Fahrenheit 2010

Fahrenheit 2010Fahrenheit 2010 se lit comme un cri, un grondement ou une expiration. Isabelle Desesquelles est libraire, était la directrice de l'une des plus grande et plus anciennes librairies indépendantes de France. Une librairie que j'ai fréquenté dans mes jeunes années. Sans doute y ai-je croisé l'auteur et ses personnages. Peut-être m'ont ils orienté. Dans cette librairie, je me perdais.

Je n'ai jamais songé à m'en plaindre, remarquez.

Fahrenheit 2010 est une autobiographie, un témoignage ou un documentaire, une parcelle de vie, une histoire, un peu la nôtre, un peu celle des livres, l'histoire d'Isabelle Desesquelles. Masquant, pour la forme, les noms et les lieux afin de mieux raconter l'essentiel, brossant des portraits cruels mais plus désespérés que méchants, culpabilisant et s'interpellant sans cesse tout au long de ces pages qui s'enchaînent comme des cris de rage et d'impuissance.

Car c'est l'impuissance qui domine la lecture de l'histoire de cette libraire dont l'institution livresque a été rachetée par un grand groupe bien décidé à rationaliser et organiser ce stock et ces méthodes de vente, faire de ces indépendants le numéro un français, niquer la FNAC tout en prenant garde à Cultura. C'est dire la médiocrité de ce blondinet décidé à les mettre au pas, qui annonce sans fard : "les seuls dont je me méfie vraiment, c'est Cultura." C'est dire le nivellement par le bas. Car nous en connaissons tous, de ces grandes librairies à l'ancienne, que l'on explore timidement, sans oser s'imposer tellement le lieu est habité par une présence dont nous n'avons pas l'habitude. Par les livres, par des libraires qui conseillent et proposent au lieu de rester bien sagement dans l'ombre pour simplement trouver le bouquin que l'on recherchait. Bien loin des supermarchés. Il m'a fallu plusieurs visites pour me sentir à l'aise dans des murs de ce genre, pour arpenter sans appréhension les salles d'Ombres blanches ou de la librairie Privat. Tiens, quand on cherche cette dernière, on n'a qu'un site anonyme en .com . Et après cette lecture, je n'oserai y retourner aujourd'hui...

Un repas en famille chassait un dîner entre amis, tu te taisais, mais aussi tu écoutais. Médecin hospitalier, enseignant, puéricultrice, ingénieur : tous dépassés par leur travail. Ils expliquaient, racontaient, tremblaient, et tu remplaçais le mot livre par leurs maux à eux et c'était tout comme. Tu aurais pu être rassurée, te dire que tu n'étais pas la seule, que c'était la vie après tout, et le monde qui voulaient ça. Tu as été effrayée. Comme s'il n'y avait plus qu'un seul mot pour dire : livre, malade, élève, avion ou même enfant, tout et tous : marchandise.
Tu ne t'y fais pas à cette valeur marchande, à sa suprématie écrasante. Tu regardes les livres et tu commences à douter. Tu entres dans un hôpital, dans un lycée, dans une crèche, tu montes dans un avion et tu observes la lézarde, tu la vois grandir et ce qui devrait être insupportable, dangereux, devient normal, ordinaire. Terriblement ordinaire.

Fahrenheit 2010 n'est pas un pamphlet, pas une argumentation construite et logique sensée démontrer l'inhumanité d'un système commercial broyant toutes valeurs humaines et culturelles. Fahrenheit 2010 est bien plus un témoignage livré au rythme saccadé du désespoir et de la rage d'une libraire qui culpabilise lorsqu'elle se laisse entraîner dans un système qu'elle refuse viscéralement mais contre lequel, pour s'élever, il lui faudra des mois de colère étouffée. L'histoire du blondinet, de beurk et de gus tient parfois de la farce grotesque et sinistre, j'imagine avec difficulté la médiocrité de certaines scènes lorsque je me dis, au fil des pages : "ce soir là elle était là à vivre ça, et moi, où étais-je ?" Réalité tellement insensée qu'il devient presque impossible de se l'approprier, de l'habiter. Pierre Assouline en parle remarquablement bien sur les pages de son blog.

Gros lecteur, j'avais l'habitude d'expéditions toulousaines pendant lesquelles je chargeais dans mon coffre des dizaines de volumes achetés dans ma librairie préférée, pas celle d'Isabelle Desesquelle, celle de Kathy Martin. Oh, ce n'a jamais été sa librairie, elle n'en a été (n'en est ?) que l'inspiration et l'âme côté science-fiction ou fantasy, quand ses complices incarnaient la bande dessinée ou le polar. BDCiné était devenu le refuge des mes années étudiantes, mon plus gros budget, le lieu de souvenirs devenus quelques mots ou quelques traits dans la page de garde de mes bouquins, dédicaces et rencontres, discussions et fascination. Aujourd'hui, BDCiné a subit le même sort que la librairie d'Isabelle Desesquelle, et je ne m'y rends plus que pour le plaisir de rencontrer Kathy, pour me souvenir et, en silence, soupirer. Car la machine semble bien avoir réussi à broyer ceux qui incarnaient une passion et un plaisir, ceux qui me conseillaient avec une joie évidente leur dernière trouvaille, leur dernière tocade. Je continuais à venir même lorsque l'enseigne bleue avait remplacé celle de BDCiné, déprimé par les cernes et les mines fermées, par la disparition de l'énergie et du rêve qui semblaient exsuder des pages de ces mondes imaginaires sagement rangés. Kathy m'avait dit, il y a plus d'une décennie : "j'ai tout".

Que lui reste-t-il ?

Que nous reste-t-il ?

Elle m'a dit : "je n'ai plus de stock, mon biquet". Et parce que j'insistais : "prends celui-là, j'ai bien aimé". J'en ai presque pleuré. Ma libraire préférée, on l'avait enfermée dans un placard à balais. Le rayon de son acolyte avait été carrément supprimé. Et même de venir et d'essayer de leur dire à quel point je les appréciais ne semblait plus pouvoir illuminer cette boue de tristesse et de résignation. Le livre d'Isabelle Desquelles n'est pas seulement son histoire, c'est aussi la leur, celle de ces libraires qu'elle ne connaît sans doute pas comme de tout ceux que je n'ai, moi non plus, jamais rencontrés.

Moi, je n'ai pas de morale à en tirer. J'espère juste que l'auteur a su retrouver le sommeil et redresser la tête, qu'elle n'a plus honte. Je n'ose espérer qu'elle n'ai rien à regretter. J'ai écrit ce billet qui n'a rien de vétérinaire car c'est l'histoire de l'impuissance, de la résignation, de notre vie aujourd'hui.

Qui a dit : "directive services" ?

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