Donner la vie (1/2)
dimanche 27 janvier 2008, 19:57 Vétérinaire au quotidien Lien permanent
Je crois que s'il y a quelque chose qui me plaît par dessus tout dans mon métier, ce sont bien les naissances.
J'ai la chance d'être un praticien "mixte". C'est ainsi que l'on nomme, dans la profession, ces vétérinaires qui soignent à la fois les animaux de compagnie et les animaux de rente (bovins, ovins...). Ca a pas mal d'implications sur lesquelles je reviendrais dans un autre billet.
Le gros avantage, c'est que cela me permet de toucher à tous les aspects du début de la vie. Le plus spectaculaire, et celui que je préfère, c'est la naissance. Le reste est passionnant, mais... une naissance, c'est juste jouissif. De l'émotion à l'état pur, avec de l'action, de la tension, du suspense, des coups de théâtre et, en général, un dénouement heureux.
Evidemment, c'est plutôt pour les vaches que mes compétences en obstétrique sont sollicitées : c'est là le domaine-roi du vétérinaire en élevage. S'il y a bien un espace où d'autres acteurs n'essaient pas (trop) de nous piquer notre boulot, c'est bien celui-ci (tiens, ça ferait un bon sujet de billet ça aussi) : les vêlages.
Ben voui : veau, vêlage, comme poulain, poulinage, agneau, agnelage.
Bon, c'est un peu hors sujet, mais les plus drôles, ce sont les truies : porcelets... cochonnage. Si, si ! Et chiot... chiottage. On fait avec. Certes, ces deux-là, je ne les utilise pas couramment. Mise-bas, ça va bien aussi. Je n'utilise pas accoucher, qui est réservé à la femme, par contre, je me vautre régulièrement dans l'autre sens. La tronche de ma belle-soeur quand j'ai demandé à son mari : elle est pleine de combien ? La mise-bas est prévue quand ?
Bref
Prenons le déroulement d'un vêlage.
Ca commence par un coup de fil, généralement en hiver (période de vêlages par excellence), et souvent en pleine nuit (le pire, c'est à 5h00 du mat'). Immédiatement, c'est une décharge d'adrénaline : c'est une des rares urgences vraies. En réalité, dans la plupart des cas, le veau peut attendre quelques heures, mais bon : l'éleveur est moins patient que ses vaches. Il faut dire que les veaux, c'est son gagne-pain, l'essence de son métier. Si je suis à la clinique en train de voir un chien, je finis rapidement et je file, le bonnet sur les oreilles. Si je suis dans mon lit en train de ronfler, je me réveille vite fait, je saute dans mes bottes et je galope jusqu'à ma voiture, le bonnet encore mieux enfoncé sur le crâne. Ce coup de stress, ça réveille. Evidemment, sur le coup, je râle. Mais en réalité, je jubile. Ca finira bien par me passer, cette exaltation, mais en attendant, j'en profite.
Je me gare en vitesse dans la cour de la ferme, ou devant la stabulation. Temps d'intervention moyen : 20 minutes. Jamais plus d'une demi-heure.
En quelques mots, l'éleveur me dit ce qu'il en pense. Je connais bien ma clientèle, maintenant, je sais comment interpréter leurs commentaires. Entre le papy-qui-se-marre-parce-qu'il-en-a-vu-d'autres-mais-bon-quand-même-ce-veau-il-sort-pas, et l'éleveur technique et débrouillard, il y a un monde. Je sais aussi qui a déjà tiré comme une mule sur le veau pour faire sortir, ou qui au contraire a préféré m'appeler directement en voyant que ça ne se faisait pas tout seul.
Pendant cette discussion, j'enfile ma chasuble de vêlage (un genre de grand sac poubelle vert avec des manches, ça me donne un style avec mon bonnet bleu marine).
En général, les éleveurs m'appellent pour deux raisons : soit le veau est trop gros, et donc il ne sort pas, soit il est mal placé, et ils n'arrivent pas à le remettre comme il faut. C'est là que j'interviens, avec mes grands bras, pour comprendre le problème : tête déviée, pattes pliées, veau à l'envers. C'est la première partie du boulot. Normalement, c'est assez facile. Et puis ça devient physique, parce qu'il faut remettre le veau dans l'axe de la sortie, sans trop le fatiguer, sans tirer sur le cordon ombilical, et sans stimuler son réflexe de tétée si jamais sa tête est déjà dans le passage (histoire qu'il ne se mette pas à respirer et à boire la tasse...).
