Champ de bataille

Samedi, 12h00

Fin de matinée tranquille, je rentre chez moi. Il y a trois rendez-vous en tout début d'après-midi, des trucs très simples, genre retrait de points. Ca fait quelques semaines (mois ?) que les samedis après-midi sont vraiment calmes... Je croise une dame en partant, elle porte un chat en courant vers la clinique. Olivier, mon confrère, est de garde, il va gérer.

Samedi, 14h05

Je suis un tout petit peu en retard, mon confrère et l'ASV (auxiliaire de santé vétérinaire) sont déjà là. Elle m'interpelle du fond de la clinique lorsque je passe la porte : "Docteur, il y a déjà deux chiens à sanglier ouverts dans la courette, un troisième arrive !"
Je soupire.
J'ai à peine passé la porte, que, derrière moi, un pick up se gare dans un grand fracas, j'entends les hurlements caractéristiques des chiens de chasse au sanglier. C'est celui de Benoit, un jeune chasseur de la commune.

Ce soir, on m'attends pour un repas avec des amis que je n'ai pas vu depuis très longtemps, je sens que c'est mal parti...

Je ne me retourne même pas vers le dernier arrivé, qui sort son chien du pick up. Je vais voir les deux premiers dans la courette. Un rapide coup d'oeil : une joue coupée, je vois les masséters. L'autre a une très vilaine morsure à la cuisse, les muscles sont déchirés mais ça n'a pas l'air très profond. Tous les deux remuent la queue en me voyant à la porte du chenil. Ils peuvent attendre, je vais voir le nouvel arrivant.

Samedi, 14h10

Le chasseur porte son chien, il n'a pas l'air trop affolé. Je le connais bien, pas d'inquiétude avec lui. C'est un habitué de la clinique, ses chiens vont souvent au carton. La bestiole a l'air assez âgée.
J'enfile ma blouse. "La chasse a été longue ?
- A peine une heure, mais ils ont couru.
- Vieux, celui-là, non ?
- 6 ans."
OK, perfusion à bloc, il doit être déshydraté, il va falloir lui protéger les reins. Je pose un cathéter, je jette un oeil par la porte. Mon confrère prend rapidement en charge le dernier rendez-vous, il va pouvoir se mettre aussi aux sutures. Trois chiens, ça va. J'entends le téléphone sonner, puis la voix de Francesca, l'ASV. Quelques mots : "pas de problème, on vous attend."

Aïe.

"D'autres chiens blessés, Benoit ?
- Ils courent tous pour le moment, je ne sais pas, j'ai juste ces trois là."
Il tient le chien qui attends patiemment et ne bronche pas quand je pose le cathéter. Le griffon s'endort rapidement, je tonds grossièrement la zone de la blessure. J'ouvre la boite 1', petite suture, je reste dans la salle de préparation. On aura peut-être besoin du "vrai" bloc pour une opération plus lourde.
Benoit a l'air un peu anxieux. Dès que le chien est endormi, il file à la recherche du reste de sa meute, qui court toujours avec le reste de son équipe. Nettoyage, désinfection, moi, je suture.
C'est une plaie assez vilaine à l'antérieur gauche, un muscle à moitié tranché, ce sera assez vite réparé. Surjet musculaire, pose de drain, suture cutanée...
L'ASV passe voir si j'ai besoin de quelque chose, j'en profite pour me renseigner. "Le coup de fil, c'était quoi ?
- Une autre équipe qui arrive avec 5 chiens."

Ca fait 8 avec les trois qui sont déjà là. Le repas de ce soir va se mériter...

