportement et l'endocrinologie pour moi (tendance cas de merdes), la chirurgie pour un autre, etc. Mais sans plus. Notre carnet de rendez-vous est donc commun et nous nous appliquons à ne pas "personnaliser la clientèle". C'est beaucoup plus simple pour s'organiser, ça évite la routine et surtout les dérives, les malentendus et, globalement, les ennuis. En plus, ça permet souvent de croiser les points de vue sur certains cas. Évidemment, certains clients n'aiment pas : ils veulent me voir moi, ou un autre, le font clairement comprendre à notre secrétaire et peuvent être franchement désagréables lorsqu'ils ne sont pas satisfaits. Ceux-là, on s'en passe très bien. D'autres sont plutôt déçus, ce qui aurait tendance à nous faire culpabiliser, mais pas longtemps. On gèrera la prochaine fois. Et puis parfois, on laisse faire, et nous nous construisons, peu à peu, une espèce de petit "parc" de clients dédiés, sans forcément en être ravis : ce ne sont pas forcément les plus faciles. Lorsque cela ressemble trop à un piège, nous nous débrouillons pour faire exploser cette routine et passant un client d'un véto à l'autre, quitte à le faire au cours d'une consultation commune. Évidemment, tout ceci demande une rigueur d'enfer sur la tenue des fiches et des dossiers, mais après tout, nous sommes informatisés, autant en profiter.

Le problème, c'est que, véto "personnalisé" ou pas, nous finissons forcément par nous attacher. Certains reviennent à la clinique comme ils rentreraient à la maison, nous connaissons leur nom, celui de leur propriétaire. Lorsque je connais le nom d'un chien, d'un chat, ou pire, que je reconnais la voix de son maître au téléphone, je sais que les choses deviennent dangereuses. Nous entrons là dans le domaine trouble de la relation de confiance établie, fructueuse et constructive, intelligente et destructrice. Celui où il devient de plus en plus difficile de séparer l'empathie de la sympathie.

Relation de confiance, fructueuse, constructive, intelligente, je ne vous surprends sans doute pas. Il paraît évident que l'on fait du bien meilleur travail dans ces conditions. Après tout, si l'on connaît bien l'animal et, plus encore, son maître, on est bien plus à même de lui proposer les soins ou le suivi qu'il souhaite, d'anticiper ses demandes ou d'éviter de chatouiller sa susceptibilité. De savoir amener une intervention coûteuse ou un traitement pénible.

Destructrice, vous pouvez aussi l'imaginer, après tout : Il sera bien plus difficile d'annoncer, dans ce cadre, une pathologie très grave, ou à terme, de pratiquer l'injection létale. Dangereuse aussi parce que la force de l'habitude reste le meilleur moyen de se planter, de ne plus observer objectivement, de modifier ses arbres diagnostiques sans même s'en rendre compte. Le fait de travailler à plusieurs permet de limiter ce dernier écueil, mais... J'ai remarqué dans mes jeunes années, lorsque je remplaçais un véto, que je démultipliais son taux d'euthanasie. L'un d'entre eux avait d'abord été choqué, me livrant, très spontanément, un "mais tu m'as tué toute ma clientèle ?!" après deux semaines de remplacement. Il travaillait seul, toujours seul, et mon regard plus distant, plus clinique, avait été l'occasion de prendre un certain nombre de décisions. Il était sans doute plus facile pour les maîtres de se décider en remettant les choses à plat avec quelqu'un qui avait en main le dossier de leur compagnon, mais qui n'était pas encombré de souvenirs et d'histoires. Euthanasieur itinérant, un métier d'avenir ?

Dans un certain nombre de cas, le fait de s'en remettre à l'analyse d'un étranger "de confiance" (puisque choisi par leur vétérinaire habituel) permettait sans doute aussi d'évacuer une certaine charge de culpabilité, comme si choisir l'euthanasie était une sorte de désaveu des soins attentifs et consciencieux prodigués par leur véto. Comme s'il se serait alors agi de lui signifier son échec, de renier son travail, de l'amener, pourquoi pas, vers un sentiment de culpabilité. Je ne prétends pas que ces clients poussaient aussi loin l'analyse, pas plus que les véto que je remplaçais, ou moi-même. Mais je crois fermement à ces réactions complexes qui ne nécessitent nulle analyse pour se construire, hors de toute conscience, ou sous de faux prétextes.

Dans ma situation actuelle de vétérinaire désormais installé dans ses pantoufles, la mort des petits vieux est celle que je crains le plus. Pas celle de leurs maîtres, qui m'attriste mais suit, hors de mon regard, sa logique naturelle, mais celle de leurs compagnons, car je suis autant celui qui donne la vie que celui qui la retire... après, parfois, l'avoir sauvée. Je ne souhaite pas ici évoquer la difficulté de l'injection ou celle de ces derniers instants, solitaires ou entourés. Nous discutons souvent, le soir à la clinique, parfois autour d'un chien ou d'un chat hospitalisé, de la mort d'un patient. D'une mort à venir : comment cela se passera-t-il ? Résignation, cris, hurlements, colère ou larmes ?

