Vétérinaire au quotidien

Réflexions et discussions sur le métier de vétérinaire

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samedi 19 mars 2011

Mémé

Les gouttes sont des piliers, les traits d'un mausolée glacé. Une averse drue, une pluie gelée, qui cache un ciel d'hiver sombre et sans espoir.
Je suis seul, je suis tout seul. Est-ce qu'il fallait que je sois seul ?
Je suis debout dans le pré, les points serrés. J'ai appelé, je l'ai cherchée. J'ai couru, glissé, j'avais déjà accepté. Elle était retombée. Je pleure et je crie, j'appelle avec rage, j'ouvre le coffre, saisit le flacon, saisit la seringue, je l'ai vue, elle est couchée, entravée, piégée dans les sangles de sa couverture que je viens de détacher. J'ai pris, je m'en suis voulu, le temps de mettre mes bottes. Puis je me suis agenouillé. Son gros souffle de vieille chose pourrait faire de petits nuages s'ils n'étaient aussi assassinés par la pluie glacée. Détrempée, elle gît.
Combien de fois, nous l'avons relevée ? Combien de fois, nous savions que nous ne pourrions recommencer ? Combien de fois, nous savions que nous mentions ? Nous savions le bonheur de nous mentir. De nous faire peur, pour nous préparer. Cette fois, j'ai pleuré. Crié étouffé. Je suis allé vers la voiture, vers le flacon, je me suis retourné. J'y suis retourné. J'ai voulu hésiter. Je savais que cette fois, je ne pourrais pas espérer. Froide certitude. J'étais trempé.
Furieux. Amoureux.
Alors j'y suis retourné, je me suis agenouillé. J'ai pris son adorable grosse tête émaciée de saloperie de vieille morue de jument étique, cette tête qui toujours oscillait autour d'un cou trop maigre, de jambes torturées. J'étais sale, trempé, emboué dans l'argile glacée, et j'ai posé sa foutue grosse tête sur mes genoux, je l'ai caressée, câlinée, appelée. Elle a fermé ses gros yeux de vieille chose, a accepté mes caresses qu'elle dédaignait avec son snobisme de vieille peau, elle tremblait. Elle avait lutté, elle s'était débattue, et je venais seulement de la trouver. En passant la voir, juste avant de partir au boulot.
Je crois que je n'ai jamais cessé de parler. J'ai rempli la seringue, sa tête sur mes genoux, furieux, désespéré, débordant d'amour, de haine. Je l'ai accompagnée, je l'ai bordée, je l'ai cajolée. Elle a fermé les yeux, soupiré, elle m'a accepté. J'ai gardé sa tête osseuse sur mes jambes, je me suis penché, ma main gauche a fait la compression, la droite l'injection.
Ça va aller, mémé, ça va aller.
Ça va forcément aller.

Elle a frémi, elle a tremblé, puis elle est morte sur mes genoux, ma vieille morue de jument, ma tatie danielle, mon emmerdeuse préférée. Elle est morte sur mes genoux, et je l'ai tuée.

Je ne l'ai jamais regretté.

Et je suis tellement heureux de savoir encore la regretter, même si longtemps après.

dimanche 23 janvier 2011

Pour sortir le veau, Chris

Direction chez Colucci, pour quelques prises de sang à faire entre deux visites plus "médicales". L'occasion de discuter avec un papy qui en a vu d'autres, de profiter un peu du soleil et de ne plus réfléchir.

Juste ce qu'il me faut.

Mais comme rien ne se déroule jamais comme prévu, mon téléphone sonne.

Évidemment, c'est pas bien, mais je décroche : la sonnerie de la clinique.

"Dr Fourrure ? C'est Francesca, il faut aller chez Pique, une vache qui a le col ouvert mais il ne sent pas le veau.
- OK, je prends."

Comme si j'avais le choix. Colucci attendra. Demi-tour en live dans le premier chemin, et direction chez Pique. J'y serai dans cinq minutes au plus.

Lorsque j'arrive à la stabulation, il n'y a personne. Il a sans doute du aller récupérer son gosse ou un truc du genre, moi, je vois mon objectif : une vache isolée dans le box de vêlage, occupée à... manger.

Je décharge la voiture - la boîte à vêlages, avec le matériel de césarienne, de réa pour le veau, les cordes, des oblets antibiotiques et tout le toutim. J'enfile mon sac poubelle géant ma chasuble de vêlage, une paire de gants, et me dirige vers la parturiente récalcitrante, tandis qu'une 205 se gare en vrac derrière ma voiture. Pique, qui me lance un bonjour, s'excuse, saute sur une corde et file choper sa vache, en posant son gamin sur une barrière.

Deux minutes plus tard, j'ai les bras dans la bestiole. Une limousine de dix ans, c'est censé vêler sans se poser de questions. Elle, manifestement, ne s'en pose pas. Mais elle ne pousse pas non plus, et le veau est bien là, bien au chaud, tout au fond. Je lui tire une patte : il résiste, et la rétracte avec une vigueur indignée qui fait plaisir. Le col est correctement effacé, la vulve et le vagin pas trop dilatés, mais sur une vieille routière comme ça, il n'y à pas à se poser de question : un autobus passerait.

Le truc, c'est qu'elle ne pousse pas. C'est vexant : elle a mes deux bras dans le vagin, enfoncés presque jusqu'aux épaules, et elle essaye de chiper de l'ensilage sous la barrière. Alors évidemment, le veau reste au fond.

Bien sûr, on pourrait attendre. Mais il y a la place, le veau va bien, et surtout, je suis là. Donc : on va tirer. J'envoie Pique chercher le palan, confie mes cordes de vêlage à son fils, qui me regarde gravement du haut de ses cinq ans et de sa barrière.

"Dis Papa, pourquoi le monsieur il a les bras dans la vache ?
- Pour sortir le veau, Chris."

Je prends chacun des antérieur du veau dans mes mains, juste au-dessus des boulets. Entre les gants, les bouts de placenta et le liquide amniotique, il me faut serrer très fort pour maintenir les pattes, au grand dam du veau auquel elles sont attachées. A force de tirer, le veau se déroule, l'avant de ses antérieurs se pose plus ou moins dans le vagin, la tête est juste derrière. Costaud, le machin. Il ne va pas sortir sans effort. Ce qui est sûr, c'est que je ne le sortirai pas plus sans une meilleure prise. Je tend donc un bras vers Christophe, qui me donne une des menotte - ces cordes faites pour relier la patte du veau au palan. Un nœud d'alouette, et Chris' me donne la deuxième corde.

"Papa, pourquoi le monsieur il met les menottes dans la vache ?
- Pour attacher le veau.
- Hey bonhomme tu peux me poser les questions directement, tu sais ?
- Outch, Fourrure, t'aurais pas du dire ça !"

Bah. Le veau est bien attaché, les nœuds sont au bon endroit, je tire. Pas de souci, les onglons pointent à la vulve. Par contre, la tête du veau bute sur le col, et tend à basculer sur la droite, au lieu de se poser gentiment sur les antérieurs et de filer vers la sortie.

Pas bon. Le bestiau est vraiment gros, en plus. Mais il doit passer.

Il devrait.

Je file chercher une autre corde, que je vais lui passer derrière les oreilles, pour allonger le cou vers l'avant et empêcher que la tête ne parte sur le côté lorsque nous tirons les membres : deux ou trois essais successifs ont prouvé que mes bras et mes mains ne sont pas des guides suffisant pour maintenir la tête sur les rails.

"Dis monsieur, pourquoi tu mets encore une corde dans la vache ?
- On dit Docteur, Chris' !"

Je souris.

"Pour l'attacher, comme quand ton papa met une corde à une vache pour l'amener dehors, je fais pareil avec le veau.
- Mais il n'a pas de cornes !
- Oui, du coup je lui ai mis autour du cou.
- Mais pourquoi t'as pas fait un licol ?
- Parce que c'est trop compliqué là-dedans.
- Alors faut pas l'étrangler !
- Ouip, donc je mets ma corde d'une façon très spéciale."

Et bordel : il a que cinq ans.

"Je t'avais prévenu, Fourrure."

Effectivement.

Bon, en deux essais, la corde est bien mise. Nous fixons les menottes sur le palan, et c'est parti. On va y aller tranquillement, tout en douceur.

Sauf que la tête de ce con de veau n'a pas encore passé le col quand j'entends un ronflement de sonneur : ce con est mis à respirer. Mes poils se hérissent, Pique me regarde en hésitant. Il y a la place, on aurait pu prendre 5 ou 10 minutes pour le sortir, il ne tiendra pas si on ne se dépêche pas, car la vache n'a pas jeté ses eaux, à ne pas pousser.

Et d'ailleurs, elle ne pousse toujours pas.

Bordel !

Pique s'emploie de toutes ses forces à tirer sur le palan. Moi, je tire un grand coup la corde passée autour de la tête du veau, constate avec soulagement que la manœuvre a réussi et qu'il a maintenant la tête posée sur les antérieurs. Mais le nez est encore derrière la vulve, coincé dans le vagin, et il a commencé à respirer. Il ne peut pas arrêter, et revenir à un cycle sanguin fœtal. L'hallucinant bouleversement de sa circulation sanguine, qui abandonne le cordon ombilical pour irriguer ses poumons tout juste étrennés, a commencé. Et il est irréversible.

Et là, il ne peut pas respirer.

Je pèse de tout mon poids sur la palan, par secousses violentes, pour essayer de l'avancer un peu et de dégager son nez. Dur, il ne manque pas grand chose, les épaules passeront, les épaules doivent passer, j'ai tout parié là-dessus, et je n'ai plus le temps de m'être trompé. Il n'attendra pas une césarienne, il doit sortir, il doit sortir.

Je lâche le vagin et les menottes, et je viens aider Pique. Comme beaucoup d'éleveurs, il est fort comme un ours. Je ne fais pas le poids, mais à deux, l'avancée reprend. Centimètre par centimètre, les pattes avancent. La vache ne dit rien, elle ne pousse pas, elle s'en fout, elle bouffe ! Elle bouffe et le veau ne sort pas, il va crever dans ce vagin alors qu'il suffirait que sa mère nous aide.

"A trois, Pique !"

Chris' ne pose plus de question.

Je compte et nous tirons un grand coup. Le nez avance, je relève le pli formé par le bord supérieur de la vulve au-dessus de ses narines. Elles sont dégagées, mais il est trop serré pour respirer.

Nous continuons à tirer, de toutes nos forces. Nous risquons de déchirer la vache, mais je n'y crois pas trop, elle en a vu d'autres, elle ne se plaint même pas. Et lui, de toute façon, risque la mort au bout de quelques dizaines de secondes de vie. Je ne crois pas qu'il soit équipé pour l'apnée. Elle, je pourrais la recoudre.

Alors nous tirons, et le veau avance. D'un coup, c'est gagné : les épaules passent franchement, et le veau plonge vers le sol avec une fluide facilité. Il s'explose au sol avant que j'ai le temps de le rattraper. Un grand seau d'eau glacée derrière les oreilles, et Pique le pend en levant ses membres postérieurs au niveau de la barrière. Moi, je profite de la position pour lui vider la gorge de ses glaires.

Il ne respire pas.

Un massage cardiaque, une bordée d'insultes - pardon, Chris' - je frotte son thorax et stimule son cœur, en cinq secondes, un analeptique cardio-respiratoire est injecté en intra-veineuse, et je reprends mes massages. Je le fais remettre au sol, ses voies respiratoires ne sont pas encombrées. Je lui presse le thorax à lui exploser les côtes.

De longues, longues secondes de violence contrôlée, le rythme du massage et l'énergie de la colère.

Et je sens un battement, et je sens un ronflement.

Il est revenu.

jeudi 13 janvier 2011

Et plus si affinités

Je m'étais juré de ne jamais le faire. Mais comme la plupart des promesses que l'on se fait à soit-même, celle-ci n'aura pas tenu (comme : "demain, j'arrête de dire des gros mots").

Et puis de toute façon je craque.

Cette annonce est donc très sérieuse.

Nous recherchons un vétérinaire, pour un poste à temps plein en CDI, ou en collaboration libérale (à étudier).

Le candidat devra donc être docteur vétérinaire, ou disposer d'un diplôme équivalent et valable dans notre beau pays. Je vais parler au masculin, mais le candidat peut aussi être une candidate (cela va sans dire, mais cela va mieux en le disant).

Dans le rang des exigences générales :
- une maîtrise fluide de la langue française est exigée (je parle pour les étrangers, je n'ai pas encore vu de véto sms lol).
- un anglais correct est indispensable.
- le permis de conduire est indispensable.