Samedi, 14h45

Mon confrère passe la tête par la porte de la salle de préparation, juste un coup d'oeil, et repart finir les consultations.
J'entends la voix de l'ASV à l'accueil. "Vous pouvez le peser s'il vous plait ?"
François, un chasseur d'une autre équipe du canton, se tient dans la porte, un chien dans les bras. Je suis en train de finir ma suture, le chien commence à se réveiller. "Il a quoi ?
- Un petit trou sous le ventre, ya du gras qui sort. Et il est blessé au bout de la patte, ça saigne pas mal."
Effectivement, le sol est déjà rouge. L'odeur du sang commence à dominer celle des désinfectants. Petit trou perforant, c'est probablement une éventration, c'est à dire un trou dans l'abdomen. Le petit bout de gras, ça doit être du mésentère. Tant mieux, c'est un tissu solide et qui bouche très bien ce genre de blessure. J'ai fini ma première suture, je prends le chien dans mes bras et le pose dans une cage.
"Posez-le sur la table de chirurgie directement, j'arrive."
L'hémorragie au bout de la patte semble peu intense, on verra après, ça ne doit pas être bien grave, je me concentre sur cette perforation abdominale. Cathéter, anesthésique, le chien tombe, je le place sur le dos, le chasseur attends le diagnostic. Je tonds rapidement un cercle d'une dizaine de centimètres de rayon autour du petit bout de gras qui pendouille. Je prends quelques minutes pour le nettoyer, puis le désinfecter, je le fixe avec une pince, et j'élargis la plaie cutanée. Très jolie perforation de trois centimètres en plein sur la ligne blanche, je passe un doigt dans l'abdomen, je palpe les organes à proximité : le foie, l'estomac, le diaphragme, tout est parfaitement lisse, pas d'irrégularité, une lésion interne est hautement improbable. Je re-nettoie le bout de mésentère, et je le repousse dans l'abdomen. Je poserais un drain sous-cutané avant de refermer tout ça.

Samedi, 15h00

J'entends la voix de mon confrère qui discute avec un chasseur de l'équipe de François. Il y a un chien salement touché, apparemment. Il ne pose pas la patte du tout... ce qui est mauvais signe, ces chiens ont une endurance délirante à la douleur. S'il ne prend pas d'appui, c'est qu'elle est cassée. Ou pire. Un portable sonne, les chasseurs se tiennent au courant. Mon confrère examine rapidement un autre chien, il m'annonce un pneumothorax. C'est sans doute plus urgent que la patte en vrac, mais il vaut mieux qu'il s'occupe de cette dernière, il est meilleur que moi en chirurgie ostéo-articulaire. Le pneumothorax peut attendre un peu, de toute façon, et j'ai presque fini de recoudre mon chien. Il faut juste que je jette un oeil sur cette patte qui saigne.

Samedi, 15h30

Mon confrère a endormi son chien, je l'entends marmonner des "putain putain putain" en découvrant l'étendue des dégâts sur l'humérus du chien qui ne pose pas la patte.

Je suis en train de jeter un oeil sur ce bout de patte qui saigne, en réfléchissant déjà à la suture du pneumothorax qui va suivre. Aïe... C'est plus sérieux que je ne pensais, le thorax va devoir attendre encore un peu : le sanglier a mordu et séparé deux doigts. En plus c'est plein de terre et de sable. Nettoyage, suture...

J'entends le téléphone sonner, la voix de la secrétaire. "Pas de problème, on vous attends".
Là je commence à halluciner. Je l'appelle, de toute façon il faut qu'elle m'aide pour nettoyer cette patte blessée. "C'était quoi ?
- Une équipe de chasseur, au moins 7 chiens, il arrivent d'ici une demi-heure"

15 chiens, à deux, c'est du délire, je lui demande d'appeler ma femme, qui est vétérinaire aussi mais qui ne bosse pas aujourd'hui, enfin, normalement. On ne s'en sortira pas, sinon. Je lui demande aussi de refuser tous les rendez-vous pour l'après-midi et d'aiguiller d'éventuelles autres meutes sur des confrères. 15 chiens. Ca me donne le vertige, je finis de nettoyer la patte du chien, je sors des gravillons, des épines, de l'herbe, le tout bien au fond sous les coussinets. Je vais suturer le dessus de la patte mais laisser une ouverture en dessous. Le chasseur nettoiera ça tous les jours, ça ne sert à rien de fermer hermétiquement, la blessure est trop septique.

Je soupire : "si jamais une autre équipe appelle, tu leur dit d'aller voir des confrères."
L'ASV hoche la tête en galopant, un paquet de compresses à la main.