Les plus dangereux sont les plus médicalisés. Cardiaques, sub-insuffisants rénaux, arthrosiques, plus ou moins aveugles, ils vivent leur petit train-train quotidien sur le fil de la seringue, ils ne mourront pas tranquillement dans leur panier, ils décompenseront assez brutalement avant d'agoniser pendant des heures et des jours. Ils ont un, deux, trois, parfois cinq traitements quotidiens ou bi-quotidiens, occupent leurs maîtres - souvent des personnes âgées, qui n'ont plus qu'eux - pendant le plus clair de leur temps. Ils sont parfois l'incarnation d'une sorte de lutte contre l'âge ou la maladie, et l'échec du maître n'est pas envisageable : trop intime, trop violent, il aurait d'inacceptables relents de défaite. Il devient difficile de leur expliquer que l'on ne maîtrise plus grand chose des interactions médicamenteuses à ce stade, qu'il est pourtant compliqué de choisir un médicament à sacrifier sur l'autel des bonnes pratiques. Le risque est pris en toute conscience, les ordonnances s'allongent, piluliers, contrôles, analyses, sans acharnement, mais avec une rigueur parfois obsessionnelle.

Il naît de ces vieilles années un attachement parfois - souvent - trop intense du chien envers son maître, qui lui sacrifie alors ses vacances et ses loisirs, acceptant le fardeau le plus souvent sans remords ni regrets avoués. Le chien ne devient pas une raison de vivre, mais parfois, un motif de lutte. Si les résultats sont au rendez-vous, ils sont souvent très visibles, objectifs et reconnaissables même pour un profane. La réussite de ces traitements ne devient-elle pas alors un facteur d'observance pour toutes ces personnes qui ont oubliées pourquoi elles devaient se soigner ? Peu importe : nous montons sur un piédestal, on nous compare souvent à ces médecins qui eux, n'arrêtent pas de poser des questions, et qui sont tous des tire-au-flanc et des incapables. Il faudrait qu'un jour un médecin me confie les commentaires de ses patients sur leurs vétérinaires. Je suppose que je ne serais pas déçu...

Le véto, ce héros, qui a sauvé Louloute, qui a opéré Pimprenelle de son cancer, qui a trouvé la maladie du cœur, qui a fait une prise de sang, qui l'a ressuscitée le jour où elle allait mourir d'une piro... celui qui l'a envoyé au bon moment chez ce spécialiste, qui a su expliquer. Des actes tantôt très lourds, mais parfois ridiculement anodins et qui se parent malgré tout d'un lustre sans pareil aux yeux de nos clients. Le véto, ce héros sur son podium, qui a toujours débusqué le microbe, détecté la tumeur, tué les puces et vaincu le diabète. Cette aura prend parfois des dimensions disproportionnées, et il semble que nous ne disposions d'aucun levier pour la tempérer : trop modestes ! Il est alors temps de changer de vétérinaire, de faire très attention au cahier de rendez-vous et d'espérer que Minette mourra gentiment dans son panier, ou sous une voiture.

Car forcément, un jour, quelque chose va lâcher. Ou parfois ne pas lâcher.

Milton avait 17 ans. Il traînait, et c'était le moindre mais le plus gênant de ses problème, une grave dermatite allergique aux piqûres de puces. Il était gravement cardiaque, avec de fréquentes complications d'œdèmes du poumon. Sa cataracte le rendait aveugle, les rares crocs qui lui restaient étaient pourris, il était perclus d'arthrose mais restait le soleil de son couple de maîtres âgés d'un peu plus de cinquante ans, et sans enfants. Nous le voyions au moins une fois par semaine, ils faisaient 70km pour venir chez nous, n'arrivaient jamais avant 19h30 vue la distance et étaient prêt à tout pour lui. Ils suivaient scrupuleusement nos prescriptions et nos conseils, attendaient, à chaque complication, l'injection salvatrice, et n'entendaient jamais nos mises en garde et nos réserves. Milton ne pouvait pas mourir.
Le jour où Milton a contracté, malgré son vaccin, une piroplasmose, nous sommes devenus des monstres ; sa pré-insuffisance rénale s'est transformée en crise d'urée, les médicaments étaient tous contre-indiqués, la spirale de la décompensation générale s'entamait. Nous avons proposé l'euthanasie, ils se sont enfuis. Milton est mort chez un confrère après deux jours de perfusion.
Nous nous sommes quittés sous une pluie de mots durs et méchants, avec une facture impayée, qui, suite à une relance, nous a valu une lettre acide et mesquine. Je garde un très mauvais souvenir de cette épisode, car si je n'avais pas une grande affection pour ces clients anxieux et stressants, nous avions consacré énormément d'énergie à leur compagnon et à leurs angoisses. Mais nous savions que cela finirait, forcément, très mal.