Nous recherchons un vétérinaire raisonnablement expérimenté. Par cette formule, je veux signifier que nous ne prendrons pas un débutant : nous ne pouvons pas nous permettre de consacrer le temps et l'énergie à sa formation, à mon grand regret. Le candidat devra être directement opérationnel, ce qui signifie notamment, mais non exclusivement :
- pouvoir gérer seul toute consultation médicale canine ou féline simple, vaccination...
- être capable de réaliser toutes les chirurgies de convenance sur chiens et chats.
- être capable de gérer les vêlages et interventions obstétricales bovines courantes (césarienne, renversement de matrice, torsion, embryotomie etc).
- être capable de réaliser toutes les interventions courantes en médecine bovine allaitante (diarrhées, broncho-pneumonies, pathologie courante des adultes).
- être capable d'aborder un cheval et de réaliser les consultations les plus simples (vaccination, triage de boiteries et de coliques).

Toute compétence particulière supplémentaire sera bien entendue la bienvenue, et appréciée à sa juste valeur, que ce soit en canine, en rurale ou en équine. Seules les compétences en élevage laitier seront malheureusement complètement inutiles.

Je dis nous car nous sommes plusieurs associés. Vous comprendrez que, dans le cadre de ce blog, je reste très flou. Nous aimons travailler en équipe, intervenir mutuellement dans nos consultations, nous creuser la tête ensemble sur les cas de merde, assurant par la même occasion une excellente qualité de soins que nous prolongeons dans notre relation avec un réseau de cliniques vétérinaires de spécialistes et d'itinérants. Nos consultations durent en moyenne une demi-heure, sur rendez-vous exclusivement (sauf urgences...).
Nous nous interdisons de personnaliser notre clientèle : les rendez-vous ne se prennent pas avec un vétérinaire précis (sauf cas particulier suivi).

Nous aimons aller loin, et mettre les moyens, quand c'est possible, dans le diagnostic, le traitement et l'accompagnement de nos patients et de nos clients. Nous savons aussi nous arrêter, mais pas à la première difficulté. Nous aimons nous remettre en question, nous en attendons autant de ceux qui travaillent avec nous. Nous espérons apprendre de nos collaborateurs.

Nous mettrons à votre disposition de bons moyens matériels et humains, une bibliothèque décente (Ettinger mon amour) et la possibilité d'investir.

Parce que nous en avons soupé, et que je pourrais remplir un bouquin de toutes les galères que nous avons eu avec nos ALD :
- nous sommes allopathes, et nous voulons un allopathe, même si nous ne sommes pas fermé à d'autres approches.
- un minimum d'empathie est exigé. Si vous êtes un con, si vous n'aimez pas les gens, ou les animaux, allez vous faire voir ailleurs. Je suis sérieux.
- nous sommes (relativement) chers, parce que nous sommes consciencieux, et que nous mettons l'énergie et la volonté nécessaire dans notre travail. Si pour vous la dermato c'est "ivermectine/corticos/antibios/antifongiques", et la cardio "IECA/furozenol", abstenez-vous de me contacter. Je ne veux plus voir de guignol dans cette clinique. Nous ne sommes pas là pour gagner du pognon, mais pour bien faire notre boulot et en vivre (bien de préférence, c'est un projet à l'étude).
- nous respectons les lois et règlements sur la pharmacie vétérinaire, la radioprotection, et tous ces trucs plus ou moins utiles et justifiés mais de toute façon incontournables. Si vous êtes un rebelle, allez vous rebeller ailleurs.

Je tiens à ce que notre futur collaborateur soit capable, à chaque instant, de savoir pourquoi il fait ou ne fait pas quelque chose, et sache quand il ne sait plus, pour se tourner vers nous le cas échéant.

Pas de baratin avec les clients : quand on ne sait pas, on ne sait pas, puis on se donne les moyens de trouver. Cela va sans dire ? Je vous assure que cela mérité d'être précisé.

Au niveau salaire, ce sera le régime convention collective, avec, comme je le disais plus haut, un CDI, avec une longue période d'essai (avant on n'en mettait pas, ou presque pas, nous en avons pleuré). le contrat sera sous forme de forfait cadre annualisé. Il y aura des astreintes à assurer, plutôt calmes la nuit, parfois chargées le dimanche.

Nous avons beaucoup investi, en argent, en énergie et en temps dans notre structure. Nous attendrons de vous plus qu'une simple présence.

Une association est envisageable sur le long terme, mais sans garantie.

Toujours dans un souci d'anonymat, je reste flou sur le cadre de vie. Disons qu'il y a le ski à distance accessible sans se lever trop tôt, la mer pas juste à côté, une grande ville pas tout près mais pas trop loin, et que vous avez intérêt à aimer vivre à la campagne, avec vue sur les Pyrénées. On a quand même une ADSL qui dépote.

Pour me contacter afin d'en parler plus avant, merci d'utiliser l'email : fourrure - chez - boulesdefourrure.fr (et remplacez - chez - par @ évidemment...).

Si ce billet peut être l'occasion de discuter avec des lecteurs, vétos ou pas, n'hésitez pas à commenter, je ne ferme pas les commentaires sous cette annonce.

J'intègre un commentaire très pertinent et ma réponse, parce que je pense que c'est important, et que je sais que tout le monde ne lit pas les commentaires.

  • Le commentaire de Audeso

Eh bien voilà, si j'en crois le contenu des comms, vous avez déjà plusieurs postulants. Le pérou quand on pense que pour la plupart des annonces en mixte-rurale (du moins dans certaines régions) les annonceurs reçoivent 3 candidats...les bonnes années.
Votre billet me heurte quelque peu, en ce sens que vous n'hésitez pas à dire -on ne peut plus clairement- à vos nombreux lecteurs que, parmi vos jeunes confrères, la plupart sont soit des "guignols", soit des "cons qui n'aiment pas les gens"...etc etc. Je ne passe pas ma vie dans mon code de déontologie mais bon...

  • Ma réponse

Alors.
Non, pour l'instant, je n'ai eu aucune réponse. J'ai franchement peu d'espoirs. Et effectivement, ces dernières années, quand j'avais du bol, j'avais le choix entre trois personnes.
Et oui, dans les jeunes vétérinaires qui sont venus bosser chez moi, certains rentraient parfaitement dans ces catégories peu élogieuses. Est-ce le cas de la plupart des candidats ? Non, je ne crois pas. Pour un petit panel de ce qu'on nous avons eu... L'un assumait parfaitement faire son boulot sans se préoccuper un instant des états d'âmes des personnes qu'il avait face à lui. Si quelque chose merdait, ce n'était jamais sa faute, toujours celle des maîtres ou des éleveurs. Il est parti en expliquant à certains de nos clients éleveurs qu'il se barrait ailleurs, à un endroit où les éleveurs étaient compétents. Je crois que je n'ai jamais vu pire que lui. L'un était un parfait débutant (on l'avait embauché en le sachant, donc aucun reproche à cet égard), mais au lieu de profiter des occasions d'apprendre, il préférait nous refiler tout ce qui était compliqué (ça, pourquoi pas, au début) sans plus s'y intéresser (et donc ratait tout ce que cela aurait pu lui apprendre). Il n'a pas progressé d'un poil sur le temps qu'il a passé chez nous. Ce fut une amère déception. Il nous a dit en partant qu'il irait bosser dans un labo, parce que finalement, la clientèle ne lui plaisait pas. C'est son droit, je le respecte, mais je ne veux plus être celui qui essuiera les plâtres pour un indécis. Ou alors, qu'il s'implique avant d'arrêter. J'aurais préféré qu'il se rende compte de cela au terme d'un stage, et ne pas avoir à lui verser un salaire équivalent au mien, pour un boulot qui ne l'était pas.
Nous avons aussi eu des ALD débutant qui ont appris, qui nous ont beaucoup apporté, avec lesquels nous gardons d'excellentes relations. Des gens supers qui font des vétos supers. Parce que j'aime les débutants, j'aime former, j'aime apprendre, j'aime qu'un ALD me dise : "mais pourquoi pas faire comme ça, plutôt ?" ou "mais vous êtes biens sûr de vous, là ?" Mais là, cette année, nous ne pouvons pas, nous sommes fatigués, au bout du rouleau, nous avons besoin d'une personne opérationnelle immédiatement, même si elle n'est pas hyper expérimentée. Il faut au moins qu'elle puisse gérer le gros de l'activité, les choses simples.
Alors non, mon annonce n'est sans doute pas très polie. Je dis clairement qu'il y a des nouilles, ds cons et des incompétents ?
Oui.
Il y en a.
Comme il y a des médecins, des garagistes, des pharmaciens cons ou incompétents (quoi que l'on puisse vouloir signifier par "con", d'ailleurs).
Pas plus chez les vétos qu'ailleurs, pas moins non plus sans doute. Je ne crois pas que ce soit le cas de la majorité des candidatures que nous avons reçu ces dernières années. Ce n'est pas à l'honneur des vétérinaires ? Ce n'est pas non plus une tache sur notre blason, nous sommes des gens normaux. Assumons-le.
Surtout, j'insiste et appuie sur ces points car un ALD ne peut pas être choisi à la légère. Il recevra nos clients, portera l'image de notre clinique. Les gens peuvent comprendre qu'il ne sache pas tout, qu'il débute et qu'il ait besoin de notre aide. Ils l'acceptent très bien tant qu'ils savent qu'il y a un filet de sécurité Ils l'acceptent d'autant mieux que les choses sont claires d'entrée. Évidemment, certains n'apprécient pas et les "je ne veux voir que le Dr Fourrure" sont inévitables. On gère au cas par cas.
Mais il est très, très difficile de gérer un type (ou une fille) qui ne sait pas trouver ses limites. Qui fait des erreurs sans même se demander s'il pourrait en faire. Combien de coups de fils passés à 20h, 21h à des vieux clients parce qu'on a vu une absurdité en regardant les consults de la journée ?
Combien de clients perdus parce qu'ils n'ont plus confiance ?
Combien d'heures passer à jongler, à rattraper des bourdes qui n'auraient pas du arriver, à refaire le boulot déjà (mal) fait, et gratuitement, en plus d'une journée normale ? C'est usant, c'est déprimant. Personne ne mérite pas. Je veux bien faire ça si ce n'est pas tout le temps, et si l'erreur était "intelligente". Si elle s'inscrivait dans une logique. Pas si c'est une conséquence de l'insouciance.
Une fois de temps en temps, passe : nul n'est parfait et tout le monde a droit à l'erreur, les débutants plus que les autres. Mais nous gérons des vies, même si elles ne sont "que" animales. L'insouciance ou le je-m'en-foutisme sont inacceptables. Mais l'avons nous bien intégré lorsque nous sortons de l'école, lorsque l'on nous a accueilli, en sortant de prépa, en nous disant que nous étions l'élite de la France, que nous avons volé de succès en succès, que nous nous sommes gorgés de connaissances et de plein de choses utiles... mais qui ne font pas tout ? Moi en tout cas, je n'ai pas honte de le dire, je ne l'avais pas compris. J'ai fait une petite année de stages, entrecoupé de pique et de petits remplas, je me suis heurté à la réalité d'un boulot exigeant, et tout ce que j'ai fait n'était pas à mon honneur. Je l'assume. Tous n'ont pas ce courage, je l'ai, avec amertume, constaté. Je n'ai pas de quoi en être fier, j'ai honte de certaines conneries que j'ai faites, de certaines phrases que j'ai prononcées. C'est normal.
Et si ce n'est pas déontologique de le dire, je m'en fous. Nous ne sommes une profession respectable que si nous assumons nos faiblesses. Tout cacher derrière une façade de politesse ne fera pas de nous des gens biens. La déontologie, c'est respecter ses clients et les membres de sa profession. Pas mentir.
Tiens, et tant qu'on y est à enfoncer des portes ouvertes : il n'y a pas que chez les ALD qu'il y a des cons. C'est aussi le cas de certains vétos installés, qui peuvent être des patrons parfaitement insupportables. La majorité ? Je ne crois pas. Pas dans mon expérience.<br /> En tout cas, je vous remercie de votre commentaire et de sa franchise !

J'intègre votre commentaire et ma réponse dans le billet parce que je pense que ces précisions sont importantes. J'espère qu'à défaut d'éviter que mon annonce ne vous heurte, vous comprendrez pourquoi je réagis ainsi.

samedi 8 janvier 2011

Plongée dans le bleu

J'ai le dos tourné à la table d'examen. Je chipote mes flacons et mes seringues, sur mon plan de travail.

- Mais vous, ça ne vous fait pas mal de faire ça ?

J'ai soudainement une poussière dans l'œil, lorsqu'elle brise ainsi ma fragile carapace. Une grosse.

Je chasse la bulle de la seringue pour me donner une contenance. Professionnel. Caché derrière mon aiguille.

Je croasse. Me reprends en me raclant la gorge.

- Si, madame La Prune. Ça me fait mal.
- C'est le bon moment, hein ?
- C'est le bon moment.

Ma voix n'a pas du tout l'assurance que je voudrais. Pas parce que je ne suis pas sûr de moi.

- Il va s'endormir, c'est ça ? Ça ne fait pas mal ?

Elle soutient la tête de son chien. Sa main droite est posée sur son thorax, soulignant sa respiration.

- Non. C'est une anesthésie. Ça ne fait pas mal. Il va s'endormir. En dix secondes.