Samedi, 15h45

Un chasseur arrive en courant, la troisième équipe : "il est blessé au cou, il saigne énormément !"
Je pose mes trois dernières sutures en une minute, puis je donne des instructions à l'ASV pour qu'elle fasse poser ce chien dans un coin du bloc, pour surveiller son réveil. J'indique au propriétaire du chien blessé au thorax qu'il va sans doute falloir attendre un peu. Le griffon en question me regarde en remuant la queue, je pars en courant vers le parking.

J'accompagne le chasseur qui porte son chien, sonné et le dépose sur la table du bloc. Francesca (l'ASV) a à peine eu le temps de passer un coup rapide dessus. Nous n'en sommes plus là...

Pendant ce temps, j'entends mon confrère soupirer en prenant la mesure des dégâts sur sa "patte cassée". Muscles en lambeaux, fragments osseux épars, il décide de faire une radio. A l'entendre, je me demande si le jeu en vaut la chandelle. Un chien sur trois pattes, les chasseurs ne sont pas fans.

Je pose très rapidement une voie veineuse, une poche de colloïdes, le chien est presque blanc mais il respire, son poul est régulier et il est conscient. Pas pour longtemps : les anesthésiques, dosés à peine à 25% de la dose, le plongent dans le sommeil. Je mets le chien sur le dos, j'étends sa tête, le propriétaire du chien est penché à côté de moi, son anxiété est palpable. Je le connais bien, c'est un éleveur de limousines, nous nous voyons souvent pour ses vaches. Presque un ami. Je n'essaie pas de le rassurer, nous n'en sommes plus là : "la blessure est vraiment très mal placée, je crains qu'une des branches des artères qui vont au cerveau soit déchirée. Là, il y a un gros caillot qui bouche, donc ça a arrêté de saigner. Mais ça risque de reprendre dès que je vais explorer la plaie. Il risque d'y passer, mais on n'a pas le choix."
J'hésite : laisser le caillot en refermant bêtement la blessure, ça peut marcher à court terme, mais dans quelques jours, le caillot qui a arrêté l'hémorragie risque de disparaitre avant que l'artère soit cicatrisée, ce qui signifierait une nouvelle hémorragie, et, sans doute, la mort du chien. De plus, je ne sais pas vraiment quels sont les dégâts là-dessous, il y a le larynx à quelques millimètres... Je choisis la méthode interventionniste : au moins, s'il y reste, j'aurais tout tenté. Je commence très lentement la dissection des muscles déchirés, m'enfonçant progressivement vers l'hyoïde et les carotides. Franchement, je n'en mène pas large, ça peut m'exploser à la figure à tout instant.

Samedi, 16h20

J'écarte un à un la multitude de muscles qui sillonnent cette petite région du cou, ce qui correspond plus ou moins à la pomme d'Adam chez l'homme. Mes cours d'anatomie me semblent bien loin. Je progresse avec méthode, je retire petit à petit les fragments de caillot, m'attendant à l'hémorragie à tout instant. C'est de plus en plus profond, je me demande jusqu'où a été le sanglier. Je commence à m'inquiéter pour la trachée... Il n'a pas craché de sang, elle ne devrait pas être abîmée ? Mais le chasseur a pu louper ça dans sa panique. Il vient de me dire qu'il a trouvé un autre de ses chiens à côté de celui-ci, égorgé, mort. Il est livide.
Dans le doute, je lâche mes instruments et j'enfonce mes doigts au fond de la gorge du chien, je palpe et j'inspecte. L'hématome est visible à travers la paroi du pharynx, mais je ne sens pas de déchirure. J'hésite, j'intube le chien, ça m'aidera à localiser les structures dans ma dissection.
Je continue mon exploration circonspecte, et je découvre un nouveau désastre : la branche de l'hyoïde est cassée, net. Ces touts petits os servent à soutenir toute la structure rhinopharyngée, je ne suis pas sûr que ce chien pourra déglutir et respirer normalement... L'os est irréparable, c'est trop fin. La blessure semble ne pas aller beaucoup plus loin. En dessous, je découvre une "petite" artère déchirée. Elle a pu saigner beaucoup, mais c'est beaucoup moins grave qu'une carotide, ça colle. Je referme tout ça, je tente de suturer les muscles autour de l'hyoïde, puis je referme plan par plan. J'explique mes doutes et mes espoirs à son maître. Il va falloir donner de la nourriture liquide à ce chien pendant plusieurs jours, éviter tout effort respiratoire, et il sera peut-être incapable d'avaler. Le chasseur encaisse, il me fait confiance, et ça me fait mal : je me sens tellement petit face à de tel dégâts, est-ce que j'ai fait les bons choix ? Je termine mes sutures, le pneumothorax m'attend dans le couloir. Je l'avais presque oublié, avec les 8 ou 10 autres chiens qui restent à réparer. J'espère que ma femme va bientôt arriver.