Imaginez-moi avec mon sac poubelle à manches et mon bonnet, de longs gants sur les bras, couverts de liquide amniotique. En général, je fais rapidement sauter les gants pour mieux sentir les différents tissus sous mes doigts : la douceur du placenta, les plis du col utérin, les poils collés et gluants du veau, la tension du cordon ombilical, les granulations des cotylédons placentaires...
La vache, généralement, est debout. Elle pousse tant qu'elle peut, pendant que moi, un bras dedans, parfois les deux, je plie et déplie les membres, détord une matrice ou ramène une tête vers le vagin, puis repousse le veau pour le ramener vers moi. C'est physique, c'est intense, c'est un moment de stress et d'exaltation qui confine, pour moi, à la jubilation. J'ai les bottes dans la paille propre, elle vient à peine d'être étalée là par l'éleveur. Souvent, le liquide amniotique et le sang coulent le long de mes manches, dans ma chasuble, teintant mon t-shirt de rosé. Sur le coup, je ne sens rien, c'est tiède et j'ai déjà très chaud, alors qu'il fait généralement très froid. L'éleveur, entouré de sa famille, m'aide parfois, surtout en maintenant la vache, mais le plus souvent, ils regardent, ils attendent. Ils espèrent que le veau sera vivant, que la matrice de la vache ne sera pas déchirée, que le veau sera un mâle, ou une femelle, que ce ne seront pas des jumeaux.
L'odeur de sang et de liquide amniotique est très prenante, c'est un parfum douçâtre, presque sucré, très entêtant. J'adore cette odeur, cette atmosphère d'attente, dans un silence seulement déchiré par les soufflements et mugissements de la future mère qui pousse tout ce qu'elle sait, sous le regard souvent curieux des autres vaches du troupeau. Moi je me bats, je sue, je tends mes muscles à en trembler sur mes pieds, il m'est arrivé de me faire des déchirures... c'est de plus en plus rare : avec l'expérience, je sais mieux jouer de forces de leviers avec les membres du veau et mes propres bras au lieu d'utiliser bêtement mes muscles. Et puis arrive la délivrance, j'ai réussi à amener le veau là où je voulais, les pattes étendues dans le vagin, les onglons encore mous pointant par la vulve, avec le nez à peine découvert entre les antérieurs s'il se présente par la tête.
Là, j'enfile des lacs (des espèces de bracelets en corde) autour des pattes du veau, puis nous y fixons un palan. Désormais, ce sont les éleveurs qui tirent et qui forcent, en rythme avec les efforts de la future mère. Moi, maintenant, je reprends mon souffle et je dirige la manœuvre, je dois m'assurer qu'il y a bien la place dans le bassin et dans le vagin pour le passage du veau. Parfois, je dois agrandir la vulve avec deux petits coups de bistouri (c'est ce qu'on appelle une épisiotomie). Cette phase ne dure que quelques minutes, il faut aller vite, surtout si les manipulations obstétricales ont été longues. En général, la vache est toujours debout. Au moment où le veau va tomber, je récupère son train postérieur et j'amortis sa chute au sol. Première gamelle, premier contact avec la vie.
A ce moment là, il est bien vu que le veau prenne une grande inspiration. Bizarrement, il semble toujours un peu groggy. Pas grave, en cadeau de bienvenue, il se prend un grand seau d'eau glacé sur la tronche, ça suffit le plus souvent à le réveiller (deuxième contact avec la vie !). Sinon, j'ai des médicaments pour relancer le cœur et la respiration, et diverses méthodes de réanimation à ma disposition.
Le veau, parlons-en : il est gluant, il est transi, il est perdu. Il appelle. Sa mère est couchée, maintenant, elle souffle et souffre dans son coin, du liquide amniotique mêlé de sang coule par sa vulve, avec un peu de placenta. Toujours cette odeur de naissance, ce parfum de vie autour de nous. Moi, je vérifie le cordon ombilical du veau, puis l'intégrité du vagin et de l'utérus de la mère. L'atmosphère est joyeuse, l'éleveur plaisante, sa mère ramasse deux-trois bricoles, les gosses retournent se coucher.
Bienvenue dans le monde.
Commentaires
MERCI pour ce nouveau post !
Làlàlà comme le trackback ça marche pas avec mon blog, ben je signale ici, que j'ai récidivé:
pour voir Lilly en pleurs sans oublier Fourrure en action, c'est par ici:
lillygrevet.blogspot.com/...