Et sa tête se fait plus lourde sur sa main gauche. Et sa main droite bouge moins vite sur son thorax. Machinalement, je compte jusqu'à dix, et lui ôte les longs poils qui se sont glissés dans sa bouche, entre ses babines. Lui peigne sa moustache entre mes doigts. Place naturellement ma main à la place de la sienne lorsqu'elle la retire pour se moucher. Sa tête pèse de tout son poids sur ma main.

Je le caresse en silence en lui injectant l'euthanasique. Le liquide court dans la tubulure de la perfusion, et madame La Prune cherche avec une douloureuse habitude le battement cardiaque, qui court à toute vitesse vers l'imperceptible. Et s'éteint.

Encore une fois, je me suis concentré sur ces derniers battements, ce rythme de mort, doux et fascinant. Isolé avec mon stéthoscope, accompagnant la plongée vers le néant.

Pourquoi ai-je toujours cette même sensation que lorsque je plonge, juste après le check-up surface, lors de la descente "dans le bleu" ? Dans le bleu parce qu'on ne voit pas le fond, parce qu'il n'y a que... le bleu, sans nuance, infini et indéfini, inconnu et rassurant, confortable et affolant.

Elle me regarde lorsque je le couche dans un carton.
Sourit lorsque je m'excuse de le coucher en boule.

Me répond qu'il ne prenait pas plus de place que cela lorsqu'il dormait à côté d'elle devant la télé.

samedi 18 décembre 2010

Au fil de l'eau...

... au fil des mots...

Les journées et les nuits s'enchaînent avec une fluide et trompeuse facilité, mais elles me laissent une étrange sensation de temps enfui. Pour la première fois, des ébauches de billets s'accumulent sur dotclear. Pas la tête à écrire. Pas la tête à réfléchir, je me laisse juste porter, balloté de cas tout bête en cas de merde, de petites joies en belles réussites ou en échecs.
Un chat qui sert de corde à nœuds à deux chiens. Hémorragie thoracique, décès en deux jours.
Une chienne de chasse qui se fait juste disséquer un muscle intercostal par une défense de sanglier, sans pneumothorax. Petit chantier là où je craignais un gros boulot.
Une anémie hémolytique des familles, qui vient tester mon dernier protocole immunomodulateur.
Un stagiaire de troisième qui n'imaginait pas qu'il y aurait des choses aussi tristes que des agneaux morts-nés ou l'euthanasie d'une vieille jument. Qui ne pensait pas non plus qu'un "grand" pouvait s'arrêter sur la route pour ramasser une grive en état de choc. Des fois que ça compenserait ?
Il n'imaginait d'ailleurs pas non plus le nombre de papiers que je peux remplir en une semaine. Surtout une semaine avec deux après-midi à faire des visites sanitaires bovines, un genre de questionnaire assez con, surtout chez les éleveurs à deux-trois vaches (pour les "vrais", encore, ça peut ouvrir des pistes de discussion).
J'apprécie beaucoup les conversations avec lui. Il a quoi, 14-15 ans ? Il est un peu en retrait, mais attentif. Branché. Je dois faire bien attention à ne pas oublier son âge, à préparer et débriefer. On ne sort pas indemne d'une première rencontre avec la mort toute nue, d'avec la douleur des gens.
De la prophylaxie, tranquille pépère, cerveau débranché, éviter les coups de pieds - prise de sang, tuberculine, puis vaccin. Routine, routine, confortable routine.
Une césarienne, un p'tit veau dans sa stabu, une perfusion ou deux, un cheval boiteux.
De la compta.
Du givre, de la flotte. Ne jamais oublier mon bonnet.
Ne pas oublier non plus que c'est une mauvaise idée d'aller râper des dents de chevaux quand il fait -2°C. Les entailles sur les mains et l'eau glacée, dur dur.
Tiens, une belle tentative d'arnaque. Je lui offrirai un billet. Des fois que ça puisse servir, ou faire sourire.
Le flot des consultations ne s'interrompt pas, des clients râlent : "oui, mais c'est vous que je veux voir." Je ne peux pas être partout.
Une bête consultation vaccinale, je détecte une masse abdominale, à explorer. Inquiétant. Je parie un hémangiome, une tumeur de la rate. Prise à temps, ce n'est pas méchant, comme le dit la pub.
Piro, piro et piro. Pour changer.
Ah et sinon, monsieur, oui, contre la leptospirose, votre chien aurait pu être vacciné. Il s'en serait très probablement sorti.
Pas comme cette IRC. Fin de règne. Fin de vie.
Belle polyarthrite auto-immune, je suis tout fier, j'ai trouvé une cellule de Hargrave. Beau diagnostic, docteur. J'en parle à tout le monde à la clinique, je suis tout content, et en plus, le chien va super bien. Auto-congratulation.
Je suis tout aussi content d'avoir sorti un pseudo-pit' de sa catégorie. Hop, plus de muselière ! J't'en foutrais du chien méchant.
Touiller du caca d'un effectif de chiens, diarrhée mucoïde un peu étonnante. La coproscopie : un art, un sacerdoce.
Brasser de la pisse, de la merde et du vomi. Pas étonnant que ma femme me demande de virer toutes les saloperies non identifiables et bizarrement macérées qui s'accumulent sur la bonde de l'évier. J'ai l'habitude, je suis vétérinaire.
Belle radio d'un thorax de chat avec de très moches métastases de tumeurs mammaires. Elle n'en a sans doute plus pour très longtemps. Sa propriétaire va s'enfoncer un peu plus dans sa déprime. Les curieux en apprendront plus ici et , et la verront .
Un couple d'anglais m'amène un chat à castrer. Ils aiment la sonorité du mot "châtrer". Étonnante conversation.
Et puis il y a ces souvenirs qui n'arrivent pas à devenir des billets, douleurs à mûrir, à accoucher avant de publier.
L'oreiller, le réveil.
Heureusement, il y a la splendeur des collines givrées, des couchers et levers de soleil d'hiver, toutes les boules de poils et les sourires, des clients, des ASV, des simples passants.

mercredi 17 novembre 2010

Brave

Mademoiselle,
Vous serez sans doute surpris par ce courrier, et sans doute plus encore par son arrivée tardive. J'ai longtemps hésité avant de vous écrire cette lettre. Il n'est pas toujours facile de trouver les mots justes... au risque de raviver des souvenirs que vous préféreriez peut-être lointains.
Les rupture d'anévrisme comme celle qui a emporté Brave sont des des évènements assez rares, qui ne laissent aucune chance, même pour un humain, tant leur survenue est brutale. Même dans un cadre hospitalier, même si Brave avait été à la clinique à l'instant où la crise survenait, je n'aurais rien pu faire. Lors de votre premier appel, j'ai espéré une pseudo-crise d'épilepsie ou un processus du même type, qui aurait pu être géré ici... je craignais cet AVC, et votre second appel l'a hélas confirmé.
Vous ne pouviez rien faire pour le détecter, vous ne pouviez rien faire pour le prévenir, personne ne le pouvait.
Toute l'équipe de la clinique s'associe très sincèrement à votre douleur,
Dr Fourrure

Je me souviens de la panique dans cette voix, de l'obscurité de la chambre, de cette tranquillité brisée par la sonnerie du portable de garde.

Je me souviens de ses mots, de cette peur viscérale qui avait très bien saisie la différence entre un accident bénin et la mort d'un compagnon. Il n'y avait pas besoin d'être vétérinaire, ce soir-là, pour percevoir l'urgence absolue.

- Il tremble, il dormait tranquillement, il respire très fort et il fait un bruit horrible !

Je me souviens de ma résignation immédiate, lorsque j'ai réalisé que j'étais à trente kilomètres de Brave, que la clinique se trouvait pile au milieu entre lui et moi. Je lui ai dis de charger son chien dans sa voiture, de prendre le volant.

- Mais est-ce qu'il supportera le transport ? Est-ce que vous ne pourriez pas venir ?
- Il faut gagner du temps, il faut l'oxygène, le matériel de la clinique !
- Mais s'il meurt sur la route ?
- Si l'urgence en est à ce point là, je ne pourrais de toute façon rien faire...

Froide constatation, née de l'expérience et de la simple logique, parfaitement saisie par mon interlocutrice. Ne pas perdre de temps, il n'y en a déjà plus.

Je me souviens de la seconde sonnerie, deux minutes plus tard, alors que j'enfilais ma veste et me dirigeais vers ma voiture, en sachant que cela ne servait à rien... Je savais qu'elle m'annonçait la mort de Brave.

Je me souviens des larmes dans sa voix, de cette lamentation.

De cette solitude désespérée.

De cette violence.

Brave était mort, et je n'avais rien de plus à dire. Mais qu'était mon impuissance face à sa douleur ?

J'ai bredouillé ces quelques mots qui ne l'atteindraient pas encore, qui sauraient, peut-être, plus tard l'aider à ne pas culpabiliser. Si je pouvais au moins lui offrir cela ?

Notre échange n'a duré que quelques dizaines de seconde. Il n'y avait rien à dire. Juste des larmes, et du silence. De la douleur, et de l'impuissance.

Je me souviens avoir pâli.

Je me suis souvenu de toutes ces années, de Brave et de sa jeune maîtresse, du fiancé qui le lui avait acheté, puis laissé lorsqu'il était parti, des accidents, des bobos, des inquiétudes et des joies, de sa jeunesse, puis de sa vieillesse. D'une vie de chien, et d'un bout de vie d'humain.

samedi 16 octobre 2010

Répondeur téléphonique : notice d'utilisation, et autres brèves d'urgences

Madame, mademoiselle, monsieur,

Vous venez de composer le numéro du service vétérinaire de garde. Nous sommes probablement la nuit, peut-être dimanche, voire un jour férié, ou tout cela à la fois. Nous, sommes, en tout état de cause, en dehors des horaires d'ouverture.
Je n'ai pas répondu lorsque vous avez sonné. Peut-être parce que j'avais les mains dans un chien, parce que je faisais un vêlage, voire parce que je me douchais, ou que j'étais aux cabinets et non au cabinet. Bref, parce qu'il m'arrive aussi de vivre.
Peut-être même n'ai-je pas eu le temps d'atteindre mon téléphone.

Vous vous êtes donc retrouvé face au répondeur honni, à la messagerie infâme, au message pré-enregistré.

Qui, en substance, vous a indiqué ceci : "Vous êtes bien sur le répondeur du Dr Fourrure, vétérinaire. En cas d'urgence, merci de me laisser un message, je vous rappellerai dès que possible."

Madame, mademoiselle, monsieur.

Ce répondeur, dont j'ai voulu le message court (l'ancien était sans doute plus complet mais aussi trop long), vous invite à me laisser un message afin que je puisse vous recontacter pour vous conseiller, ou même vous recevoir en cas d'urgence. Si vous ne me laissez pas de message, j'imagine qu'il n'y avait pas urgence. Parfait. Rappelez pendant les horaires d'ouverture.

Mais vous semblez oublier assez souvent que quand vous parlez à la personne qui se trouve près de vous, le répondeur enregistre aussi, même si vous ne vous adressez pas à lui.

- Oh putain Monique c'est un répondeur, je fais quoi ?

Laissez un message, monsieur.

- Géraaaaard ! Le répondeur il dit de laisser un messaaaaaage !

Faites donc.

- Robert le répondeur il dit de laisser un message, je lui dis quoi ?
- Ben que le chien il est malade, qu'il se lève pas, qu'il a sûrement une piro ?
- Bonjour docteur, le chien il est malade, il se lève pas, il a sûrement une piro, vous pourriez le voir de toute urgence ?

Avec plaisir, je suis là pour ça, et vous au moins vous n'insultez pas ma boîte vocale.

Car le répondeur, et le vétérinaire qui est derrière, apprécient aussi vos commentaires directs. Je note qu'ils sont forts rares, ce qui me rassure sur le niveau de connerie moyen de l'humanité. Oui, je sais, nous sommes tous le con de quelqu'un, et, à l'instant où vous me laissez ce message, je suis le vôtre.

- Bordel vous êtes même pas foutu de répondre alors que vous dites que vous êtes de garde, vous vous foutez de moi ?

Ou bien :

- Vous dites que vous êtes de garde et vous n'êtes même pas à la clinique, je suis devant la porte et il n'y a personne, je le vois bien !

Avec le ton glacial qui va bien. Ceci étant, vous avez raison, en réalité je fais des astreintes, pas des gardes : je ne suis pas en permanence sur site, mais chez moi. Ce qui est plus sympa c'est qu'au moment de cet appel là j'étais en visite chez un éleveur, mais bon. Et si vous m'aviez appelé avant ?

En passant, vous ne me laissez pas votre nom, mais j'ai votre numéro, et en plus, il y a une chance non négligeable que je reconnaisse votre voix.

Ah et puis regardez un peu qui vous appelez, écoutez au moins mon message, bordel !

- Bonjour Claudine, je t'appelle pour te donner des nouvelles de Pierre, c'est l'enfer, cette nuit il a pleuré de deux heures à cinq heures du matin, je crois qu'il fait ses dents et je lui ai passé de la pommade, là, mais ça ne faisait rien et il ne se calmait que quand je l'avais dans les bras. Pfiou je suis épuisée. Bon sinon on se voit demain comme prévu chez le coiffeur ? Bises !