Je sais que mon confrère en a encore pour longtemps, ces dégâts musculaires sont toujours très lourds, je suis content qu'il s'en occupe.

Samedi, 17h00

Le chien blessé au cou est placé dans une cage, au chenil, avec sa perfusion et des couvertures.
Le chasseur suivant a déjà placé son pneumothorax sur la table de chirurgie. Je souris, je devine qu'il veut qu'on s'occupe de son chien.
Je me dirige vers lui, je l'examine rapidement. Le cœur est impec, j'entends le bruit caractéristique de l'air entre les plèvres, il y a une côte cassée. Pour l'instant, les muscles et la peau colmatent à peu près le trou. Je prends mon temps pour tout préparer. Pose de cathéter, perfusion, je choisis une sonde trachéale et prépare le circuit anesthésique. J'en profite pour expliquer à un chasseur à côté de moi comment on ballonne un chien. J'espère que ma femme va bientôt arriver.
Mon confrère commente sa radio à haute voix, histoire que j'en profite : des fragments osseux un peu partout mais l'os semble peu abîmé, il se lance dans la suture.
Le téléphone sonne, j'ai du mal à cacher mon agacement lorsque notre ASV m'annonce que M. Dupont nous attend pour la prise de sang sur sa brebis. Je parle très fort, histoire qu'il entende directement. "Dis lui qu'on est désolé mais que c'est un champs de bataille, ici, on ne pourra pas venir aujourd'hui, il n'y a qu'à reprendre un rendez-vous pour la semaine prochaine, ce n'est pas urgent !" Elle hoche la tête et se prête au jeu en répétant la même chose de manière un peu moins directe, puis raccroche. "Il est en colère, commente-t-elle.
- M'en fiche, s'il n'est pas content il n'a qu'à aller voir ailleurs. De toute façon il est en colère dès qu'on ne dit pas oui à ses moindres caprices."
Le téléphone resonne. Je resoupire. L'ASV lève les yeux au ciel.
"Non, ce n'est pas possible, il y a déjà trois meutes ici." J'hallucine, le gel anesthésique pour la sonde endotrachéale dans les mains, la blouse couverte de sang. Quatre meutes. Elle raccroche.
"C'est l'équipe de Larroque, ils ont quatre chiens blessés." Elle hésite : "ils ont râlé." Peu importe, ils comprendront.

J'entends la voix de ma femme qui arrive et constate l'étendue du désastre, je suis son regard. Le sol est couvert de sang piétiné, de boue tombée des bottes des chasseurs. Ils sont au moins sept maintenant, à discuter en refaisant le match, à regarder leurs chiens avec angoisse, à écouter mes explications ou à surveiller le réveil du dernier. Certains sont sortis, écœurés par le sang. D'autres aimeraient bien mettre les doigts dedans quand je palpe une blessure en commentant les dégâts. Il y a des mouchetures de sang sur les murs, c'est le pneumothorax, sur la table, qui remue sa queue ensanglantée en haletant discrètement. Je le regarde attendri, avec ses blessures de guerre. Con de chien.