Cachou avait quatorze ans. Sa propriétaire reste, à mes yeux, la plus gentille et la plus lucide des mamies à caniche que j'ai jamais rencontré. Guère épargnée par l'existence, elle nous a toujours fait confiance, nous suivant dans nos diagnostics et nos traitements, avec toujours un mot gentil, toujours un cadeau pour Noël, des chocolats, une attention, une petite lettre. nous ne craignions pas, dans son cas, un drame à la Milton. Mais toute la clinique suivait les déboires de Cachou, les larmes de sa maîtresse, ses espoirs - nos espoirs. J'ai euthanasié Cachou chez elle, dans son refuge que je n'avais jamais pénétré, devant sa cheminée. Entouré de son mari handicapé, de ses proches, puis je suis resté pour une étrange veillée, autour d'une tasse de café.

Madame Lampernot nous a envoyé une lettre recommandée avec accusé de réception, destinée au Conseil Régional de l'Ordre afin de dénoncer les souffrances inacceptables infligée à son chien que nous venions de suturer, suite à une bagarre, pour la huitième fois. Mais sans succès en ce qui concernait le sauvetage de son oreille, ce qui avait été très clairement souligné auprès de son mari qui nous avait apporté le chien. Nous n'avions pas grand espoir, mais nous supposions qu'elle aurait préféré un essai, même manqué, à une disgracieuse amputation. Elle n'a pas amené son chien pour le contrôle - alors que les rendez-vous avaient été donnés - le vendredi matin, ni le samedi matin, puis a appelé le dimanche matin pour que nous puissions contrôler, en urgence, le pansement. Ce que mon confrère a refusé, occupé qu'il était à gérer de vraies urgences. La plaie de l'oreille avait mal évolué, il a fallu une nouvelle intervention chez un confrère, qui ne s'est pas privé de confier à Mme Lampernot ses confraternels préjugés sur les vétérinaires de campagne. L'Ordre l'a envoyée bouler après avoir entendu les parties, et, satisfaction suprême, s'est même fendu d'une admonestation paternaliste envers notre délicat confrère.

Ces vieux ne sont pas une angoisse permanente, mais nous observons et vivons avec plus de plus de méfiance ces relations trop intenses, ces réussites trop insolentes ou ces petits succès accumulés. Au risque de finir blasés ?

mardi 6 octobre 2009

Echec

L'échec est un vieux compagnon de route, qui sait à chaque détour me surprendre par une nouvelle et sinistre facétie. Il me hante lorsque j'examine, lorsque je diagnostique, lorsque je traite, lorsque je dissèque ou que je ligature. Il guette mes absences, mes faux-pas, nourrit mes angoisses et alimente mes doutes.

Il me fait avancer, aussi. Me pousse dans mes recherches, lorsque je feuillette mes bouquins ou explore les recoins de la toile. L'échec me fait revoir mes copies, reconsidérer mes positions, apprendre, tout simplement.

L'échec est quotidien. Je tente de le maîtriser, je contrôle et observe, téléphone et préviens. Méfiez-vous monsieur, s'il se passe ceci, ou s'il ne se passe pas cela, téléphonez-moi, prenez un rendez-vous, ramenez moi votre compagnon. Appelez-moi aussi si tout se passe bien. Désormais, pour nombre de chirurgie, mes forfaits opératoires comprennent une consultation de contrôle, bien avant le retrait des points. Lorsque je traite une otite ou un ulcère cornéen, il y a toujours plusieurs consultations de contrôle. A moindre coût, voire presque gratuites si elles se multiplient.

Dès que quelque chose ne se passe pas comme prévu, je reprends mon diagnostic, cherche la faille dans le traitement - ai-je mal choisi, ou bien ne l'applique-t-il pas correctement ? Le produit est-il bien instillé au fond de l'oreille, ou le maître le dépose-t-il à l'extérieur, de peur de faire mal ? Une démonstration, une discussion à bâton rompus, un comptage des quantités restantes sont autant d'axes d'exploration. Un examen complémentaire, repoussé en première intention, peut être réalisé. Une bactériologie et un antibiogramme, par exemple. Des radios, que sais-je ?

Souvent, l'échec ne prête pas à conséquence. Au pire, il retarde la guérison.

Mais parfois, l'échec tue.

Parfois, l'échec naît de mes erreurs. Manque de connaissances, mauvaise compréhension d'un signe, ou d'un symptôme, le diagnostic peut être faux, ou incomplet. Je peux avoir vu l'arbre, et manqué la forêt. Trouvé la conséquence, l'avoir confondue avec la cause. L'échec est rarement surprenant : plus le temps passe, et plus je vois venir ses coups fourrés, ses trahisons. Plus je me prépare, donc à le recevoir. Et plus je prépare le propriétaire de l'animal à le reconnaître, et, avec moi, à le transformer en étape diagnostique ou thérapeutique. Si je continue à nourrir mes doutes - et mes angoisses - cet échec là mourra.