Le pire était quand même :

- Dr Roussine, vous êtes un incapable et un sale con. Coconut est mort couvert de bave, de sang, de pisse et de merde, et c'est ma fille qui l'a trouvé dans son panier ce matin en se levant. Évidemment vous ça ne vous empêchera pas de vous regarder dans votre miroir, hein, parce que de toute façon, vous n'alliez pas gâcher votre soirée pour ça, hein ?

Le Dr Roussine est un confrère qui travaille à une trentaine de kilomètres de là. Il n'assure aucune garde, et transfère vers les cabinets voisins, parfois le mien, même si c'est rare vue la distance. Je n'ai jamais eu le fin mot de cette histoire vu que le Dr Roussine m'a envoyé balader lorsque je l'ai appelé pour lui donner la teneur du message. Je ne sais pas pourquoi il a fini sur mon répondeur, d'ailleurs, vu que cet homme n'avait pas cherché à me joindre.

Je souris gentiment aux messages plus amusants, ou attendrissants. Croyez-bien que je ne me moque pas un instant. Sincèrement.

- Bonjour docteur, je vous appelle parce que mon chien est malade, je peux venir ?
...
- Docteur ?
...
- Pourquoi vous ne me parlez pas ?

Parce que c'est un répondeur. Mais je vous ai rappelée, et le chien va bien.

Il y a aussi eu cet extraordinaire message qui méritera un billet à lui tout seul, parce qu'il était à la fois lumineux et profondément attristant. Pour une prochaine fois.

Pour finir, au sujet du répondeur, sur une note plus utile : quand vous me laissez un message, faites court. pas la peine de me raconter la vie du chien pendant dix minutes, surtout si vous oubliez de me laisser votre numéro de téléphone. Je vais sans doute écouter ce message dans la voiture, faites bref et précis, de toute façon je vous rappellerai ! Les plus habitués sont évidemment les professionnels (les messages des éleveurs sont en général des modèles de sobriété, du genre : Louge au alouettes, pour un vêlage, merci).

Peu importe : la philosophie de l'urgence (chez nous en tout cas), c'est "tout accepter, on triera après". Nous savons bien que vous n'êtes pas forcément à même de juger de l'urgence réelle d'une situation. Le délai que nous nous imposons est de 20 minutes. Et nous nous y tenons de façon très satisfaisante. Au pire, si pour une raison ou une autre, nous ne pouvons vous aider immédiatement, nous aurons toujours un conseil ou un confrère vers qui vous renvoyer, comme ils nous envoient aussi lorsqu'ils ne peuvent tout assumer. En tout cas, dans notre coin, nous nous entendons suffisamment bien pour que cela ne pose aucun problème. Je fais ton poulinage parce que tu es en pleine opé, est-ce que je peux t'envoyer deux chiens de chasse éventrés, etc.

Plus prosaïquement, je ne réponds plus à mon téléphone dans la demi-heure qui précède l'ouverture de la clinique, vu que les appels à ce moment sont essentiellement des prises de rendez-vous.

Mention spéciale à ce client avec lequel j'ai eu une conversation un peu enlevée l'autre jour : il m'amenait, un dimanche matin, un chien certes malade mais sans aucune urgence. Il aurait pu être vu la veille, l'avant-veille, ou le lendemain, voire le surlendemain. Mais il est venu dimanche.

- Mais pourquoi est-ce que vous m'avez appelé un dimanche ?
- Ben c'est que je travaille, les autres jours.
- Mais pas tout le temps quand même ! En plus, nous sommes ouverts jusqu'à 19h00, même le samedi.
- Ouais mais le dimanche je sais que je ne devrais pas attendre.
- Mais c'est un service de garde, pour les urgences !
- Ouais mais il est malade mon chien !
- Mais ce n'est pas une urgence, et vous en aviez parfaitement conscience.
- Je préfère payer le supplément hors ouverture et passer sans attendre.
- Nous travaillons uniquement sur rendez-vous, et il n'y a quasiment jamais d'attente !
- Ouais mais c'est plus calme, là.

Il y a aussi eu :

- Comment ça c'est le service de garde ? Vous n'êtes pas ouverts dans l'heure de midi ?
- Ben non, on mange.
- Ouais mais moi je travaille le reste du temps.
- Ben moi aussi...
- Oui mais je peux pas venir !
- Et vous faites vos courses quand ?
- Ben c'est ma femme qui y va.
- Et elle peut pas amener le chien ?
- C'est pas pareil.
- Et quand vous allez à la Poste, ou à la banque, ils sont pas ouverts non plus dans l'heure de midi !
- Ouais mais eux c'est des feignasses !

Les plus culottés sont rares :

- Service de garde bonsoir ?
- Ouais, ce serait pour une prise de sang d'achat.
- Il est vingt heures...
- Ouais mais vous êtes encore là, je peux passer avec le camion.
- OK, mais avec le supplément de garde alors. Ça fait 25 euros de plus.
- Ouais c'est ça, vous rigolez ou quoi, ça prend cinq minutes.
- Et ben passez demain alors, puisque ça prend que cinq minutes !

Ouais, toi tu m'as raccroché au nez, mais j'ai parfaitement reconnu ta voix.

mardi 14 septembre 2010

Lève-toi et marche !

Oui, je sais, le titre fait vraiment mégalo, mais parfois, cela fait vraiment du bien de ressentir une intense satisfaction professionnelle, et encore plus de le faire savoir.

Il est vingt heures environ. Un coup de téléphone vient de me dévier de la route du retour à la maison. Un crochet par la clinique pour prendre quelques médicaments qui vont me manquer pour cette urgence, et dans une demi-heure, je serai à pied d'œuvre. Le temps de faire la route, surtout. Évidemment, une demi-heure, c'est un peu long, mais quand on m'appelle à vingt heures pour un cheval couché depuis huit heures du matin, je me dis qu'il peut bien attendre que j'ai dans la voiture tout ce qui pourrait lui être nécessaire. Surtout quand il faut courir à une bonne vingtaine de minutes de la clinique... autant éviter des aller-retour.

"Allo docteur, nous sommes désolés de vous déranger mais notre cheval, qui a vingt-cinq ans, est couché depuis ce matin. La nuit dernière, il s'est échappé et il a mangé la moitié d'un bidon de farine de maïs."

Je résume, mais pas besoin d'en dire plus. Ce genre d'appel pourrait mériter les gyrophares et tout l'arsenal de l'urgence absolue, mais bon, ils ont préféré attendre de se dire que cela ne pouvait vraiment plus attendre plutôt que de m'appeler dès les premiers symptômes. Ce n'est pas de la malveillance, non, pas plus que de la vraie négligence : je connais bien ces lascars, ils adorent leurs animaux, mais ils n'ont pas un rond. Et ils se doutent bien que des soins sur un cheval couché, ça peut coûter cher.

L'histoire banale de l'urgence qui n'en était pas une mais qui le devient, en fait...

Lorsque j'arrive sur le pré qui borde cette vieille ferme, l'air est encore un peu humide de l'averse du début d'après-midi. Il ne fait pas encore sombre, mais le soleil ne s'est pas encore glissé sous la fine couche nuageuse qui voile sa lumière. Des boules d'enrubannés libèrent un parfum de prunes en fermentation, et les quatre chiens de la maison se jettent sur ma voiture pour inspecter ses odeurs et redécorer ses roues.

Le cheval, un bai qui accuse bien son âge, est couché sur le côté. Ses propriétaires me regardent en se dandinant d'un pied sur l'autre, se demandant sans doute s'ils vont se faire engueuler. Pas la peine d'en rajouter. L'animal a encore l'œil vif et mobile, il respire tranquillement, mais son cœur bat la chamade. Alors qu'ils m'indiquent qu'ils avaient réussi à le relever dans l'après-midi, et que sa démarche était ébrieuse (ça colle bien avec l'odeur de prune), je glisse mon stéthoscope sur la surface de son abdomen, explorant les cadrans à ma portée. Quelques légers gargouillis, trop aigus, mais pas de silence total.

En prononçant quelques banalités aussi vite oubliées, je pose un cathéter, et injecte un puissant anti-inflammatoire. Gérons la douleur. Je le double d'un anti-spasmodique avant de retourner à ma voiture pour préparer une perfusion. La digestion trop rapide de la farine de maïs a libéré une importante quantité d'acides qui sont allés s'accumuler dans le sang. L'acidose provoque, entre autres, des troubles nerveux qui expliquent l'incapacité de la bourrique à se relever. Ça et la douleur... je ne sais pas encore lequel des deux mécanismes agit, mais je vais taper vite et fort. J'enchaîne les flacons de perfusion destinés à rééquilibrer le pH (l'équilibre acido-basique) du sang. Ce sera insuffisant sur du long terme, car ces bases ne vont contrecarrer que temporairement les acides produits dans le tube digestif, mais ce n'est pas ce qui me préoccupe dans l'immédiat.

D'un geste à l'autre, cela fait déjà une bonne demi-heure que je suis sur place. La lumière du soleil nous éblouit et repeint d'or les murs de la vieille ferme et ma voiture, s'accrochant au passage sur le poil du cheval bai et dessinant des ombres démesurées. Je crois que ça suffira pour les intra-veineuses. En attendant d'aller rédiger l'ordonnance, je laisse le cathéter en place. On ne sait jamais.

A l'abri derrière ma voiture, je n'ai pas entendu ce qui se passait. J'avais prévenu que les choses allaient se jouer vite. Il allait se relever rapidement, ou se dégrader à la même allure. Pendant la perfusion, il avait pédalé un peu, tournant sur lui-même tandis que nous protégions le cathéter et le tuyau de perf'.

"Docteur !"

Je jette un œil par la vitre de la voiture, juste quand j'allais rédiger la prescription pour l'administration de bicarbonates du lendemain. Pour quand il serait debout.

Il est debout.

Chancelant, et vacillant, mais debout.

"J'lui ai mis les antérieurs sur l'avant, et il s'est levé !"

Brillante idée. Je saisis ma sonde naso-gastrique, ma pompe, mes bicarbonates et un grand seau d'eau tiède qu'ils avaient préparé au cas où. S'il est debout, je peux le sonder. En plus, son cœur a ralenti. Tous deux me regardent d'un air incrédule tandis que je prépare ma tambouille, en leur intimant de l'attraper au licol. Je ne sais pas ce que j'ai foutu de mon tord-nez, j'espère qu'il sera calme...

Je glisse ma sonde par sa narine droite, en me demandant encore quelle est la recette miracle pour atteindre l'œsophage a coup sûr. Raté. L'air passe par la tuyau au rythme de ses expirations. Je ressors, il gigote un peu, et rerentre, forçant le pli de l'encolure, jouant avec sa déglutition. Encore raté. Au troisième essai, j'ai un doute. Pas de souffle. Je colle mon nez sur l'ouverture du tuyau, et l'odeur aigrelette de l'estomac me conforme mon impression. Je lâche un bieêêêêêêrk instinctif, puis saisis ma pompe. Un bruit étrange me fait brutalement relever la tête. Des spasmes de vomissement, puis le son du jet de liquide frappant l'herbe.

Pas le cheval, évidemment, mais son propriétaire, qui ne semble n'avoir pas apprécié ma réaction lorsque j'ai inspiré le parfum stomacal de son bestiau...

Cette fois, je ne lâche pas de "biêêêêêrk", mais le cœur y est. J'essaie de me concentrer pour ne pas m'y mettre à mon tour. Les études vétérinaires ont cela de bon qu'elles favorisent, au cours des multiples orgies qui les rythment, ce type de self-control. Je garderai l'air pro.

10 litres de bicarbonates plus tard, je retire le tuyau du nez du cheval. Son propriétaire a les larmes aux yeux, son ami aussi. Le premier parce qu'il a encore le ventre secoué de spasmes, le second parce qu'il pleure de rire. Moi, je me contente de sourire en indiquant qu'on verrait la suite le lendemain matin, en fonction de l'évolution. Pour ce soir, il n'y a plus rien à faire...

samedi 3 juillet 2010

Lettre à ma stagiaire

Chère stagiaire,

Voilà plus d'un mois maintenant que tu as quitté notre campagne infra-pyrénéenne pour retourner chez toi. Ici, les choses suivent leurs cours, mais ce n'est pas pour cela que je prends mon clavier. Évidemment, c'est la condition de l'exercice de ce blog, je vais user de circonlocutions et maquiller les cas ou les situations, mais je sais que tu t'y retrouveras.

Loup se maintient bien. Sa torsion d'estomac est désormais un lointain souvenir, il reprend du poids, mange comme un chancre, et ses reins lui offrent un répit inespéré. Ils ne fonctionnent pas vraiment comme ceux d'un chien de son âge, mais les thérapeutiques mises en place font leur travail mieux que nous ne l'espérions. Le pari d'opérer malgré cette faiblesse rénale aura payé, même si nous ne sommes pas passés loin du désastre. Pour le coup, le travail en réseau avec les spécialistes des environs a été vraiment fructueux, et certains me téléphonent encore pour avoir des nouvelles de lui.