(ouhouhou c'est même pas en lien..... comment ça c'est pas ctrl maj A ici ?............. fu fu fu
pardon à toi Fourrure pour ma médiocrité en informatique et merci pour ta patience -p'tain heureusement que je n'étais pas à sa portée en fait-)
MERCI pour ce nouveau post !
Làlàlà comme le trackback ça marche pas avec mon blog, ben je signale ici, que j'ai récidivé:
pour voir Lilly en pleurs sans oublier Fourrure en action, c'est par ici:
lillygrevet.blogspot.com/...
Hé j'ai fait un lien, grandiose !! fu fu fu
Voilà je suis complétement à la masse........................
illustration parfaite de ma grande intelligence: j'ouvre une fenêtre pour mettre un commentaire, je me trompe en disant "c'est même pas en lien" au lieu de "c'est même en lien", je... comment expliquer, je sais même pas comment j'ai fait.... j'ai cru avoir perdu cette fenêtre, alors je refais le commentaire.......
donc voilà tadam!
Je suis douée hein?
(-_-)° La honte... je sens qu'on va se foutre de ma gueule et ce sera bien fait!
Oui je sais, je suis une grosse boulette... je vais m'enfuir, me cacher, disparaitre.......
Fourrure : Tout ça pour être sure que tout le monde suive ton lien ! Pas mal joué ! Et merci pour le dessin
@Fourrure : "une naissance, c'est juste jouissif"....... c'est curieux, certains prétendent que c'est bien avant que c'est jouissif, au moment de la conception par exemple. Mais bon, j'dis ça j'dis rien !
@Lilly : C'est vrai que c'est curieux de constater que sur les 3 commentaires, tu en as écrit...3. Mais bon, j'ai fait la même boulette, sur le blog d'Eolas je crois, alors je suis mal placé pour te jeter la pierre.
Sinon, bises à tous les deux, et bravo pour vos blogs
J'aimerai bien assister à la naissance d'un petit poulain, j'arrive toujours trop tard. Alors cette année, il y a 5 poulinages de prévus chez les personnes qui me garde mon cheval en pension, alors peut être avec un peu de chance, on ne sait jamais :)
Fourrure : Les juments sont des spécialistes de la naissance en vitesse dans un coin dès que tout le monde a le dos tourné, entre 5h11 et 5h12 du matin... Bonne chance cela dit !
@FeliX : tu remarqueras que le caractère jouissif de la chose, dans les deux cas, est nettement en faveur de celui qui est face à la vulve. Pour sa propriétaire, c'est nettement moins garanti... La nature est-elle misogyne... ?
Fourrure : Gros malin
lors de mon stage en rurale (le seul et l'unique, j'ai choisi les carnivores...), en Normandie, en élevage laitier... j'étais émerveillée par les vêlages ! Le véto a été super sympa, parce qu'une fois c'est moi qui ait posé les lacks et sorti le veau (enfin, le deuxième, c'était des jumeaux, et en fait c'était un vêlage eutocique, mais l'éleveur était débutant donc avait téléphoné), j'étais trop fière... Et même une autre fois on est restés 5 minutes de plus parce que j'étais toute émue de voir la vache lécher son veau... C'est vraiment un bon moment (quand tout se passe bien), que tu décris admirablement bien (quelle plume!)!
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Y'a-t-il une vie après avoir été passionné en la donnant?
Les vêlages sont effectivement ennivrants...rares ont été les veaux plus petits que moi et je dois dire que je ressens la même adrénaline, le même plaisir et quel immense vide après...
Mon dernier vêlage s'est terminé sur une rupture de mon long biceps dans sa partie proximale, c'est un euphémisme de dire que ça fait très mal...mon physique m'avait lâché depuis deux ans et je ne pouvais pas arrêter quand même. Il est très difficile d'expliquer que c'est possible d'être drogué...de vêlages! Même deux ans après mon arrêt, je sens encore cette odeur, ce sont les souvenirs les plus clairs et les plus vifs qui me reviennent en pleine figure...Il y a une vie pour les vétos réformés...pas la même...Parfois j'enrage de ces lésions irréversibles qui m'éloignent à jamais d'un plaisir difficile à expliquer...Oui, le téléphone qui sonne à trois heures du matin, une césarienne par moins 17, onglée en prime ça peut faire plaisir...moi j'y courrais...comme vous apparemment... Me restent heureusement quelques vêlages eutociques ( =qui se seraient sans doute passé de l'intervention du vétérinaire) chez des amis agriculteurs suffisamment proches pour mesurer le vide qui s'installe après la rurale. Entre certains confrères qui me voient en concurrence déloyale si j'assiste à ce spectacle pour moi aujourd'hui à jamais interdit et mes kiné, chirurgiens, ostéo et rhumato qui ne comprennent pas qu'on peut se massacrer juste pour ça...il y a vos écrits...Et...Vos écrits sont conformes à la réalité et proches de la perfection lorsque l'on veut vraiment intégrer ce qui se passe dans la tête du véto. Visiblement nous n'avons pas les mêmes techniques sans doute des physiques très différents mais l'approche mentale, affective, sensorielle est en tout point semblable, c'en est presque attendrissant. Me voilà encore une fois comblée par un billet certes ancien mais auquel je n'ai pas pu m'empêcher de répondre...