Parfois, l'échec est celui du propriétaire. Celui qui refuse d'admettre une maladie, ou un traitement, à cause de ses convictions, ou de ses peurs. Il me faut alors expliquer, décortiquer, justifier, manipuler parfois. L'amener à comprendre les conséquences de ses choix, ou de ses maladresses. Redresser la barre, si c'est possible. Plus le temps passe, et plus cet échec devient mon échec. Je me l'approprie, jalousement, le refuse au maître, cet irresponsable, je m'accuse et me juge, sans témoin, sans juré. Je suis mon procureur, et mon avocat. J'aurais du le voir venir, j'aurais du deviner, j'ai oublié de préciser. Il ne pouvait pas savoir, il a mal compris, c'est ma faute. Cet échec là m'use, car il m'entraîne dans de longues explications, tours et détours, précautions, justifications. Je dois susciter l'adhésion, l'enthousiasme, nourrir et entretenir la motivation du maître, de sa famille, savoir que telle personne recevra tel message quand telle autre nécessitera celui-ci. Au risque de me noyer, de me perdre, et de perdre, aussi, celui que je tente de protéger. Trop d'explications tuent l'explication, et, lors des plus longues démonstrations, je conclus toujours par un "je sais, je vous ai noyé d'informations, et tout n'est pas simple. N'hésitez pas à me téléphoner si vous souhaitez des précisions, si vous avez des questions."

Et parfois, l'échec n'est ni le mien, ni celui du maître.
C'est celui d'un système : l'argent limite toujours nos possibilités, et là réside l'une des différences fondamentales avec la médecine humaine telle qu'elle est pratiquée dans notre pays. Combien vaut un diagnostic, celui d'une affection simple, celui d'une grave maladie ? Celui qui condamne à une mort certaine, ou à une lente agonie ? Celui qui n'amène même pas un traitement, éventuellement superflu ? Quelle est la valeur de la vie ? Cet échec là est forcément injuste. Il peut être logique, justifié, mais il reste révoltant, à moins de se blaser, de se blinder. Il faut alors l'accepter, et le négocier. Quand je peux, je propose un étalement des paiements, une remise, une solution alternative. Parfois, même, des soins gratuits. Mais un animal reste un animal. Se révolter ne doit pas le faire oublier.
L'échec peut aussi être celui d'une société. De sa stupidité. De celui-ci, nous sommes tous responsables. Comme l'euthanasie d'une chienne qui ne l'a jamais méritée. Alors, j'essaie de le contourner, de le contenir, mais au prix de quelles responsabilités ? A mon petit niveau, j'essaie d'aider, et je frémis lorsque je lis, et vis, ces échecs, qui, eux, ne concerne pas "simplement" des animaux.

L'échec, enfin, peut être le signe de notre impuissance face à la maladie, face à la mort. Inéluctable et naturel, cet échec est, sans doute, le plus facile à admettre. Ce qui ne le rends pas, forcément, moins douloureux.
Pas de dialyse ou de greffe de rein pour une IRC. Mais la souffrance, la solitude.
Plus d'antalgique pour l'arthrose terminale, la douleur, et la paralysie. Plus de jeu, plus de pirouette.
Plus d'antibiotique, non plus, contre la bactérie, celle qui a gagné, la résistante, l'immortelle.

Avec le temps, ces échecs deviennent plus durs, plus violents. Parce qu'autrefois, j'étais remplaçant, ou assistant. J'étais une ombre, une petite main. J'avais ces piliers derrières lesquels me dissimuler, ou me défausser, quelqu'un sur qui m'appuyer. Les animaux étaient des cas, des nouveautés, leurs maîtres, des inconnus.

Mais le temps passe.

Je ne suis pas seul, mais on compte sur moi, on s'appuie sur moi. Mais je ne suis pas prêt, pas encore ! Je ne peux plus écouter le sage et m'y fier aveuglément. Le doute infiltre les avis de mes pairs, ce doute nécessaire à tout diagnostic, à toute décision. J'ai perdu cette confiance naïve, au plus grand bénéfice de mes patients, sans doute.

Mes patients vieillissent et meurent, quand je les ai vu naître et grandir. Mes clients souffrent et pleurent, et leur douleur me touche d'autant plus durement que j'ai fait son premier vaccin à leur boule de poils. Empathie, et sympathie.

Un médecin généraliste proche de la retraite me disait que sa patientèle vieillissait avec lui. Et que, désormais, ses patients mouraient.