La vache que nous avions faite vêler (un siège) puis opérée de sa déchirure utérine (un joli 3/4 de cercle déchiré juste en arrière du col utérin) de nuit dans un vallon, attachée à un chêne, s'est, contre toute attente, superbement remise. Je maintiens ce que j'avais dit à ce moment là : cette chirurgie était un non-sens économique, mais, finalement, peu importe. Je pense que je vais, de plus en plus, tenter ce genre de trucs désespérés (deux tentatives, deux réussites). Si je me souviens bien, cela avait pris, en tout, environ trois heures. Un vêlage difficile, une ouverture dans le creux du flanc gauche, comme une césarienne, puis une suture à l'aveugle, en évitant de piquer dans ce qui ne devait pas l'être. Je reste surpris de l'absence de déchirure des artères utérines, qui aurait signé l'agonie de la vache, mais bon : ces bestioles ne font décidément pas comme il est écrit dans les livres. L'éleveur est ravi.

La vache de la césarienne, par contre, est morte. Je ne sais pas pourquoi, je ne l'ai appris que trop tard : elle est morte le lendemain de l'opération et je ne l'ai su que cinq jour après. Le veau était un peu faisandé, ok. Il a fallu plus d'une heure pour attacher cette saloperie qui ne pensait qu'à nous encorner ou à nous tabasser à grands coups de savates, d'accord, mais, finalement, entre deux esquives, la chirurgie s'était bien passée. Il me semble que c'est trop court pour une péritonite, trop long pour une conséquence directe de la dystocie (genre hémorragie utérine). Une septicémie, sans doute, mais elle était pourtant généreusement couverte en antibiotique et était repartie sur ses quatre pattes après la césarienne. Mystère. L'éleveur est moins ravi que celui de l'autre vache.

Les chiots que tu as réanimés après la césarienne, par contre, pètent le feu, et leur éleveuse continue de parler avec enthousiasme de la jeune fille qui avait fondu devant ses bébés. J'ai refait une césarienne sur une autre de ses chienne une semaine plus tard - pas de chance. Là encore, tous les chiots ont survécu.

La chienne avec la patte doublement fracturée, qui était venue pour son pansement, se porte très bien, mais ce n'est pas grâce à sa maîtresse : il a fallu l'engueuler plusieurs fois pour qu'elle comprenne que ce n'est pas parce que sa chienne n'a pas mal qu'elle peut la laisser courir avec ses plaques, ses fixateurs et ses broches. je crois que, cette fois-ci, c'est rentré.

Le cobaye anorexique s'est très bien remis : il avait en fait un abcès dentaire à la base de ses incisives inférieures. L'idéal aurait été de l'opérer pour lui retirer ses incisives, mais ses propriétaires ont préféré une très longue antibiothérapie, qu'ils n'ont pas encore terminée. J'espère qu'il ne rechutera pas.

Le propriétaire de la jument que nous avons aidée à pouliner en pleine nuit a décidé de changer définitivement de vétérinaire. Il a en effet été se plaindre à "l'ancien" de cette clinique, qui suivait ses animaux, du manque de réactivité de son associé qui n'a pas pu venir au poulinage, bloqué qu'il était par une autre urgence. La discussion a mal tourné, je ne sais pas trop pourquoi, et peu importe. Même si je comprends bien qu'il ait été déçu du temps perdu sur cette intervention, je pense pour ma part que le poulain n'aurait de toute façon pas survécu, et être bloqué sur une autre urgence peut arriver à n'importe quel véto. Ceci étant, je gagne un client plutôt sympa, comme j'en ai perdu d'autres dans des circonstances similaires. J'en ai discuté avec l'autre véto, qui est un peu blasé par la réaction de son ex-client. M'enfin bon, cela ne l'empêchera pas de dormir, et moi non plus.

Merci en tout cas pour ta présence enthousiaste et critique, et n'hésite pas à revenir, notre porte reste ouverte !

samedi 26 juin 2010

Il professore

Il prenait toujours l'accent pédant d'un mandarin universitaire. Sa diction était parfaite.

Il se tenait toujours droit comme un i, emprunt de pompeuse gravité.

Lorsqu'il traversait sa stabulation, il marchait dans les fruits des processus digestifs associés des bovins et de la microflore ruminale, quand nous piétinions dans la merde.

On l'appelait : il professore.

Il nous avait joint grâce à son appareil téléphonique filaire, nous précisant les faits suivants :

- Docteur, je me vois contraint de vous appeler afin de vous faire part de l'état de maladie persistant de l'un de mes bovins laitiers de sexe femelle, âgé de 8 ans. Celle-ci est en décubitus sternal, et ses rares efforts afin d'atteindre la station debout ne sont couronnés d'aucun fruit.

Il professore, avait, selon la légende, voulu être vétérinaire.

Nous avions donc rejoint sa stabulation grâce à notre véhicule à moteur de type utilitaire léger, afin de constater par nous-même l'état de maladie de son bovin laitier de sexe femelle en décubitus sternal. Je dis nous, car j'étais alors un simple stagiaire dans une clientèle proche de la frontière italienne, et que je suivais partout le vétérinaire local.

Il professore nous attendait à côté de sa vache, avec une cote parfaitement repassée, et des bottes immaculées.

Il me serra la main, puis celle de mon maître de stage.

- Docteurs, voici les faits. Ce bovin de race Prim'Holstein âgé de huit ans a vêlé il y a exactement quatre jours. Le part s'est déroulé normalement, ne nécessitant de ma part aucune intervention. Elle n'a jamais eu aucun problème d'aucune sorte, et a été gravide 6 fois, mais n'a mené ses gestations à terme que 5 fois, en raison d'un avortement qui n'était du ni à Brucella, ni à Chlamydia, ni à Leptospira, ni à Coxiella. Cet incident n'a pas été élucidé mais n'a posé aucun problème pour les gestations ultérieures.
- Et vous lui avez fait quoi ?

Le véto examinait rapidement la vache couchée, placide et attentive.

- Mes observations : le décubitus sternal, survenant dans les trois jours suivant le part, l'absence d'hyperthermie, la démarche ébrieuse avec augmentation du polygone de sustentation avant sa chute m'ont conduit à diagnostiquer une fièvre vitulaire. J'ai donc administré par voie intraveineuse une perfusion de gluconate de calcium, complétée par une solution de calcium et de phosphore administrée per os.
- Et toi, tu en penses quoi ?

Moi, je n'en pensais pas grand chose. La démarche de l'éleveur était logique mais j'étais abasourdi en découvrant qu'il avait perfusé, notamment du calcium qui pouvait être mortel en cas d'erreur de diagnostic. Du coup, je ne répondis rien. Je n'avais pas appris, à l'école, que les éleveurs pouvaient faire des intraveineuses.

- Votre vache a une mammite. Regardez ce lait. Si elle est couchée, ce n'est pas à cause d'une fièvre de lait, mais par l'action des bactéries. La perf' risquait pas de marcher !

Il professore était raide comme un piquet, confus, les lèvres serrées. Il marmonna quelque chose, peut-être "une mammite ?". Le véto restait calme, mais je sentais qu'il était agacé par le ridicule du personnage, dont tous les éleveurs s'amusaient avec une ironie teintée de lassitude (le bonhomme était de toutes les commissions, de toutes les réunions, savait toujours tout sur tout et avait toujours raison).

Avec les années, je me dis que l'éleveur, pour pédant et irritant qu'il fut, avait au moins eu l'humilité de savoir reconnaître son échec et appeler le véto quand il avait constaté que ce qu'il avait mis en œuvre n'avait eu aucun effet. Il avait cependant mis sa vache en danger en perfusant du calcium, qui peut provoquer de graves troubles du rythme cardiaque s'il est administré trop rapidement à un animal qui n'en a pas besoin.

Je crois que, finalement, tout le monde l'aimait bien, mais avec une condescendance mêlée de pitié. Ce n'était pas un mauvais éleveur, bien au contraire, mais il n'avait jamais su se satisfaire de sa place, ce qui devait agacer ceux qui avaient choisi ce métier et qu'il dévalorisait en ne sachant pas se contenter de sa belle exploitation. Les vétos de cette clinique l'imitaient souvent lorsqu'ils se retrouvaient devant une situation compliquée, jouant au jargonneux pédant.

Il était seul. Il amusait la galerie, à ses dépends, et même s'il était pénible, il était bien pratique de l'avoir pour administrer et faire les papiers du GDS, ou organiser le remembrement.

Il professore s'est suicidé suite à la faillite de son exploitation - un gros investissement réalisé lors de la montée du prix du lait il y a trois-quatre ans, qui l'a mis dans le rouge lorsque les prix se sont durablement effondrés.

Les droits à prêts, rangés avec les aides par le gouvernement qui prétend subventionner, ne servent à rien lorsque l'on ne peut pas rembourser.

Évidemment, il y avait d'autres solutions, toutes meilleures que le suicide. Mais avait-il quelqu'un pour le lui dire ?

Les vétos, que j'ai eu au téléphone récemment et qui m'ont appris sa triste décision, m'ont précisé qu'il y avait eu vraiment beaucoup de monde à son enterrement. Ils m'en avaient parlé spontanément, alors que je ne l'avais vu qu'une fois. Ils avaient la gorge serrée.

mercredi 16 juin 2010

Le vieux, sans vache et sans jument

Le camion était déjà là lorsque je me garais dans la cour de la ferme, écartant l'éternelle nuée de paons, de canards et d'oies. Un jour gris, une pluie fine mais tellement douce telle que je ne la sentais pas se déposer sur mon visage.
Je coupais le contact en écoutant le bruit du moteur du camion blanc, les bourdonnements des vérins alors que l'équarrisseur déplaçait le cadavre de la vieille jument, coincée entre un poteau de la grange et une vieille charrette à foin habitée par les poules. Mon confrère était venu hier, et ses soins n'avait pu assurer qu'une fin sans douleur à la trentenaire en coliques. Il savait qu'elle allait mourir cette nuit là, il l'avait dit à M. Firmin, qui avait pourtant continué d'espérer alors que les médicaments faisaient leur œuvre et que la souffrance s'apaisait.
Le vieil homme attendait, assis sur une marche, devant la porte de sa ferme. Il s'est levé en me voyant arriver, serrant ma main entre les siennes, dissimulant ses larmes sous la visière de sa casquette, sans rien arriver à prononcer. Je devinais les mots qui s'étranglaient.
Moi, je venais pour un travail à la con, un de ces trucs idiots mais obligatoires : mettre à jour les papiers de la juments avant son départ pour l'équarrissage. Le genre de tâche dont tout le monde se passerait bien, mais le cadavre ne pourrait partir sans transpondeur ni documents d'identification, et la vieille jument était née à une époque où aucun de ces papiers n'existait pour ceux et celles qui naissaient, ainsi, au fond d'un pré ou d'une étable, loin des clubs et des champs de course. M. Firmin s'est soudain rappelé que l'un de mes prédécesseurs avait établi un document, "alors que la jument avait 5 ou 6 ans". Je l'ai vu partir, presque en courant, à l'abri dans sa maison, fuyant la pince du camion et le cadavre suspendu de sa jument. Moi, je me dépêchais d'injecter une puce à un cadavre, puis de relever quelques traits de signalement, des balzanes, une liste, un épi. L'équarrisseur me facilita la tâche en mettant le corps à ma hauteur, mais en me pressant, espérant éviter à M. Firmin le spectacle du corps de sa compagne suspendu au-dessus du camion, ses membres et son cou pendant de cette étrange courbure, gravité contrariée par la rigidité cadavérique.
Pourtant, il ne voulait pas le manquer, ce départ, ce dernier aperçu du dernier vestige de sa vie d'éleveur. Il la regarda descendre dans le camion, deux papiers serrés sur le torse, avec ces larmes discrètes de celui qui ne veut pas pleurer, alors que sa femme se tenait dans l'ombre de l'entrée, derrière lui. La bruine accompagnait la douceur de la descente du corps, tandis que je me concentrais sur mes papiers et mes carbones, jurant en silence contre l'administration - pour ne pas avoir à réfléchir à autre chose.
Lorsque le corps eût disparu, je suivi M. Firmin dans l'ombre de sa cuisine, devant le grand classeur en plastique bleu fermé par de la ficelle à lieuse. Il pensait y trouver ces anciens papiers qui, de toute façon, ne serviraient à rien. Un peu anesthésié, je tournais les pages et triais les enveloppes sous le regard de la vieille dame, assise et essoufflée avec ses deux béquilles et sa blouse d'imprimé à fleurs. Il y avait là le grand livre des bovins, des courriers du GDS ou de l'IPG, des résultats de prophylaxie et des bons d'enlèvement, quelques ordonnances, des imprimés pour la PAC et d'autres pour les cartes, une boucle.

Une vie.

