Donner la vie (2/2)

Les vélages, c'est physique, c'est intense, vous avez compris que j'adore. Mais il n'y a pas que ça dans (le début de) la vie ! J'interviens rarement pour des mise-bas de chiennes ou de chattes, mais ça arrive. En voici un exemple...

10h30, Madame Wilson arrive

Madame Wilson a 87 ans. Elle élève des teckels depuis des décennies. Elle est l'incarnation de l'anglaise telle que je l'imagine : elle parle français, mais avec un accent inimitable, elle pourrait discuter pendant des heures de whisky, elle est flegmatique, elle a un humour réjouissant mais difficile à cerner. Elle est franche et directe, fondue de ses chiens mais consciente d'être gaga.

Ce matin, elle m'amène Ruby, qui devrait mettre bas ces jours-ci. 63 jours de gestation, mais Ruby ne semble pas décidée. Elle est énorme, ses mamelles touchent presque terre (certes, avec une teckel, la terre n'est jamais loin). Sa température rectale est de 37.1°C, ce qui est bas et annonciateur de chiottage imminent (comme ça, je l'aurais utilisé, ce mot). Après vérification, son col utérin est ouvert. La radiographie montre 3 chiots, qui sont bien vivaces au vu des coups qu'ils mettent dans le ventre de leur mère. Vue leur taille et leur position, ils peuvent sortir.
Mais comme le constate Mme Wilson, ils ne sortent pas. D'ailleurs, leur (future) mère a passé ces deux derniers jours à accomplir toutes les tâches inutiles, ridicules et attendrissantes qui occupent les (futures) mères chiennes stressées : tourner en rond, haleter, ramasser tous les petits trucs qui traînent pour les mettre dans son panier, tourner en rond à nouveau, ne pas manger, gémir, se prendre pour le centre du monde, et tourner en rond à nouveau. Mais pas chiotter.
Je n'aime pas ça. Une chienne en parfaite santé, qui a déjà mis bas sans problème, qui a le col utérin ouvert, avec trois chiots à terme dans le ventre qui ont la place pour sortir et qui sont bien positionnés, une chienne, disais-je, qui ne fait pas ce que tout le monde attends d'elle, c'est louche.
Dans le doute, je la renvoie à la maison en lui disant de me tenir au courant d'ici ce soir. Mme Wilson acquiesce, et je sens venir la césarienne. Elle aussi.

La chienne, elle, ne tourne plus en rond, ne gémit plus et s'est remise à manger. On dirait vraiment qu'elle va bien. Louche, je vous dit.

18h30, Mme Wilson revient

Evidemment, Ruby n'a toujours pas mis bas. Elle va toujours bien, elle aurait bien mangé cet après-midi (mais Mme Wilson l'en a empêché, en cas de césarienne).

Je soupire, je palpe le ventre de la parturiente qui ne parturie pas, les petits sont toujours vivants. Mais pour combien de temps ? Attendre plus, ce serait vraiment risqué.
Je re-soupire (mais avec un fond de jubilation et le soulagement de la décision enfin prise) : césarienne.

Il me faut une demi-heure pour tout préparer : boîte de chirurgie, compresses, champs. Pour une césarienne, il faut vraiment que tout soit parfaitement prêt : un oubli peut être fatal aux chiots.
Je pose un cathéter à Ruby (et poser un cathéter à un teckel, c'est un enfer), je branche la perfusion. Je jette un coup d'œil autour de moi. Tout semble parfait : anesthésiques, fils, instruments, lumière, produits de réanimation pour les chiots, chauffage à fond...

Mme Wilson tient sa chienne. Son mari est dans la salle d'attente, avec un journal. Le Times. Des vrais anglais, vous dis-je. Elle prend la parole, d'une toute petite voix : "je peux rester, docteur ? Je me mettrais dans un coin, et je ne dirais rien." Je souris, je m'en doutais, je lui indique la chaise que notre ASV a posé dans un coin du bloc. Cette dernière est disponible pour la réanimation des chiots, ma consœur aussi.