Ce bien triste billet est une pensée, une pensée pour Corneille, âgé de trois ans, qui meurt ce soir.
J'ai observé ses premiers pas de bébé, j'ai pansé sa patte cassée dans une chute d'escalier, je l'ai confié aux bons soins de mes confrères plus spécialisés pour sa fracture, pour ses problèmes oculaires, pour sa peau infectée. Je l'ai accompagné, avec ses maîtres, dans leurs projets fous de portées et de bébés, ces rêves jamais réalisés. J'ai vécu l'arrivée de sa promise, qui restera sa "chaste fiancée", j'ai rassuré sa maîtresse, encouragé son maître. Corneille n'a jamais été en bonne santé, et, au fil du temps, est née une vraie complicité. Ses bobos et ses blessures, son foutu voile du palais, son bout de langue rose toujours promptement retiré lorsque j'essayais de l'attraper : terminé. Parce qu'une bactérie a décidé de résister. Une "bête" infection cutanée.
Ce soir, pour ne pas pleurer, je me suis concentré, j'ai écouté son cœur faiblir, son cœur se battre, puis fibriller, et s'arrêter.

Un échec, assumé, justifié, sans que personne ne puisse rien se reprocher. Ce qui ne le rend pas moins violent, ni moins douloureux.

vendredi 2 janvier 2009

Noël

J'ai refermé rapidement la portière de ma voiture, et reculé vite. Trop vite, sans doute. Tant de mal à retenir mes larmes. Fatigué, malade, et de garde. Fragile.

Je me suis enfui. Littéralement. Surtout, ne pas rester dans cette pièce, à peine croiser leurs regards, j'ai bredouillé, me suis excusé, j'ai décliné l'invitation à rester boire un verre, probablement plus par politesse que pour toute autre raison. A moins qu'ils n'aient eu besoin de parler ?

Je n'ai pas pu.

J'ai refermé le robinet, me suis maladroitement essuyé les mains, j'avais les poils hérissés sur les avant-bras, j'étais prêt à craquer.

Sur le plan de travail, il y avait un saladier plein de crevettes bouquets décortiquées. Un jaune d'œuf dans un bol. Une fourchette.

J'avais du sang sur les mains. Il a coulé dans l'évier, mais je l'ai rincé d'un geste rapide.

"Nous sommes restés avec lui jusqu'au bout, jusqu'à la dernière minute, nous l'avons caressé quand il est parti, maman, mamie et le monsieur, il est parti avec tout le monde qui l'entourait !

Sa grand-mère s'était précipitée vers elle, vers cette petite fille aux cheveux bruns. Elle avait quoi ? Huit ans, dix ans ? Je ne sais pas, je ne voulais pas savoir. Je n'ai entendu que son sanglot, sa poitrine gonflée, l'atmosphère déchirée, incongrue de la cuisine.
Je n'ai pas voulu croiser son regard.
Je n'en étais pas capable. Qu'est-ce que je fichais ici ?

Pour Noël, j'ai euthanasié son poney.

Une enfant.
"Sa petite cavalière, sa petite Clémence..."
Elle était ici, et je ne l'avais pas compris.

J'avais traversé la salle à manger sur les indications de la jeune femme. Un sapin, qui clignotait dans l'obscurité sous l'escalier. Les cadeaux venaient d'être déballés, il y avait des papiers déchirés un peu partout. La table était mise, une belle table de fête pour une dizaine de personnes. Guirlandes et boules de Noël.

"Je pourrais... juste me laver les mains, s'il vous plaît ?"
Elle m'avait indiqué la porte de derrière. Si j'avais su...

Ca y est. Terminé, un instant après l'injection. Le flot de sang s'est arrêté presque immédiatement à l'aiguille que j'avais laissée, juste au cas où. Dans ma poche, j'ai serré le flacon d'euthanasique. Un flot d'urine. Un dernier soupir. Les membres, enfin apaisés.

Elle a soupiré. Elle le savait. Lui aussi. A genoux, elle s'est détournée vers le poney pour le caresser, presque frénétiquement, pour cacher ses larmes. Ils n'ont rien dit. Il n'y avait rien à dire.

"Je suis désolé. Je ne pourrais pas le sauver, je n'ai que l'euthanasie à vous proposer..."

Eux m'entouraient. Les deux vieux chevaux, le couple silencieux, moi et le vieux poney, le vieux machin qui a attendu ce jour pour mourir... Les Pyrénées noyées de brumes, la vallée froide et sale, le bruit de l'autoroute, au loin.

Le vieux poney était couché, il ne contrôlait plus bien ses membres, il était jaune comme un citron, avec un fond orangé, en hypothermie. Il ne se serait jamais relevé.

"28 ans, c'est la mascotte du centre équestre du village, il passe l'hiver ici avant de retourner se faire cajoler pour l'été. Il a été heureux, sa petite cavalière était avec lui pour les fêtes, sa petite Clémence..."
Sa voix était brouillée.

J'avais traversé le pré, mon stéthoscope dans une main, mon thermomètre dans l'autre. Deux vieux chevaux s'étaient approchés, le plus hardi tentant de fouiller ma poche.

J'avais garé ma voiture, farfouillé un instant dans le coffre, le temps d'enfiler mes bottes. J'étais bien loin de ma clinique, bien loin de ma base. Mais qui aurait refusé de venir ?

Le jour de Noël...

lundi 3 novembre 2008

Erreurs de jugement ?