Puissiez-vous continuer...d'écrire et de pratiquer. ;-)!
Clin d'oeil con mais fraternel....
Cette année, les vêlages que j'ai faits n'ont pas été joyeux : deux fois des montbéliardes, deux élevages différents, deux morts-nés...
Le deuxième plus impressionnant, une vache pas très grosse, Alaska46 (vache achetée, pour la différencier d'Alaska, abondance née sur la ferme), avec un veau aussi gros qu'elle...
Né vivant, mais pas vif du tout, il est mort cinq minutes plus tard, 21h à peu près...
Les autres, ils étaient déjà faits quand je suis arrivée !
Mais cette odeur de liquide amniotique, de sang... m'est familière, agréable, les premières fois ont été avec la chatte de la famille qu'on assistait, puis les vaches, les chèvres...
Merci encore pour ces articles qui m'éveillent plein de souvenirs !!
Vacances à la campagne, à la ferme.
Le fiston avait cinq ans à tout casser. Il déboule en fin d'après-midi, hurlant comme un malade : "Jacques a dit que sa vache allait faire le petit bientôt, je veux voir le bébé!"
Bon...
Moi, question idiote : "Jacques, à peu près vers quelle heure, l'accouchement???"
Jacques, réponse : un sourcil levé, style "ma pauvre fille, t'es bien une citadine!"
Nous tous, installés sur des bottes de paille, un peu à l'écart pour ne pas gêner la vache. Le fiston attentif comme jamais.
Jusqu'à minuit.
Le petit est né (assez facilement). Un miracle, une douceur, un moment merveilleux. Mon fils n'a jamais oublié... surtout pas le moment ou son père et le Jacques ont du tirer sur les papattes, pour aider un peu. Il avait peur que le bébé ne souffre de ce "tirage".
Il voulait rapporter le veau à Paris. Il l'a appelé "Prince".
Nous lui avons expliqué qu'il vivrait mieux, et très longtemps en Bretagne, qu'il aurait une famille.
Allez expliquer à un gosse de cinq ans émerveillé par le miracle de la vie naissante que son bébé allait terminer dans une assiette, impossible...
Vous contez merveilleusement. je me suis brusquement retrouvée dans la ferme de mes cousins, à tirer le veau. Souvenirs , souvenirs.
Quelques années plus tôt, je m'étais faite assommer par une vache à qui le veau avait été retiré. je vois encore la tête du médecin et ma tronche dans la glace. ouille !
ça doit être merveilleux ces moments de naissance!! merci de nous les faire partager!!!
J'adore votre site mais cet article-ci spécialement.
Ca me rappelle beaucoup James Herriot que vous ne pouvez pas ne pas connaitre.
C'est un compliment.
Veau -> vêlage
Poulain -> poulinage
Agneau -> agnelage
Chiot -> chiottage
Porcelet -> cochonnage (???)
Et chaton ? Et chevreau ?
Fourrure :
J'ai déjà entendu chatonnage et bicotage, mais je ne suis pas sûr que ces termes soient très "officiels".
Tes mots sont beaux, on sent que tu aimes ton métier et la vie qu'il peut amener.. Merci de nous le faire partager !
Bonjour M. Fourrure, je sais que ce post remonte mais je suis retombée dessus et j'ai une question. Vous écrivez "que le veau sera un mâle, ou une femelle, que ce ne seront pas des jumeaux." => Est-ce que c'est seulement une façon de parler ou est-ce que les éleveurs ne sont pas contents quand il y a des jumeaux ? Pour quelle raison ? Désolée si vous avez déjà répondu à la question dans un autre post...