Le défi, pour une césarienne, c'est surtout d'avoir des chiots vivants : naître c'est déjà pas évident, mais naître anesthésié, c'est carrément dangereux. Comme je dois endormir la chienne, que les anesthésiques sont portés par le sang et que le cordon ombilical des chiots est branché sur le système vasculaire de la mère, ils se prennent eux aussi leur dose. J'utilise donc une anesthésie très superficielle, quitte à avoir un mauvais sommeil de la chienne, avec un produit qui est très vite éliminé. Et j'opère très vite : dans l'idéal, 5 minutes après l'induction de Ruby, les chiots seront sortis.

Tout est prêt. Le silence est impressionnant. On se croirait à l'aube d'une scène capitale d'un film. J'adore cette ambiance, j'aime bien être la star. Reste plus qu'à ne pas se planter.

J'injecte une demi-dose anesthésique à Ruby. Elle tombe instantanément. Francesca, l'ASV, lui désinfecte l'abdomen que nous venions de tondre, puis elle la porte sur la table d'opération et l'attache sur le dos. Pendant ce temps, je finis de me désinfecter les mains, et j'enfile des gants stériles. A vue de nez, il s'est sans doute déjà écoulé presque deux minutes.

Je place et fixe le champs opératoire, il n'y a pas un bruit. Je glisse la lame du bistouri sur le manche, je prends mes repères, et j'incise franchement la peau, puis la fine couche musculaire. Ca commence à saigner, mais j'ai de la chance, pas de tissu mammaire, donc pas de lait. Je caresse à peine les dernières couches musculaires avec ma lame, elles s'écartent avec une fluidité qui me fascinera toujours. Je prends une pince, des ciseaux, je fais un petit accroc au péritoine, puis j'insère une sonde cannelée qui va me servir de gouttière dans laquelle faire glisser mon scalpel, afin de ne pas endommager les organes en dessous. Ca y est, le ventre est ouvert, j'ai l'utérus sous les yeux. Je prends très vite mes marques, je repère la séparation des deux cornes utérines, le chiot en dessous. Dans l'idéal, si je pouvais ne faire qu'un trou pour extraire les trois chiots, ce serait parfait. C'est parti.

Je met un coup de lame dans l'utérus, immédiatement, la gelée informe des enveloppes placentaires déborde partout. Je prends l'utérus à pleine main et fais glisser le chiot vers mon ouverture. Je l'attrape par la tête et le tire sans trop d'égards, je le sors des enveloppes et le donne à Francesca, qui le recueille dans une serviette. Merde, j'ai touché la serviette (non stérile) avec mes gants. Je les balance pour en enfiler deux autres.
Je reprends l'utérus en main, je tente de faire avancer un autre chiot vers la sortie. Imaginez un espèce de boudin assez épais avec un truc dur dedans (le chiot), enveloppé d'enveloppes extrêmement visqueuses mais néanmoins relativement fixées à l'intérieur de l'utérus, avec mes doigts plein du liquide amniotique du premier chiot, et vous aurez compris le jeu. Evidemment, il ne faut pas y aller comme un bourrin, mais on est pressés ! Ca y est, j'ai amené le deuxième chiot, je l'extrais et le tend à Francesca qui a transmis le premier à Mme Wilson. Et merde, j'ai encore touché la serviette ! Re-changement de gants...
En plus la mère gigote vraiment trop, elle se réveille, il faut absolument relancer l'anesthésie, même si le troisième chiot est toujours dedans. Du coup, je suis vraiment pressé. Cette fois, j'enfonce deux doigts dans l'utérus de la chienne pour saisir une patte du troisième bambin, je tire, je pousse de l'autre main, il vient facilement, je le sors et le donne à Francesca. Devinez quoi ?
Je n'ai pas touché la serviette !