Par Vache albinos, invité de luxe


Les vétérinaires ne sont pas infaillibles. Personne ne l’est. Tout le monde peut faire des erreurs.

Mardi, 8h00 :
Coco ne veut pas rentrer dans sa cage d’hospitalisation. Les patrons s’impatientent. Moi, arc-bouté au-dessus de cette masse remuante de 40 kilos, je tente avec tact, professionnalisme et sang-froid d’ignorer les regards surpris de ses propriétaires, les Deveaux. Bras croisés, ils me regardent conserver un sourire de rigueur tout en jurant intérieurement pour que leur « fille » accepte de rentrer dans cette cage. Ne vous inquiétez pas, messieurs dames, j’ai l’habitude. Non non, rien d’anormal, elle est juste mécontente de voir son docteur. Elle est à jeûn, ce qui n’arrange rien à son envie de rester éloignée de sa gamelle. Et oui, on est obligé d’être à jeun avant une anesthésie, pour éviter les vomissements intempestifs en cours de chirurgie, et les risques de pneumonies par fausse déglutition associés. Les questions pleuvent, une fois de plus. On me les a déjà posées lors de la prise de rendez-vous, puis la veille, puis à l’arrivée à la clinique. Ce n’est pas grave, je préfère, même, voir des gens impliqués comme eux plutôt que d’autres qui croient tout savoir et font à leur manière.
Avec peine, Coco se retrouve en cage, et les Deveaux en direction de la sortie. Madame pleure déjà. Ce n’est qu’une stérilisation, madame, soyez sans crainte. Évidemment, tout peut arriver, les voies de la physiologie sont parfois impénétrables. Mais des interventions comme celle-là, on en fait tous les jours, les risques sont minimes. Ils y tiennent, à Coco, c’est évident. On se connaît peu, mais j’ai une certaine sympathie pour les Deveaux et leur « fille » Coco.

Mardi, 11h00 :
Coco rentre dans sa cage sans rechigner. Je suis toujours arc-bouté, mais en-dessous cette fois. La chienne dort paisiblement, sa stérilisation s’est parfaitement bien passée. Un exemple, même. Pas de suffusions, pas de graisse gênante, pas d’anomalie des bourses ovariennes, une ligne blanche parfaitement visible… Rien à signaler. Ma chirurgienne est contente – elle l’est à chaque fois qu’elle finit une chirurgie, même si elle en est à la 500e. Les Deveaux seront contents – et soulagés. Je serai content – quand ils le seront.

Mardi, 16h00 :
Les Deveaux sont là. Leur air surpris ne me surprend plus, moi. Coco sort calmement de la cage, les reconnaît, leur saute dessus. Elle a très bien supporté son intervention, cela se voit. M. Deveaux relève vers ma chirurgienne son regard, toujours aussi surpris, mais légèrement durci.
- C’est normal qu’elle soit aussi bien réveillée ?
Quand l’anesthésie est correctement dosée et que la douleur est gérée, oui. Les remarques suivantes s’enchaînent, tantôt questionnements, tantôt constatations, laissant apparaître en filigrane la thèse développée : tout ne se passe pas comme M. Deveaux l’avait imaginé. Ça va trop bien, c’est donc louche… J’en viens à me demander s’il aurait préféré la reprendre dans le coma, s’il aurait été moins blessé, ou moins blessant. C’est à n’y rien comprendre. Il ne supporte pas d’avoir manqué la convalescence de sa « fille » ? Je suis un peu dépité.
En partant, je réitère mon éternel :
- Et surtout, si le moindre souci devait survenir, la moindre anomalie par rapport à tout ce que je viens de vous expliquer, n’hésitez pas à nous appeler, nous sommes là pour cela. Il n’y a pas de question stupide. M. Deveaux s’en va, mi-figue mi-raisin, une Coco pimpante à ses côtés, prête à en découdre avec cette gamelle qui lui a trop longtemps résisté.

Jeudi, 23h15 :
Le téléphone sonne. M. Deveaux est très inquiet, cela se sent. Coco va mal, très mal. Comme ça, d’un coup ? Il n’est pas disposé à développer. « On » - moi – est en train de tuer sa « fille », il faut agir d’urgence. Les seules informations que je lui soutire sont peu engageantes : elle est froide, elle respire mal. Hémorragie ? Rien n’est impossible, mais quand même, avec toutes les précautions qui sont prises… Déjà, la route défile devant mes yeux.

Jeudi, 23h45 :
Ma chirurgienne et moi sommes sur place lorsque les Deveaux arrivent. Je les attends sur le pas de la porte, Coco est lourde, il y aura peut-être besoin de la porter. Le coffre s’ouvre : elle est morte. Ma chirurgienne salue M. Deveaux d’un poli et discret bonsoir. En réponse, on me sert un regard assassin et un « Pas bon soir, non, il n’est pas bon du tout ».