Je buvais silencieusement le verre de limonade qu'il avait absolument tenu à me servir, feuilletant et triant, pour éviter de penser, échangeant, avec la vieille dame, de ces absurdes banalités qu'on dit aux personnes âgées. Je réalisais soudain leur inanité, moi qui abhorre les mièvreries servies aux enfants, le ton doucereux et les formules toutes faites que l'on sert à ceux qui sont "trop jeunes pour comprendre". Je me suis tu.

Et j'ai retrouvé le papier, une feuille volante avec le dessin, marqué au feutre rouge, des signes distinctifs de la jument. Une signature, un numéro de vétérinaire sanitaire désuet, la trace d'un confrère aujourd'hui décédé. Un souvenir que je laissais à M. Firmin, plus secoué que je ne voulais l'avouer.

Le camion d'équarrissage parti, il ne nous restait plus que le silence des Pyrénées sous la pluie, des nuages gris si bas qu'ils dissimulaient les collines environnantes, et les gloussements d'un dindon. M. Firmin me raconta les dernières heures de sa Douce, son soulagement après le passage de mon confrère, le foin qu'elle avait picoré, l'eau bue. M. Firmin s'était levé toutes les deux heures, et l'avait appelée du pas de sa porte. Elle lui répondait, il entendait ses pas sur la cour bitumée. A quatre heures du matin, elle s'était réfugiée dans la grange. Il l'avait suivie, inquiété par son pas précipité. Dans l'obscurité d'une nuit nuageuse, sa lampe de poche à la main, il l'avait vue s'affaisser en silence. Inspirer. Expirer. Et mourir.

Doucement.

Silencieusement.

Derrière lui, à ses mots, la vieille dame pleurait. Elle qui m'avait dit, quelques minutes plus tôt, en quelques mots lapidaires et définitifs, résignés et terribles, la douleur du handicap et la solitude de la surdité.

Moi, je me demandais ce qu'ils allaient devenir, sans la vache, sans la jument. Seuls dans cette maison isolée, dans son silence et son obscurité.

Je lui trouverai un poney. Un vieux pépère ou une vieille mémère qui ne demande que des quignons de pain, de l'attention et de la douceur. Un vieux bousin qui ne leur survivrait pas, car c'est la première inquiétude de ces personnes si âgées qu'elles craignent le peu qu'elles pourraient abandonner, elles qui n'ont plus personne pour les visiter. Et même s'ils devaient partir les premiers, il pourrait retourner dans son centre équestre. Une proposition, qui, au moins, pu le faire sourire un instant. Comme il me le dit alors : "Tout seul, je deviendrai con. Il ferait du mouvement devant la maison."

mardi 1 juin 2010

Troc

Il est 21h30. J'ai pris la garde cette nuit, comme pour le reste du week-end, zonant entre le net et un bouquin d'anticipation peu folichon. Pour résumer : je m'ennuie sec, mais pas au point de souhaiter un appel. Qui ne va pourtant pas manquer. J'observe dix secondes le téléphone qui sonne et clignote, signalant un transfert d'appel.

- Service de garde, bonsoir.
- Je suis bien chez le véto ?
- Oui, que se passe-t-il ?
- C'est mon petit cochon, j'ai un petit cochon, il a une semaine et je l'ai depuis cinq jours, je viens de rentrer du travail et il est couché par terre et j'ai trouvé une cigarette explosée et il n'est pas bien je lui ai fait du bouche à bouche vous vous rendez compte j'ai fait du bouche à bouche à mon cochon et je lui ai massé le cœur alors il est reparti mais il ne va pas bien du tout qu'est-ce que je peux faire je lui ai fait un massage et il a une cigarette explosée près de lui et qu'est-ce que je peux faire vous pourriez le voir ?
- Heuuu
- Je lui donne du lait que j'ai pris à la coopérative du lait pour cochons et il a tété sa mère au début le gars m'a dit qu'il aurait l'immunité mais là je crois qu'il a mangé la cigarette et je l'ai relancé deux fois je viens de le mettre devant un petit radiateur soufflant pour le réchauffer il est glacé !
- Bon, s'il est si mal que ça il va falloir que je passe, de toute façon...

Je me sens un peu vasouilleux, et complètement éberlué. La conversation, en réalité, a duré bien plus longtemps que cela, mais je ne l'ai ponctuée que de "heuu" et de "très bien" ou de "ce n'est pas la cigarette".

J'ai du mal à faire le tri, mais je pense que le gars est sincèrement désemparé. Il n'a pas l'élocution d'un débile léger, mais à sa façon de parler de son cochon, je devine qu'il n'a pas l'habitude de ces bestioles. Le porcelet doit avoir un statut mi-familier mi-production. Soyons clairs : un porcelet d'une semaine, orphelin et destiné à la saucisse, s'il est aussi mal que ça, on ne tente rien : une visite de nuit doit représenter le prix de 5 de ces bestioles, et encore...
Mais si c'est un animal familier, le raisonnement n'est plus le même. Or j'ai du mal à cerner mon interlocuteur.

Dans le doute, je ne vais pas le vexer, il appelle au secours, j'y vais. Mais aura-t-il les moyens de payer la visite ?

- Mais ça va me coûter combien docteur ?

Nous y voilà. Je suis un peu gêné, mais il a abordé le sujet, tant mieux.

- Une cinquantaine d'euros... mais...

Un silence.

- Cinquante euros ? Mais je n'ai pas cinquante euros !

Sa voix ne dit pas : "bande de voleurs" ou "c'est trop cher".

Non. Elle dit : "je n'ai pas cinquante euros".

- Laissez, je viens, on s'arrangera. Je serai là dans dix minutes au plus.

Il n'habite pas très loin de chez moi. Comment aurais-je géré s'il avait été à quarante kilomètres ?

Le type habite une vieille ferme en cours de restauration. Il s'excuse du chantier tandis que je reste émerveillé par la qualité du boulot sur les pierres et les poutres. Il m'emmène au premier étage, dans une petite salle de bain où souffle un radiateur d'appoint. Sur une couverture, juste sous l'air chaud, il y a un porcelet rosé taché de noir. Du genre trop mignon. Dans l'escalier, le gars m'a expliqué qu'un ami le lui avait donné après que sa mère ait écrasé toute la portée.

Le porcelet est mourant. Il aspire l'air avec difficulté, son cœur bat bien trop lentement, et son hypothermie est telle qu'il ne déclenche pas le thermomètre. Sur sa peau, de discrète marbrures violacées apparaissent. Je ne sais pas ce qu'il a, je sais juste qu'il va mourir. Qu'il serait probablement déjà mort si le barbu accroupi à côté de moi n'avait pas tenté une réanimation désespérée. Je le lui dis. Il donne un coup de poing au sol et cherche une explication, que je serais bien en peine de lui donner.

Il ne semble avoir fait aucune erreur, mais le porcelet ne survivra pas. Je lui propose de le pousser vers la mort, en lui injectant une importante quantité d'anesthésique. Histoire de ne pas le laisser agoniser.

Il m'accompagne dans mon aller-retour à la voiture, nous discutons dans l'obscurité de la cour de sa ferme, éclairés par la loupiote du coffre de mon utilitaire, tandis que je remplis ma seringue. Je savais que j'étais venu pour ça...

Il interrompt mon geste tandis que je m'apprête à lui injecter l'anesthésique.

"Je veux le shooter moi-même. C'est mon porcelet."

Il y a de la fermeté, de la résolution et de la tristesse dans sa voix.

Je lui indique par des gestes très simples comment réaliser l'intra-musculaire.

Il n'hésite pas un instant.

Le petit porcelet roule des billes d'un vert émeraude sur son groin de dessin animé.

- Je vous dois combien, docteur ?

Rien mon pote. Je suis venu tuer ton porcelet parce que je suis devenu assez expérimenté - ou cynique - pour savoir qu'il n'y avait rien à tenter. Pour qu'il ne souffre pas, et pour ne pas laisser un homme tout seul avec un nouveau-né mourant.

Je ne le lui dis pas, non plus, mais j'esquive et lui dis de laisser tomber.

Bien entendu, il refuse. Alors on tape la discut' sous les étoiles, on parle de ses moutons qu'il vient de récupérer, des cochons qu'il aimerait avoir pour faire un élevage et de ce genre de choses. Et puis je suis reparti avec deux parts de gâteau (dégueux, désolé), et un vieux tabouret. Parce que je ne pouvais pas refuser.

Il tremblait.

dimanche 16 mai 2010

Un os coincé dans la gorge

C'est le coup de fil classique. Archi-classique.

Cette fois-ci, la voix est chevrotante, mais assurée.

- Docteur, mon chien a un os coincé dans la gueule, il crache, il s'étouffe et il n'arrive pas à respirer !

Dimanche, 16h00, forcément.

- Ah, il a pu manger des os, votre chien ?

De toute façon, ce ne sont jamais des os : les gens n'en donnent jamais, voyons.

- Oh non docteur, j'y fais très attention, je n'en donne jamais.

Ben tiens : donc ça ne peut pas être un os, madame... De toute façon, ces chiens qui s'étouffent, ce ne sont jamais des os. Un œdème aigu du poumon, un œdème de Quincke, une trachéite sur collapsus, n'importe quoi, mais on nous décrit toujours un chien qui cherche à cracher quelque chose qui s'est coincé au fond de sa gueule. Bref, peu importe.

- Vous pouvez me l'amener à la clinique ?
- Oh docteur non, je ne peux pas conduire et je vis toute seule.
- Personne ne peut vous conduire ?
- Je suis si isolée...

Quelque chose dans la voix m'avait amené à m'en douter dès ses premiers mots. Et ça ne va pas attendre, de toute façon : ce genre de truc, en général, c'est une grosse urgence, cardiaque de préférence.

- Et vous habitez où ?
- Il faut passer Saint-Martin, puis 7 kilomètres, une maison isolée avec une grille en fer, vous ne pouvez pas vous tromper !

Ouaip, on ne peut pas se tromper quand on connaît ces petites routes par cœur, ce qui n'est pas mon cas. Je note le numéro de téléphone, malgré ses protestations - "vous n'en aurez pas besoin, c'est si simple de venir ici !" Je vais faire un crochet par la clinique pour me faire une trousse d'urgence cardio-respiratoire, histoire d'assurer à domicile si je peux éviter de ramener le chien à la boutique. J'en profiterai pour vérifier l'historique du chien, car la dame, sourde comme un pot, n'a répondu à aucune de mes questions.

Bon. Solu, pimobendane en gélules, trinitrine en spray, furosémide injectable, sondes endotrachéales, un ou deux cats. Si ça ne suffit pas, c'est que je devrai le ramener à la clinique.

Saint-Martin, c'est le trou des trous. Il doit y avoir 50 habitants répartis en sept ou huit hameaux. Des petites routes qui se croisent dans tous les sens à flancs de collines, avec un lac artificiel au milieu. La moyenne d'âge doit frôler les 70 ans, pour la plupart des personnes âgées isolées, avec trois brebis et un chien, un téléphone et une télévision. Et une vue imprenable sur les Pyrénées !

Curieusement, j'ai trouvé la demeure sans difficulté. Courette bétonnée, un banc face au Pyrénées dissimulées dans les nuages, une glycine pas trop fraîche - merci la neige de mai. Je pousse la porte après avoir frappé, par habitude : on ne demande pas à une mamie en béquilles de se lever de son fauteuil pour ouvrir la porte dans ces grandes demeures, et elle n'entendra pas mes coups. Je m'annonce avec cette voix que je réserve aux vieux : accent appuyé, articulation soignée, et volume doublé. Une bonne grosse voix de père Noël du sud ouest.

Je passe le sas, entends la voix qui m'invite à entrer dans ma cuisine, sur la gauche. Je m'attends à y trouver le chien allongé sur la tomette, avec une respiration discordante et des muqueuses grises. J'ai roulé vite, mais le caniche sautille sur ses pattes arrières pour me faire la fête.

Pour un agonisant, il se porte bien. Ça en est presque contrariant. Je salue la vieille dame, prends un air inspiré avec mon stéthoscope autour du cou, cherchant la cause d'un étouffement bien peu flagrant. En tout cas, pour l'OAP, on repassera (ouaip, œdème aigu du poumon, mais OAP ça fait plus pro - et là, sur le coup, j'ai besoin de me sentir "pro").

- Il doit avoir un os coincé dans la gueule, docteur.

Ce ne sont jamais des os.

Mais où est-ce que ce con de chien a trouvé un os ?

Être pro.

- Et oui madame, effectivement, c'est très classique : un os coincé entre les carnassières de l'arcade supérieure, sous le palais. Et avec un bout de viande dessus, qui pend dans sa gorge, c'est pour ça qu'il s'étouffe.

Ayons l'air d'avoir du mal à le retirer, au moins dix secondes. Pour brandir le bout de barbaque d'un air de vainqueur.

Je vais pouvoir ranger mon solu, mon pimobendane et ma trinitrine, moi. Après un examen clinique, des fois que.

samedi 8 mai 2010

Hémorragie utérine

Quinze heures trente.

