Le cas de merde

Le cas de merde frappe sans prévenir.

Le cas de merde arrive en urgence, au détour d'une consultation banale, voire d'une simple visite vaccinale.

Le cas de merde est un compagnon familier, je le surnomme affectueusement le CDM. Mes collègues, au boulot, parlent plutôt de CPF : le Cas Pour Fourrure. Ils me les balancent tous dans les jambes, car je passe pour le House maison. Je me trouve pourtant plus d'affinités avec Cameron. En moins sexy sans doute.

Le cas de merde est complexe. Son diagnostic différentiel est large, il offre de nombreuses hypothèses, à hiérarchiser puis à explorer. Dans un bon cas de merde, les délais de réponse de certaines analyses sont longs, ou les examens sont chers, voire les deux. Et dans un bon cas de merde, quand on a les premiers résultats, ils restent équivoques, et demandent plus d'investigations. Encore mieux : ils offrent une première réponse, on s'engouffre dans l'hypothèse ainsi privilégiée, pour l'abandonner à la lumière d'un autre examen qui révèle les interprétations alternatives possibles pour le premier.

Quand on essaye de vulgariser, d'expliquer simplement un cas de merde au propriétaire du chien, on se retrouve vite à user de comparaisons et de métaphores tellement tarabiscotées qu'on embrouille tout le monde, y compris soi-même.

Le cas de merde idéal est grave, mais parfois, la maladie peut juste être pénible et difficile à prendre en charge (dédicace à la dermatologie), et même pas grave. Du coup, dans ce dernier cas, cela en devient démotivant. Perte d'enjeu, en quelque sorte.

Les cas de merde peuvent s'illustrer sur des grands tableaux blancs plein de flèches et d'hypothèses rayées ou rajoutées. Mes confrères les regardent toujours d'un air effrayé.

Le cas de merde est meilleur s'il est cher : il le sera toujours s'il demande de nombreux examens et une hospitalisation (le temps de comprendre, ou de protéger l'animal avec un perfusion par exemple en attendant de savoir). C'est encore pire s'il se termine par une chirurgie, surtout si c'est une laparotomie exploratrice (quand on ouvre le ventre juste pour voir ce qui se passe dedans). Parfois, le cas de merde coûte une fortune, prend du temps et s'achève par un diagnostic de trouble bénin. Tant mieux pour le chien, mais le propriétaire voit souvent ce genre de conclusion d'un mauvais œil.

Quand un cas passe du statut de simple cas à celui de cas de merde, il faut l'expliquer au maître de l'animal, et là, les choses se gâtent. Les gens admettent bien que la maladie de leur animal puisse être compliquée, mais pas que l'on ne trouve pas ce qu'il a, surtout si on l'a gardé hospitalisé 24 heures, le temps de l'observer et de mettre les choses à plat.

Il est horrible d'expliquer un diagnostic différentiel à un client. D'abord, c'est long et fastidieux, et la démarche n'est pas intuitive pour ceux qui ne pratiquent pas le raisonnement diagnostique. En général, les gens s'arrêtent sur un point, et bloquent dessus. Ils finissent par admettre la hiérarchisation des examens et des déductions, mais ont du mal à saisir l'interpénétration des choix liés à la pure logique médicale, de ceux liés à la faisabilité des examens, et de ceux liés à leur coût ; nous aussi, parfois, parce que les gens sont rarement clairs dans l'expression de ce qu'ils désirent pour leur animal (en dehors du fait "qu'il ne souffre pas, docteur").

Le propriétaire du cas de merde peut être extrêmement pénible, désagréable, voire franchement con. Il peut aussi être adorable, ne me faite pas dire ce que je n'ai pas dit. Dans cette dernière éventualité, les cas de merde sont beaucoup moins stressants. Parfois, c'est l'animal lui-même qui compliqué sérieusement le cas de merde : allez passer des heures à soigner un chien qui essaye de vous mordre, un chat sauvage, ou un animal qui déverse en permanence des fluides fétides, purulents, répugnants. Un vrai sacerdoce.

Pour que le cas de merde devienne encore pire, il est idéal que les propriétaires aillent se mêler de la démarche en farfouillant sur le net, en contactant un deuxième véto voire en embarquant l'animal chez un confrère, de préférence avec des résultats partiels et aucun élément de la démarche diagnostique en cours.

Une variante de ce dernier point me désespère : quand on commence à me parler d'homéopathie, de fleurs de Bach ou d'autres "médecines alternatives". Ne me mettez pas ces choses au milieu de mon œuvre. Ou démerdez-vous sans moi. Those damned bastards put midichlorians into the pure sanctity of the Force. Ou un truc comme ça.

Le top, c'est quand un médecin pour humains se mêle de mon cas de merde. En me prenant de haut, en balançant un diagnostic ou un commentaire lapidaire, et en mettant la vie de l'animal en danger. Dédicace aux endocrinologues (ou apprentis endocrinos) qui confondent diabète sucré du chien et diabète sucré de l'humain.

Le cas de merde se déplace parfois en bande. Pour moi, un cas de merde par semaine est une fréquence bien suffisante. C'est l'enfer quand j'en ai trois ou quatre en même temps. J'en perd le sommeil.

Le cas de merde est la quintessence du cas complexe, lourd, nuancé, difficile à expliquer, cher et de mauvais pronostic.

Quand le cas de merde s'en sort, je suis un héros. Au moins pour moi-même. Parfois, ou souvent, les propriétaires des animaux ne réalisent pas. Pas grave.

Quand le cas de merde meurt, je suis parfois un héros, parfois un incapable qui se permet de sortir une grosse facture en plus. Moi, en général, je suis fracassé.

En fait, un cas de merde, c'est comme un cas intéressant, mais avec l'empathie et l'investissement émotionnel en plus.

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