Vendredi, 0h30 :
Mme Deveaux est inconsolable. M. Deveaux est outrageant de colère. Dans ces moments-là, on a droit aux éternelles contradictions :
- je ne vous en veux pas mais c’est de votre faute ;
- je ne remets pas en cause vos compétences mais vous avez du faire une erreur ;
- Vous êtes un très bon médecin mais je ne vous ferai pas de la pub ;
et le systématique :
- Ce n’est pas une question d’argent, mais il est évident que vous allez me rembourser.
Le tout servi avec un soupçon de hargne et une lampée de poings levés.
De mon côté, j’essaie de comprendre ce qui s’est produit. Mais au milieu de la foire d’empogne qui se déroule, aucune idée ne vient. Selon eux, cela a été très brutal. Rien à signaler jusqu’à ce soir. Selon eux, c’est une septicémie. Et ça, je le déments, c’est impossible, rien ne colle au profil du défaut d’asepsie, à commencer par nos bonnes pratiques, mais pas seulement elles : le profil clinique ne correspond pas – oui, même quand on est sûr de ses bonnes pratiques, il faut savoir se remettre en cause.
Coco n’est pas déshydratée, elle n’est même pas pâle, son ventre n’est pas gonflé… Et puis mince, je n’arrive pas à me concentrer avec M. Deveaux au milieu qui me ressert ses histoires de fric.
Je vais déjà m’asseoir sur mes frais de déplacement, mon urgence et l’incinération, ça je l’avais bien compris. J’essaie d’argumenter selon trois axes :
- dans l’état actuel, je ne me sens pas responsable, rien ne laisse suspecter une défaillance de notre part. Seule une autopsie et des examens de l’hémostase, par exemple, pourraient nous en dire plus.
- c’est tout simplement la première fois que je suis confronté à cette situation brutale et tragique, je ne sais pas comment gérer l’aspect financier qu’il recouvre. J’ai besoin d’un temps de réflexion, mais suis ouvert au dialogue.
- je compatis grandement à leur peine, mais j’ai un certain nombre de frais incompressibles, qu’il n’est pas de ma responsabilité d’assumer au vu du fait que je n’ai probablement pas de mise en cause possible sur la qualité du travail fourni.

Vendredi, 0h50 :
Ma chirurgienne, à bout, s’effondre en larmes. Je viens de rendre le chèque à M. Deveaux, qui le saisit d’un air triomphal. Qu’il aille au diable avec !
C’est alors que magnanime, il plonge la main dans son sac-banane et me dit :
- Je vais vous filer 50 euros, ça ira pour le dérangement de ce soir et les frais mortuaires de notre fille.
J’ai interrompu son geste et l’ai convié à rentrer chez lui, poliment. Avec difficulté, mais poliment. Sur le pas de la porte, Mme Deveaux m’esquisse un sourire – reconnaissant, compréhensif, condoléant ? – et me bredouille :
- J’aurais peut-être dû vous appeler ce matin, je trouvais qu’elle avait les pattes froides déjà…
Rentrez chez vous, par pitié…

Vendredi, 4h00 :
J’ai du mal à dormir. J’aurais du l’autopsier, malgré l’heure. Les Deveaux n’ont pas souhaité cet examen posthume, mais ne me l’ont pas interdit. Cette fois, il m’a convaincu : la chirurgie est enc ause, une suture s’est rompue, a glissée… Il faut que je sache. Coco est en chambre froide, pas au congélateur. On peut encore intervenir. Dors, bon sang, demain matin, tu opères une autre Coco, et si c’est une erreur humaine, la fatigue n’arrangera rien. Mais si c’est une erreur humaine, il faut le savoir avant d’opérer la suivante. Arrête de divaguer, c’est la 1000e qu’on opère, y’avait jamais eu d’erreur humaine avant…

Vendredi, 8h00 :
La nuit porte conseil, j’ouvre fébrilement l’un de mes ouvrages de références. Je n’ai pas les idées claires, je veux être sûr que mon raisonnement, façonné au cours d’une nuit difficile, est le bon. J’ai parfaitement en tête le déroulement présumé des événements, les membres froids, la mort rapide après 36h sans soucis post-opératoires, les muqueuses légèrement pâles, pas trop, le liquide séreux ponctionné dans la cavité… thoracique ! Un liquide sanguinolent, mais pas sanguin. Rouge, brun, très liquide, trop liquide. Incoagulable. Le billet de Fourrure m’est revenu en tête, dans la nuit, tandis que mes idées s’éclaircissaient que je pouvais oublier M. Deveaux pour me concentrer sur la médecine, la vraie. Ce billet racontait l’histoire d’une chienne en hémorragie pendant sa stérilisation. La frustration de ne pas connaître la fin. Pour Bali, la chienne intoxiquée aux liliacées dont j’avais raconté l’histoire dans les commentaires du même billet, j’avais trouvé le mystère à l’énigme, même si cela m’avait fait perdre un client, et un patient. Pour Coco, au moins pour elle à défaut de ses patrons, je devais trouver !

