Amateurisme

Il y a des fois, comme ça, où on aimerait avoir un tracteur et une remorque de fumier à aller déverser devant le ministère de l'agriculture et de la pêche.

Depuis plusieurs mois maintenant, il est prévu que les départements indemnes de FCO8 du sud ouest et de la Bretagne deviennent "zones réglementées" le jour où y débutera la vaccination contre cette maladie.
En effet, contrairement à l'avis de l'AFSSA et des vétérinaires, le ministère a choisi un plan de vaccination destiné à permettre aux zones les plus touchées de vacciner les premières, dans une louable intention de les soulager dans leurs difficultés économiques. Les experts auraient préféré une vaccination destinée à supprimer la maladie, avec une ceinture de protection autour desdites zones les plus touchées, afin de circonscrire l'épidémie. C'est un choix politique qui a été fait, et je le comprends, il n'est pas injustifié.

Il faut savoir que la plupart des grands veaux (on les appelle des broutards puisqu'ils ont commencé à brouter, contrairement aux veaux sous la mère, ou aux veaux en batterie qui boivent du lait, et uniquement du lait), bref, ces broutards nés en France sont exportés en Italie, qui constitue le principal marché pour les éleveurs français. Si les animaux sont dans une zone infectée, ou réglementée (en "bordure" des zones infectées) et qu'ils ne sont pas vaccinés, l'Italie les refuse. Si un certain délai ne s'est pas passé depuis la vaccination, l'Italie les refuse.
Ceci dure depuis des mois et fait l'objet de négociations serrées entre la France et l'Italie, avec des plans, des arrêtés, les contraintes européennes et nationales, les conflits d'intérêts, etc. C'est toute une filière qui tente de survivre aux cahots de cette crise, éleveurs et négociants les premiers.

Bref, dans ma région (indemne de FCO8 et 1), la vaccination devait commencer le premier juillet. Nous devions donc devenir une "zone réglementée", ce qui interdit de facto l'exportation des broutards jusqu'à ce que les animaux soient valablement protégés, c'est à dire d'ici deux à trois mois selon les protocoles vaccinaux.

Il s'est trouvé qu'un laboratoire a réussi a produire plus de doses vaccinales que prévu, permettant une vaccination anticipée des zones indemnes. On nous a donc annoncé vers le 30 mai que nous allions devenir zone réglementée 15 jours plus tôt que prévu, à savoir le 15 juin, et commencer à vacciner vers cette même date.
Soit. Je me dis que j'ai de la chance : certains départements ont été prévenus la veille de ce changement. Les éleveurs ont donc commencé à vendre des veaux pas finis, ou se sont préparés à les garder bien plus longtemps que la normale (alimenter des animaux que l'on garde plus longtemps que d'habitude sans pouvoir les vendre, ça fait un sacré défaut de trésorerie pour les éleveurs). les négociants se sont organisés pour faire partir tous ces animaux au plus vite, quitte à brader, et à trouver des solutions pour continuer à entretenir le flux d'animaux en se servant dans d'autres régions. Le fait d'être, comme les voisins, une zone réglementée, nous dispense des formalités nécessaire au passage d'un broutard de zone réglementée à zone indemne (que nous étions).
Vous suivez encore ?
Je vais éviter de vous noyer avec les subtilités réglementaires permettant de passer d'une zone réglementée FCO1 comme le Gers ou les Haute-Pyrénées, qui restent néanmoins indemnes de FCO8. Ou sur tous les pièges des différents délais afférents aux différents vaccins, j'ai des pages et des pages d'arrêtés, de communiqués et de protocoles d'accords sur mon bureau.

Vous aurez compris que c'est un casse-tête.