Samedi, 17h45

J'endors le chien avec son pneumothorax, je le place rapidement sur le dos puis l'intube, il dort mal, je dois le repousser. Ma femme a enfilé une blouse blanche, elle cherche ses marques dans ce souk. Nous plaçons la sonde endotrachéale ensemble, je lui explique les particularités de notre circuit anesthésique. L'ASV guette en courant d'une pièce à l'autre, elle renouvelle les stocks de compresses, nous apporte les cathéters, poches de perfusions et autres bobines de fil de suture. Un chasseur commente : "elle en fait des kilomètres !" Je souris.
Tonte, nettoyage et désinfection large autour de la blessure au thorax, j'ouvre largement la peau pour mieux voir les dégâts sur la paroi thoracique. Il y a une côte cassée, l'ouverture est assez large. Je suture les muscles intercostaux, un surjet que je fermerais au dernier moment. Les points sont difficiles à placer. Dans la pièce voisine, j'entends mon confrère qui s'exclame : "c'est pas des esquilles d'os c'est des bouts de dents du cochon !"
Les chasseurs se précipitent pour voir, de mon coté, j'arrive au bout du surjet, ma femme surveille le ballon. Le moment fatidique arrive : il va falloir simultanément gonfler les poumons du chien grâce au ballon et comprimer son abdomen, tout en fermant la suture pour rétablir le vide pleural. J'appelle : "Francesca ! J'ai besoin d'aide, immédiatement !"
Elle n'était pas loin, elle connaît la technique, ma femme comprime le ballon, Francesca l'abdomen, je serre mon noeud...

Et merde ! La peau du chien se gonfle tout d'un coup sur le côté de la paroi thoracique, à 15 centimètres de ma suture ! "C'est un double pneumothorax ! Lâchez tout !"
J'ouvre la peau et découvre la seconde blessure : une deuxième côte cassée, bien loin de la première. Je fignole ma première suture, on refera la manœuvre une fois que la seconde sera prête.

De son côté, mon confrère explique à voix basse au propriétaire du chien à la patte blessée que la réparation est terminée mais que la rééducation sera très longue. S'il n'y a pas de dommages nerveux. Dans ce dernier cas, il faudra amputer...

Samedi, 18h00

Ma seconde suture est prête, ma femme et l'ASV sont de nouveau en place, le propriétaire du chien observe. "A trois, on refait le vide !" Je ne crie pas vraiment, mais je parle très fort, très clair, simple et autoritaire. Dans ce genre de situation, il faut être vraiment synchrones. Cette fois, la manœuvre réussit, pas de nouvelle surprise.
Silence total, tout le monde attend que le chien se remette à respirer de lui-même, en guettant une petite fuite au niveau de ma suture. Il y en a une. Je refais un point, puis j'écarte les lèvres de la plaie avant de relancer le rétablissement du vide pleural. "1, 2, 3 !" je serre mon nœud. Nouveau silence. Pas de fuite, cette fois. Tout le monde reprend son manège. Ma femme me propose de finir la suture cutanée, et il y a du boulot. Un ou deux drains, une ouverture en étoile. J'acquiesce, je serais plus utile sur l'estimation des dégâts d'autres chiens.
Mon confrère a déjà attaqué une autre suture, une blessure articulaire.

Samedi, 18h15

Je me dirige vers une salle de consultation en discutant avec les chasseurs des trois équipes. Je leur laisse décider quel sera le chien suivant. Ils me proposent deux chiens différents, je choisis une plaie au thorax. Le trou est petit mais il peut être profond : un autre pneumothorax ? J'aperçois un autre chien avec le même type de blessure : potentiellement un troisième. Heureusement, le premier n'a plus vraiment besoin de l'assistance respiratoire. On verra bien.
Je me lave les mains, savon désinfectant, le chien est sur la table, il remue la queue. J'avertis le chasseur, il va falloir le tenir, je vais explorer la plaie. J'enfonce mes doigts dans la blessure, je cherche le passage vers la cavité pleurale. Le chien couine un peu, il remue plus vite la queue. Il n'y a probablement pas de pneumothorax, je décide de l'endormir : de toute façon, il faut suturer tout ça et poser un drain.
L'ASV passe par là et demande ce que j'ai fait sur chaque chien : elle tient les comptes pour les factures. Je lui réponds tout en posant mon cathéter et en endormant le chien. J'en profite pour lui indiquer les antibiotiques, anti-inflammatoires et autres morphiniques passés sur chacun d'entre eux, et ce qu'il faudra leur prescrire pour la suite.
Je ne sais plus trop ce qui se passe au fond de la clinique, dans le bloc et la salle de préparation, peu importe. Je pose un drain, suture musculaire, suture sous-cutanée, suture cutanée. Au suivant. Un chasseur passe avec un sachet de papillotes en chocolat, il nous les ouvre et nous les fourre dans la bouche en piétinant de ses grosses bottes boueuses les flaques de sang étalées par la serpillère débordée...