Vendredi, 8h30 :
L’autre Coco attend son opération. Pas question de l’opérer sans avoir éclairci le cas de la veille. Ma chirurgienne a vérifié ses sutures, rien à signaler, pas d’anomalie de ce côté-là. Le verdict tombe enfin : CIVD, coagulation intravasculaire disséminée. Sûr à 90 %. J’en suis, en tous cas, personnellement convaincu, et pas parce que ça a le mérite de mettre ma chirurgienne hors de cause, mais bien parce que tout colle. « Fréquemment rencontré lors de complications obstétricales », note mon ouvrage de référence. Un poids qui pesait insidieusement sur mes épaules et mon humeur m’est soudain ôté.

Vendredi, 9h00 :
- Bonjour cher Confrère Albinos
- Bonjour.
- Vous allez bien ? me demande ce confrère avec qui je partage beaucoup de mon expérience quotidienne.
- Bof, pour être honnête, très mauvaise nuit.
S’en suit une longue narration du cas Coco Deveaux.
- Mon cher confrère Albinos, vous avez fait une erreur de jugement.
Un poids qui se dissipait à peine revient à la charge. Si c’est pour me blâmer, M. Deveaux le fait très bien, je n’avais pas besoin d’un coup de plus.
- Vous ne pensez pas que c’était une CIVD ?
- Ah cela, bien sûr que si, j’ai perdu deux patients de la même manière. Votre erreur, c’est d’avoir cru que le remboursement vous ferait pardonner.
-Euh… Ce n’est pas tout à fait cela. J’ai surtout voulu participer à leur douleur, tirer un trait et, pour tout dire, me débarrasser d’un débat stérile à une heure indue…
- Mais pas du tout ! En remboursant, le vétérinaire donne de l’eau au moulin du client. Si vous ne remboursez pas, vous êtes un connard qui n’assume pas ses erreurs. Si vous remboursez, implicitement, vous reconnaissez qu’il est légitime d’attendre de votre part un dédommagement, et donc que vous avez commis une erreur.
- oui, mais à ce moment-là, on ne pouvait pas garantir les responsabilités de chacun…
- Et alors ? Quand un avion s’écrase, il y a des tas de morts. Tout le monde est triste. Mais la compagnie aérienne ne fait pas un chèque aux familles de victimes à l’aveuglette. Les expertises servent à cela.
- Mais quand le client ne veut pas…
- Et bien qu’il aille se faire voir. Lui, il a de la peine, un chèque n’y change rien. Vous, vous avez fait votre travail, et vous assumez les frais et la responsabilité d’un crime que vous n’avez pas commis. Qu’ils fassent un procès aux molécules de la coagulation ! De toute façon, vous ne vous êtes pas acheté une bonne conscience en remboursant les frais.
- c’est vrai.
- cela ne vous aura pas rendu moins coupable aux yeux de vos clients.
C’est vrai aussi. Je revois encore M. Deveaux, fulminant, crier au ciel que de toute façon, il ne risque pas de revenir chez nous, même s’il n’a rien à nous reprocher, bien sûr.

Une erreur de jugement… Fatigue, stress, inexpérience, défaut de formation en management ? Je ne sais pas, mais j’ai cédé. Il ne fallait pas, mais je l’ai fait. Peut-être pour moi, peut-être pour Coco. Pas pour M. Deveaux, cela, c’est certain. La seule image qui me restera de cette mésaventure, c’est un homme dur, volontairement blessant, m’expliquant que « je n’avais aucune idée du mal que j’avais pu leur faire, et de la peine qu’ils pouvaient ressentir ». Oh si, monsieur, je ne le sais que trop. Coco n’est pas partie par ma faute, mais je regrette qu’elle soit partie. Ce n’était pas ma chienne, mais c’était ma patiente ; c’est un lien fort, également, pour qui a une conscience professionnelle. Je ne dors pas mieux que vous, monsieur, après ce genre d’épisodes, et les larmes de ma chirurgienne n’étaient pas feintes. Pas plus que ses tremblements lors des chirurgies suivantes, ses hésitations, ses doutes, ses remises en question.

Vous pourrez recevoir et sauver 500 patients, si le 501e meurt, vous serez, pour l’entourage de ce 501e, un mauvais vétérinaire. Qu’il meure par votre faute ou pas, que vous ayiez ou pas fait tout ce qui était humainement possible, pris ou pas les précautions nécessaires, expliqué bien ou mal la situation, choisi ou pas les bons mots. Le seul crime que vous aurez parfois commis, c’est d’avoir été le dernier à voir la bête en vie.
Vous serez un mauvais vétérinaire.

Erreur de jugement ?

mardi 8 avril 2008

Empathie et sympathie

Empathie

Je cite le Garde-mot, sans changer un iota à son billet original.

Empathie : Conscience des sentiments de l'autre. Essai de reproduire volontairement en soi les composantes émotionnelles qui émanent de lui, de les percevoir avec finesse sans pour autant les éprouver activement. Il s'agit de trouver ainsi un juste équilibre entre l'indifférence et la compassion.

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