Donc, le 30 mai, nous apprenons que nous passons le 15 juin en zone réglementée, et que nous aurons des vaccins plus tôt que prévu, réservés aux broutards à exporter.
Nous envoyons donc immédiatement un courrier à tous nos clients pour les prévenir, commençons à organiser les tournées tandis que les éleveurs vendent leurs bêtes.
Nous discutons des heures avec nos clients négociants afin de débroussailler la nouvelle organisation.
Nous passons de nombreux coups de fils à la DDSV, responsable de la distribution des vaccins et des certificats d'exportation des broutards, afin de clarifier certains points. Il faut changer tous les certificats d'export. Soit. En utiliser des différents pour des broutards allotés selon le vaccin qui a été utilisé pour eux, leur origine, leur destination. Magnifique.
Nous recevons les coups de fil ou les visites de nos clients, qui veulent des conseils, ou des explications, qui veulent être sûrs de vacciner, nous recensons les broutards, définissons les priorités, commençons à esquisser les tournées, annulons nos jours de repos, nos week-end. Nous commençons à réaliser que nous n'allons pas avoir assez de doses.
Passent les jours, le rythme s'accélère, la pression monte. Nous savons enfin combien de doses nous allons avoir, mais il y a trop de broutards, qui sera prioritaire ? Nous commençons à faire des choix, quitte à vexer, pour la survie des exploitations. Faut-il favoriser les négociants, clef de la vente pour les éleveurs, ou les éleveurs directement ? Je vous laisse imaginer l'ambiance.
Nous commençons à prendre des contacts avec les vétérinaires voisins pour savoir s'ils n'auraient pas trop de doses.
Nous établissons un planning prévisionnel avec notre DSV pour essayer de prévoir l'arrivée des nouveaux lots de vaccins. Je ne lui aurais jamais autant parlé, à celui-là !
Nous passons également du temps avec les responsables des laboratoires d'analyses vétérinaires de la région afin de comparer la réactivité et les tarifs. Qui a une navette, qui répond le jour même, combien ça coûte ?
Le téléphone chauffe, mais tout prend forme. Dans la douleur.

Et puis, avant hier, je reçois un coup de fil d'un négociant, sa voix hésite, moitié rire, moitié larme, moitié rage. Au moins.

"Et tu sais quoi Fourrure ?
- Heuuu, ils se fichent du prévisionnel ? Je t'avais prévenu, ils n'ont pas le contrôle de l'arrivée des doses.
- Non, laisse tomber ça : nous ne sommes pas en zone réglementée.
- Hein ? Mais si, depuis le 15.
- Non, j'ai reçu un fax de la fédé. L'arrêté n'est pas sorti !
- Faxe moi ça, que je téléphone au DSV !"

L'arrêté n'a pas été pris.
Nous sommes toujours en zone indemne : il n'y a pas assez de doses vaccinales.
Quand il y en aura assez, ils publieront.

Quand ?
Quand il y en aura assez.

Notre plan de prophylaxie s'effondre.

Les éleveurs ont vendu trop tôt certains broutards.

Les animaux venus de zones réglementées chez le négociant ne sont plus tous en règle puisque nous ne somme "plus" une zone réglementée, les protocoles sont différents. On en fait quoi ?
Les certificats d'exportations ne sont plus valables, les lettres A/R pour leur expédition n'ont pas fini de fonctionner.

La filière cale à nouveau, l'incertitude est totale. Les chauffeurs italiens piétinent sur le parking autour de leurs camions désinsectisés. On recommence à vendre des broutards de zones indemnes, alors ? Mais si ils publient demain, ils seront bloqués dans le centre de rassemblement. C'est invivable.

Et les éleveurs, quand ils vont savoir, ils vont dire quoi ?

Tout ça, pour ça ?

Parce que le ministère n'avait pas prévu ? Alors qu'il a tous les chiffres ?

EDITION du 23 juin : et paf on repasse en zone réglementée. Tiens, chez les voisins, ils avaient le vaccin et ils ont vacciné, alors qu'ils étaient en zone indemne. Ne vous inquiétez pas, la France gère.

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