J'adore cette petite étable, nichée dans un col entre deux collines, juste en contrebas de la ferme. Huit blondes gargantuesques, deux belles génisses, et un joli veau déjà attaché près de sa mère. Un extracteur à fumier parfaitement vidé, de la paille fraîche, un parfum de foin et de vache. Un poil qui brille. Et une grosse flaque de sang derrière ma parturiente du jour. D'emblée, je doute de l'hémorragie utérine. Il est vrai que le veau est énorme, quoique la vache le soit aussi en proportion. Pas étonnant pour un "port" de 3 semaines. Ces bestioles gagnent 800g à 1kg par jour passé dans l'utérus au-delà du terme !

Les éleveurs, qui ont largement dépassé l'âge de la retraite, me regardent d'un air anxieux. On fait difficilement plus impressionnant, comme urgence, qu'une hémorragie utérine. Il m'a fallu huit minutes pour arriver dès leur coup de fil passé, et le vêlage n'a pas plus de vingt minutes. La vache ne souffle pas, ne tremble pas et se comporte normalement, aucun signe d'hypovolémie due à une hémorragie massive. Cette fois, cela va se passer sans gants. Il va me falloir détecter le point de fuite au milieu du chantier de fragments de placenta, d'amnios, de cordon, de cotylédons et de muqueuses plus ou moins enflammées et déchirées.

Exploration à gauche, exploration à droite : pas de déchirure vaginale. On peut donc, a priori, écarter la rupture d'artère utérine, ce monstrueux cordon du diamètre d'un doigt dont la déchirure peut entraîner une hémorragie tellement importante que la mort survient en quelques minutes. Je gagne encore quelques centimètres pour commencer à explorer le col, cette limite presque impalpable entre la granuleuse muqueuse utérine, ses cotylédons et son placenta, et la soyeuse muqueuse vaginale. Un tissu difficile à isoler, difficile à tenir entre les doigts lorsqu'il s'est effacé pour laisser passer le veau, lors d'une dilatation normale. Je ne sens rien, la muqueuse glisse et s'échappe sans solution de continuité. J'avance encore, mes doigts en crochet derrière le col, à la recherche de la source de l'hémorragie. Un cotylédon arraché, pourquoi pas, mais aurait-il pu justifier une telle flaque de sang ? Pas impossible. Je continue à chercher, pour trouver, juste derrière le col, au plafond à droite, une entaille dans la muqueuse et la musculeuse. La couche la plus externe de l'utérus, la séreuse, n'est pas entamée. La déchirure est de petite taille, elle n'est pas sur le col, pas de danger, d'autant que cela ne saigne presque plus.

C'est lorsque je retire mon bras du vagin de la blonde, sous le regard soulagé du couple de retraités, que mon téléphone sonne à nouveau. La clinique.

"C'est chez Pique. Une hémorragie utérine."

Genre... Je dois intervenir pour ce motif une fois par an à tout casser, et j'en aurais deux à moins de vingt minutes d'intervalle ? Et à vingt bornes d'ici, en plus !

Je me rince rapidement, rassure les éleveurs et file en refusant un café. Les pneus vont souffrir !

Ma première hémorragie utérine, je m'en rappelle comme si c'était hier. Comme du cours à l'école véto aussi. Il n'y avait pas grand chose à raconter sur le sujet, mais le prof avait développé la seule partie qui vaille : un savant calcul pifométrique sur le débit de l'artère, sur la pression sanguine et sur le volume sanguin d'un bovin. De quoi nous rappeler que même si la vache pisse littéralement le sang, on a quelques minutes pour intervenir. Les éleveurs le savent bien, de toute façon. Dans le cas d'hémorragie massive, mettre le bras dans le vagin, chercher la source du flot de sang et boucher le trou avec les doigts. Ensuite, appeler. Ne pas être seul. Pour ma première rupture d'artère utérine, justement, le gars était seul dans sa stabu. Il avait gueulé jusqu'à ce qu'un voisin, un parisien retraité dans sa résidence secondaire, l'entende et vienne voir ce qui se passait. C'est lui qui m'avait appelé, tout fier de pouvoir rendre service. L'éleveur avait attendu une heure, il avait du faire masser sa main pendant des dizaines de minutes pour récupérer de sa crampe. Sa femme, qui s'était chargée du massage, se moquait de lui sur le mode "des crampes de la main comme quand t'étais jeune !". Ils avaient une bonne cinquantaine, le parisien avait fait mine de n'avoir rien entendu en se concentrant sur mon travail, et moi j'avais éclaté de rire en jugulant l'hémorragie.

Je me suis garé devant la salle de traite, avisant le petit bonhomme derrière une grande Prim'Holstein, les bras couverts de sang, sa casquette sur le crâne, avec les bottes couvertes de caillots. Cette fois-ci, pas de doute, c'est une vraie.

"Hé Fourrure, ça saigne à gauche, mais j'ai le doigt dans le trou."

Moi, je ré-enfilais une chasuble de vêlage, toujours sans gants, attrapais ma pince à hémorragies utérines fixée à un aimant sur la carrosserie de ma voiture - toujours à portée de main - et disposais du fil, des aiguilles et quelques clamps. L'éleveur s'est retiré tandis que je pénétrais à mon tour, cherchant à tâtons la source de l'hémorragie. Grosse déchirure à gauche, des caillots de sang, un flux indéfini et assez léger, il faut que j'évacue ces premiers caillots pour relancer le saignement afin de mieux en cerner la source. Et là, ça ne rate pas : je gratte à peine avec les doigts et c'est mes bottes qui, cette fois, sont recouvertes de sang. La vache pousse un peu en sentant mes explorations vaginales, mais sans plus. Il me faut une dizaine d'essais pour caler ma pince d'une manière satisfaisante, stoppant net les flots d'hémoglobine. Avec ce genre de tâtonnements, la scène ressemble cette fois au tournage d'un film gore (à savoir, dans les films actuels, le sang ressemble vraiment à du sang - ce n'était pas le cas il n'y a encore pas si longtemps que ça, et ça reste ridicule dans pas mal de séries).

J'ai du sang plein les bras, évidemment, les petits caillots commencent à sécher sur les poils de mes avant bras mais je sens aussi les gouttelettes sur mon visage, dans mon cou, partout. Cette fois, il me faut recoudre. A l'aveugle, faire le tour de l'artère avec du fil, tout en traversant aussi les tissus vaginaux qui l'entourent pour que le nœud ne glisse pas, mais sans prendre trop de tissus annexes pour que ma ligature soit vraiment serrée. Car la pression est telle que le saignement risque de se poursuivre malgré mes nœuds. On m'a toujours dit de laisser la pince, mais j'aimerais, pour une fois, arriver à l'enlever à la fin de mes sutures.

Vingt minutes et un demi seau de sang plus tard, j'abandonne le projet de récupérer ma pince à la fin de l'intervention : malgré mes nœuds, ça se remet à saigner dès que je la desserre. Comme d'habitude, je la noue avec une ficelle à la queue de la vache, pour qu'elle ne tombe pas dans le fumier lorsqu'elle se détachera. Il ne me reste plus qu'à suturer la muqueuse vaginale, avec mes doigts crampés à force de manœuvrer dans un espace aussi étroit, me piquant et me coupant avec les aiguilles, serrant les nœuds sur les jointure des mes articulations, le tout en répondant par l'affirmative aux commentaires du style : "mais vous n'y voyez rien là-dedans Fourrure".

Mais je n'ai pas besoin d'y voir, je sens.

Deux jours plus tard, je reviendrai enlever ma pince, parce que j'en ai déjà perdu deux malgré mes précautions. Je ne m'étendrai pas sur ce jour là, où je pensais passer 5 minutes mais où je suis resté une bonne demi-heure car l'hémorragie a repris de plus belle lorsque je l'ai desserrée - cela ne m'était jamais arrivé, deux jours après. Cette fois, j'ai carrément suturé la pince au vagin, je reviendrai la chercher à l'occasion. J'ai mis un plus petit clamp, et j'ai écris, sur la boîte de césarienne qui est censée le contenir : "manque une pince, cf. Pique 3564".

mardi 27 avril 2010

Catch

Sept heures.

La stabulation est plus un abri de parpaings, de tôle et de barrières rouillées qu'une stabulation standard. La vue est magnifique : patchwork de verts, de bruns et de blancs bourgeonnants sur les collines, avec les Pyrénées en toile de fond. Encore une vache qui travaille depuis des heures, encore une blonde, plutôt maigrichonne et du style... mal embouché. Rien que ne puissent contenir quelques cordes et une mouchette.

La vulve n'est pas dilatée, le vagin moyennement, le col... pas du tout. Je passe largement le bras, mais pour un veau, il va falloir travailler. Lui, il est tranquille au fond de son nid, tellement au fond qu'il va bien falloir le remonter à la main avant d'envisager de lui passer les menottes. Mais avant ça, je vais commencer par demander à l'éleveur, un grand type qui regarde son bippeur d'un air inquiet - il est pompier, et de garde - de passer une corde autour des jarrets de la maman. Je veux bien pousser et peiner, mais pas en esquivant les coups de savates.

Elle a du bassin. Le veau ne me semble pas bien gros, mais le col, lui, n'est vraiment pas assez ouvert. C'est d'ailleurs curieux pour une vache de cet âge, qui en a vu d'autres, à terme, avec un veau vivant et dans une position tout à fait standard. Pas sûr que ça va passer, mais, hé, on ne va tout de même pas faire une césarienne pour ce veau et cette vache !

Alors je pose ma main droite sur son antérieur gauche, ma main gauche sur son antérieur droit, et la bagarre commence. Bébé contre véto, il a l'avantage de la position, et sa mère fait tout pour l'aider (botter avec un huit aux jarrets, c'est du vice !). Niveau force, nous sommes égaux. Je le piège en tractant l'antérieur droit, stimule sa résistance puis relâche rapidement en tirant d'un coup l'antérieur gauche. Gagné ! Si je n'ai ni la force ni l'avantage de la situation, je ne vais quand même pas me faire gruger par un bébé même pas né ! L'onglon pointe à l'orée de la vulve, mais une secousse brutale me fait tout lâcher. Bébé a gagné. Un point. En tout cas, notre partie de boxe a un avantage : la mère se décide à pousser, mais sans en faire assez pour monter le fœtus. Je me mets alors à travailler le col. Massages et dilatation forcée, d'excellents exercices de musculation. Imaginez-vous avec une chambre à air de brouette autour des poignets, à essayer de la détendre en écartant les bras, ça vous donnera une idée...

J'alterne les efforts sur le col et sur le veau, espérant profiter de ses membres et de sa tête pour remplacer mes poignets au niveau du col de sa mère. Antérieur droit, antérieur gauche, tractions, céder, tirer, attacher ! Au bout d'une vingtaine de minutes, je suis en sueur, mais je lui ai passé les menottes. Je fais accrocher le palan sur ces cordelettes, non pour tirer - le passage n'est pas encore assez dilaté - mais pour le garder à vue. Si je le lâchais, il repartirait dans sa planque. Pas envie de refaire le match.

Cela fait plus d'une demi-heure que je travaille, la mère a renoncé à taper, le veau est attaché, mais on n'est pas plus avancé. Le col reste, pour une raison inconnue, obstinément "fermé". Si je tirais, je le déchirerais : autant condamner la vache. Pourtant, je ne vais pas pouvoir continuer : le veau risque de ne pas apprécier... mais il pourrait peut-être le tolérer. C'est l'heure du choix, celle de la césarienne que j'ai déjà évoquée à demi-mot pendant mes parties de catch : si j'ouvre, je sauve la mère et le veau, mais ça coûte plus cher. Si je n'ouvre pas, on continue à travailler et on sortira le veau, sans risque pour la mère, mais sans garantie pour son bébé.

Arguments pour la césarienne : on est sûrs de sauver tout le monde.

Arguments contre la césarienne : le prix, la taille du veau qui donne envie de le sortir par les voies naturelles, l'âge de sa mère qui a vu passer d'autres bébés, et l'impression d'avoir perdu 40 minutes de boulot à essayer de le faire sortir.

A chacun de faire son choix. Moi, à ce stade, je préfère opérer. De toute façon, j'ai mal au bras, et puis j'ai autre chose à faire que de passer la matinée à me battre avec le bébé.

J'avais déjà rasé la mère pendant une pause. L'éleveur s'est décidé, et j'injecte les anesthésique locaux en esquivant les sabots, pendant que mon pompier maintient les onglons du veau à la vulve : ce con vient de se décider à respirer, sans être sorti de sa mère. C'est le risque lorsque l'on trafique trop longtemps... Il se sert des cordelettes fixées aux antérieurs pour ouvrir le vagin et laisser passer l'air.