Samedi, 19h00

On m'amène un autre chien avec une plaie au thorax. J'ose espérer que je trouverais la même chose que sur le précédent. Il a une petite blessure au sternum, en plus. On m'indique que mon confrère termine la suture articulaire : "il a suturé la capsule". Aïe, encore un qui risque l'arthrose, voire l'arthrite. Je suis content de la répartition des cas, je déteste ces lésions là.
Je discute avec les chasseurs en endormant le chien, après avoir exploré la plaie. Là, c'est sûr, il n'y a pas de pneumothorax, mais une bonne déchirure cutanée et sous-cutanée. De la couture simple, et un drain. J'aime l'ambiance dans cette clinique, l'activité à la fois frénétique et détendue, les chiens, les chasseurs qui discutent le bout de gras et échangent des coups de fil avec leur famille ou leurs amis : "on rentrera tard". On commente le poids des cochons responsables, la longueur de leurs défenses, les différences entre les morsures des laies et les coups de boutoirs des mâles. Un chasseur évoque la laie domestique de deux petits vieux, qui a été chasser avec ses copains les chiens l'autre jour. Il paraît qu'elle avait disparu 19 jours, et que maintenant, elle ne les quitte plus. Un autre commente : elle va être pleine, c'est sûr. Je rigole, ça ne risque pas.

Samedi, 19h30

Je téléphone à mes amis chez qui je dois manger ce soir : je serais en retard...
Maintenant, on m'amène des chiens avec des coupures très superficielles. Quelques agrafes et une suture sur la première, au sternum et à l'aine. La chienne n'apprécie pas mais les chasseurs la tiennent bien. Elle ne crie pas, elle en a vu d'autres, quoiqu'elle n'a pas l'air d'adorer mes aiguilles. Francesca me dit que ma femme est en train de refaire une paupière, et qu'Olivier recoud des masséters.
Je passe au chien suivant, suture cutanée simple, un petit drain, cette fois j'anesthésie mais pour quelques minutes seulement. Les gestes deviennent automatiques. Mon confrère vient me demander mon avis sur le chien suivant. Je devine qu'il fatigue, il ne m'aurait pas demandé d'aide sur un cas comme ça en temps normal. Le cerveau commence à ramollir mais les gestes restent sûrs, enfin, il me semble... Je cherche mon cathéter, où l'ai-je posé ?

Samedi, 20h15

Ma femme a fini, elle contrôle un pansement sur le double pneumothorax. Olivier termine avec une blessure mal placée au milieu du cou, avant d'endormir le dernier, vrai de vrai. Je souffle un coup, ça y est, c'est fini. Je m'étire le dos, j'ai mal à force d'être penché sur ces tables. Benoît, l'un des plus jeunes chasseurs, me regarde d'un air moqueur, son sachet de papillotes à la main : "il en reste un, tu sais ?" Je le regarde incrédule : c'est forcément une blague !

En fait, non, ce n'est pas une blague, la chienne arrive sur trois pattes.

...

Je la pose sur la table, je l'examine rapidement, je l'endors. J'explore la plaie près du genou, elle va loin, ma sonde métallique se glisse entre les plans musculaires sur plus de 15 centimètres. Il va falloir placer un drain.
François, l'un des chasseurs, passe sa tête dans le cadre de la porte de la salle de consultation, transformée en antichambre de film d'horreur. "Tu ne m'as pas dit les traitements pour Athos et Uno ?" Ma femme me propose de prendre la fin de la chirurgie du genou, je prends mon bloc d'ordonnance et les blisters d'antibiotiques. J'explique, chien par chien, les pansements, les soins post-opératoires, les visites de contrôle. J'écris tout. Je réitère mes craintes pour le chien blessé à l'hyoïde.

Je soupire. Il est 21h00.

A 21h30, nous sommes partis pour une heure de route, aller manger chez nos amis. J'apprendrais le lendemain qu'Olivier et Francesca ont fini le ménage à 23h00...

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