Les trois chiots sont dehors, ma consœur envoie le reste de sa dose à Ruby, qui arrête de bouger. Je peux prendre le temps de respirer, de regarder ce qui se passe autour de moi. Le premier chiot est dans les mains de Mme Wilson, très sage sur sa chaise. Elle a des techniques de réanimation étonnante... elle prend le chiot par l'abdomen et donne un coup sec vers le sol, pour faire sortir les glaires qu'il a dans le nez et la trachée, je suppose. C'est assez violent, mais bon, après tout, elle fait ça depuis 40 ans. En tout cas, il commence à chouiner, c'est bon signe. Le deuxième est déjà dans un panier, enveloppé des serviettes et sur une bouillotte. Le troisième est toujours dans les mains de Francesca, il n'a pas l'air net. Faut dire qu'il s'est repris de l'anesthésique, lui. Je lui demande de lui injecter une goutte d'analeptique cardio-respiratoire dans la base de sa langue. C'est presque aussi efficace qu'une intraveineuse, et c'est assez désagréable pour qu'on puisse espérer une réaction. Elle continue de frictionner vigoureusement cette crevette qui pèse, disons, deux cent grammes ? Un chouinement, ça a l'air sur la bonne voie.

L'odeur de sang et de liquide amniotique a rempli la pièce. Francesca, Mme Wilson et Juliette (ma consœur) parlent doucement. A ce bourdonnement se superposent les gémissements des trois nouveaux-nés. J'apprécie les teintes pastels du bloc, la température très confortable, la lumière enveloppante, le calme de la clinique le soir. Je suis heureux.

Et devant moi, il y a une chienne qui dort, avec l'utérus ouvert et les tripes à l'air.

Je reprends l'utérus en main, j'essaye d'enlever un maximum d'enveloppes fœtales : placenta, amnios, allantoïdes, tout ça glisse et dérape. Il y a des parties rouge sang, d'autres blanc gélatine, d'autres colorées d'un vert foncé écœurant (c'est normal, c'est un pigment nommé biliverdine, mais c'est moche). Je ne vais pas trop gratter l'utérus non plus, donc je n'insiste pas là-dessus. De toute façon, tout est normal et son col utérin est ouvert, elle finira de délivrer toute seule. Je prends un premier fil, et en avant pour la suture utérine. Surjet intérieur-intérieur, puis en U enfouissant. Les points se succèdent, l'ouverture s'efface, la deuxième couture donne presque l'impression qu'il n'y a jamais eu de coup de bistouri ici. Je remets l'utérus en place, j'éponge le sang avec quelques compresses.

Les trois chiots sont dans le panier, maintenant. Mme Wilson les regarde, un sourire discret sur les lèvres. Elle commente à voix basse les variétés de robes, nuances de spécialistes auxquelles je n'entends rien. Manifestement, Francesca ne saisit pas mieux que moi les différences entres les robes des frères et sœurs (deux mâles, une femelle).

Je reprends mes sutures : surjet simple pour la paroi abdominale, arrêté deux fois. Surjet simple pour la paroi musculaire. Surjet sous-cutané enfin, puis surjet cutané. C'est vite dit, vite écrit, mais ça prend du temps ! Les chiots chouinent toujours, l'un d'entre eux vient de se casser la gueule de la panière en rampant entre les serviettes. Ils doivent commencer à avoir faim.

L'opération est terminée, la chienne va bien, elle dort toujours. Les trois petits sont en vie. Je cisèle un pansement sur mesure pour protéger la plaie abdominale : les chiots ont tendance à téter les points de suture si on ne fait pas attention.

Dix minutes plus tard, une fois le pansement terminé, la chienne se réveille rapidement. On voit bien qu'elle hallucine encore, entre les anesthésiques et la morphine. Elle est toujours sur la table de chirurgie, je lui enlève son cathéter, elle va rentrer chez elle. Mme Wilson se lève de sa chaise et fait quelques pas difficiles vers la table, pour se planter devant la chienne. "Tu n'avais qu'à pousser, Ruby ! C'est bien fait pour toi."
C'est vrai que je ne sais toujours pas pourquoi elle n'a pas mis bas toute seule...
"Oh, pardon docteur, je me suis levée et j'ai parlé". Mme Wilson semble confuse de cet écart, alors que la chirurgie est finie. Comme si elle ne s'était pas levée à chaque extraction de chiots pour regarder, comme si elle n'avait pas chuchoté dans le fond de la salle avec sa voisine pendant toute l'opération ! En moi-même, je me marre.

Je suis content. Mme Wilson aussi.

Quelques dernières recommandations, et toute la famille rentre à la maison. Il est 20h30, et je ne suis pas de garde ce soir. Il est temps de rentrer aussi, non ?

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