Moi, je tranche. Le cuir s'ouvre en silence, ma lame caresse et les muscles s'écartent, jusqu'à la dernière membrane, le péritoine au travers duquel je devine les organes en train de jouer. Je plonge mon bras dans l'abdomen, de la vulve de la vache s'échappe l'écho caverneux d'un soufflet de forge sévèrement encrassé. Une dernière découpe, à l'aveugle, au fond du ventre, ma main chasse les intestins et du même geste, plonge la lame cachée à travers la paroi utérine tandis que je sens le placenta s'échapper sous la pression du bébé. Je vais vite, très vite. Simultanément, détacher le veau pour ne pas emmener les cordelettes dans le ventre : souillées, elles risqueraient trop de laisser de la bouse dans la cavité abdominale. Puis je tire et hisse les jarrets par la plaie. Là, il boit la tasse au fond de sa planque, l'éleveur me rejoint et en moins de 20 secondes, le veau est dehors, pendu à une poutre par les pieds. Les glaires écoulent par sa bouche et par son nez, je lui dégage la trachée du bout des doigts. Il braille (crie-t-il "trichééééé ! trichééééé !" ?). Il s'en sortira. Moi, j'm'en fous, j'ai gagné.

Du premier coup de lame à la sortie du nouveau-né, moins de deux minutes se sont écoulées.

Plus qu'à recoudre...

dimanche 25 avril 2010

Torsion de minuit

Minuit.

La vache est coincée entre une barrière et le mur d'une vieille annexe de l'étable, mangeoire de pierre et râtelier de bois tordu. Un épais tapis de paille fraîche, la lumière de deux grosses ampoules jaunes. Il fait doux, presque chaud. Un chaton miaule, quelque part dans une botte de foin. La blonde pousse depuis des heures, mais sans résultat, une bonne grosse vache qui en a vu passer d'autres et qui ne devrait pas avoir besoin d'aide. Qu'est-ce que je vais trouver cette fois-ci ? Les vêlages s'enchaînent et ne se ressemblent pas, à un rythme éreintant, sans trêve ni relâche. Pour le repos, on verra dans quelques semaines.

Je gagne à nouveau la douceur vaginale, silencieux et trop fatigué pour discuter. J'ai peut-être prononcé quelques automatiques banalités, mais ma tête est ailleurs, au bout de mon bras, au bout de mes doigts qui explorent le vagin puis le col, alors que la vache reprend ses efforts. Je ne suis pas vraiment concentré, juste confiant et détendu. J'aime faire vêler dans cet élevage. De toute façon, avec un bassin pareil, peu importe ce qu'il y a au fond, il ou elle sortira par les voies naturelles. Je parie sur une torsion.

Mon bras s'enfonce et ma main dévie dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, puis se pose sur la tête du veau encore enveloppée dans les membranes placentaires. Il est vivant, j'ai un bon appui, cela devrait aller vite. L'utérus et sa centaine de litres de chair de veau, de glaires et d'humides membranes, suspendu par deux ligaments trop lâches, s'est vrillé. La torsion rétrécit le passage et empêche la sortie du veau, mais, coup de chance, le col semble dilaté.

La blonde souffle et pousse, se tortille et piétine, l'éleveur tient sa queue tandis que je pose ma main bien à plat sur l'encolure. Celle du veau. Sa mère doit peser ses 700kg, j'ai de la chance d'être grand...

C'est un coup à prendre, une habitude, un mouvement puissant et continu que j'achève d'une dernière poussée, utilisant la force du bras et celle du dos tout à la fois. Un instant cette fois-ci, une dizaine de minutes parfois. Comme d'habitude, je ne me suis pas échauffé. Comme d'habitude, je risque la déchirure... Pas pour ce soir. Un dernier basculement et le veau se retrouve dans l'axe, les pattes en bas, la tête entre les genoux, je perce la poche et laisse venir les fluides au rythme des contractions. Le col est bel et bien dilaté, le passage très large, je parie sur une femelle, d'une jolie taille mais sans excès. Elle passera.

Mes mains sur ses canons, je sens ses tremblements, de petits mouvements spasmodiques comme si elle secouait la tête. Il ne va pas falloir tarder. Douceur et puissance, je tire les onglons à la vulve, petits sabots d'un jaune et blanc d'ivoire humide sur un poil gluant, au parfum d'une douceur écœurante. Un peu de sang et beaucoup de liquide amniotique sur ma chasuble, le long de mes bras. Il fait bon, il fait doux, je suis bien, si bien, là, à maintenir ce nouveau-né tandis que l'éleveur court chercher les menottes de vêlage que j'enroule autour de ses membres. La prise est solide. Il met le palan en place tandis que je fais passer, tout en lenteur, le col de l'utérus au-dessus du la tête du bientôt-né. Ses onglons sont maintenant bien sortis et je me suspends aux cordes, le corps parfaitement droit, les pieds calés dans la litière entre les postérieurs de la vache. Je m'imagine tenir les suspentes d'un cerf-volant, je ne fais aucun effort, la tête à 70cm du sol, presque horizontal, tirant vers le bas et vers l'arrière en suivant les contractions de la mère. Au-dessus de moi, à un petit mètre de mes yeux, je vois les lèvres de la vulve s'écarter sur celles de la velle, un bout de langue, puis un nez humide et un mufle couvert de glaires, des yeux, un front, des oreilles... L'éleveur se dépêche de mettre le palan en place, mais c'est inutile, le veau sort sous la traction de mon poids, tandis que je replie un peu les jambes pour éviter de tomber.

Passent les épaules puis le thorax, l'éleveur a lâché son palan dans la paille et s'apprête à recevoir les postérieurs du bébé tandis que, accroupi, je réceptionne le nouveau-né. Une inspiration, une expiration humide et muqueuse, elle secoue déjà la tête alors que nous la suspendons pour éliminer les dernières glaires. Sa mère râle et mugit, appelle et regarde derrière elle les deux bipèdes occupés aux premiers soins.

Une dernière plongée dans la matrice, désormais vide, un peu de sang, un col parfait, un vagin souple, sans déchirure, des artères intègres, je peux rentrer me coucher, après un dernier regard une fois la vaisselle terminée. La velle tente déjà de se lever, sa mère bave et mousse en la léchant d'un air halluciné, nous surveillant du coin de l'œil tandis que les chiens se pelotonnent sur un lit de paille, derrière le mur. Une chouette appelle. Le chaton miaule encore dans sa mangeoire. Les veaux dorment, deux me contemplent d'un air... bovin. Au lit.

mardi 12 janvier 2010

Neige

Pyrénées enneigées

Les p'tits vieux du coin disent que ça fait vingt ans qu'on n'a pas vu pareille neige. D'après moi, ça en ferait plutôt trois ou quatre... mais il ne faut pas contrarier les petits vieux, ils pourraient avoir raison. D'ailleurs, la dernière fois, je n'avais pas du mettre les chaînes. Là, pas moyen d'y couper. Le premier jour, ça allait encore bien. Un petit trajet dans la nuit de jeudi à vendredi m'avait convaincu que la journée du lendemain serait tranquille : annulation de rendez-vous en pagaille à prévoir !

En réalité, il ne m'a fallu qu'un dizaine de minutes pour descendre de ma colline, soit à peine le double du temps nécessaire. Je ne compte pas les pauses photo, bien entendu. J'étais le premier, ou quasiment, à fendre l'épaisse couche de neige, observant la vaguelette de poudreuse autour de mes roues, savourant le silence et le léger blizzard, contemplant avec gourmandise les petits cristaux s'accumuler sur mon pare-brise dès que je coupais le contact. Il y a un plaisir soyeux à se lover dans la vieille carlingue de sa voiture au milieu d'une gentille tempête de neige.

C'est finalement en arrivant dans la petite ville où se trouve ma clinique que j'ai du monter les chaînes. Le passage des voitures avait lissé le verglas, et il faisait trop froid pour que le sel soit d'une quelconque utilité. Cela faisait... bien longtemps que je n'avais pas du jouer au montagnard. ¾ heures pour faire un montage capable de tenir la route, c'est un mauvais score. Qui aura au moins eu le mérite de faire rire mon pyrénéen d'assistant.

Pour ce qui est des rendez-vous, en tout cas, j'avais raison. Personne à l'horizon, le parking est immaculé, la lueur de la croix bleue peine à illuminer la neige qui la recouvre avec de plus en plus d'insistance. Le téléphone ne cesse pas de sonner : annulation, annulation, vêlage, annulation, veau à perfuser, annulation, annulation, annulation, proposition de prendre le meilleur forfait de portable de l'année, annulation, et puis, enfin, le silence. Je suis seul dans le bâtiment, notre salarié fait une bataille de boules de neige avec la secrétaire sur le parking, et je la vois bien qui guette ma sortie de la clinique avec sa réserve planquée derrière ma voiture. Cette après-midi, on va assurer le service minimum. Apparemment, ses amis organisent une partie de luge sur barque et capot de voiture dans les collines environnantes, il n'y a plus de rendez-vous, les visites sont faites, je vais laisser la clinique à notre assistant, il prendra la garde. Demain, on inversera puisque c'est moi qui assurerai l'astreinte du week-end.

Le vacarme des chaînes sur le bitume déneigé cède très vite le pas au cliquetis discret des pistes enneigées. J'ai esquivé la dernière boule de neige avant de rater mon lancer. Sur les routes, je ne croise que 4x4, tracteurs et indémodables C15. Tout est fermé, je vois passer une infirmière et un médecin, quelques éleveurs, dont un occupé à sortir un Express du fossé. Je sens que la vieille bataille C15 vs Express vient encore de passer une manche. Je ferai la rurale sur ma moitié du canton, mon assistant, que nous appellerons Matthieu, ce qui m'évitera d'user de « salarié » et « assistant » à tout bout de champs, gèrera le reste. Grâce soit rendue aux inventeurs des téléphones portables.

Il y a une bonne humeur tranquille et imperturbable dans ces jours neigeux. Bien entendu, il y a les râleurs et les mécontents, certains à juste titre. Mais il y a surtout les gens patients et les enfants, les émerveillés, les grands malades fonçant dans les descentes gelées sur leurs luges improvisées, un plaisir immédiat, toute une petite population tranquille, en attente.

Pyrénées enneigées

Le samedi passe aussi tranquillement que le vendredi. Je jouis avec discrétion de la sensation de puissance procurée par les chaînes magiques qui m'offrent l'accès à toutes les fermes et villages quand la plupart des voitures restent au garage ou dans le fossé. Le dépanneur ne semble pas s'ennuyer, lui. Pour ma part, je vais rester à la clinique ce midi, vue la longueur du trajet. Un client, qui avait finalement amené son chat à castrer ce matin, est revenu le chercher en skis de fond, mais avec chaussures improvisées, ficelées et scotchées. Je fermerai à 17h, ce qui me permettra de revenir à 18h30 lorsqu'un client m'appellera en urgence pour un chat blessé. Les chaînes sous la neige et dans la nuit, c'est encore mieux que les chaînes sous la neige et dans le jour blafard.

Mais cela reste sans égal avec la journée de dimanche et son extraordinaire soleil, alors que la température reste sous la barre des -5°C. Les visites deviennent un régal, les vêlages autant d'occasions de parcourir les chemins auxquels l'hiver et la glace offrent une nouvelle naissance, brillante et éclatante avant le dégel boueux. La neige m'offre aussi cette petite fierté de venir dans les hameaux isolés, brinqueballant et souriant, donnant des nouvelles et portant, même, le pain à un voisin. Il y a une certaine classe à plonger ses bras dans une vache en ne portant que son T-shirt sous sa chasuble de vêlage, bonnet vissé sur le crâne.

Sang et amnios sur la neige.

La neige redonne à mes visites et à mes consultations leur valeur de service en leur ôtant leur triste banalité : l'angoisse de ne pas avoir le véto parce qu'il ne pourra pas venir fait renaître une bonne humeur et une gratitude qui me manquent parfois. Tout le monde est avide de nouvelles locales alors que les routes ne sont coupées que depuis deux ou trois jours, et chacun est curieux de savoir comment s'en sortent les vaches d'untel ou les chevaux du voisin. Une certaine serviabilité ressurgit spontanément, qui n'était jamais loin mais que la distance créée par la perte de l'esprit de village et de voisinage avait dissimulé. La solidarité fait sourire, mais il me semble parfois que nombreux sont ceux qui aimeraient bien avoir l'occasion de faire quelque chose, et qui par défaut se rabattent sur la générosité tv-guidée.

Alors, la neige, c'est une occasion qu'il ne faudrait pas manquer.

« Mais, quand même, vous croyez que ça va durer ? »

dimanche 10 janvier 2010

Un vieux chat

Il y a un vieux monsieur discret dans la salle d'attente. Il a ôté sa casquette, et posé, à côté de lui, sur le banc, un vieux panier en osier. Il parle tout doucement, comme s'il avait peur de déranger, échangeant quelques politesses avec notre secrétaire à son bureau. Moi, je suis dans la salle de consultation, je finis de renseigner une fiche d'hospitalisation tout en prêtant une oreille attentive à la conversation qui filtre, à la limite de l'audible, par la porte entrouverte.

Je ne l'ai pas reconnu, même si je sais que j'ai déjà vu son compagnon. Coincé sur la fiche d'hospitalisation, je ne peux lire le carnet de rendez-vous. Alors j'écoute. J'écoute un vieil homme se raconter, raconter son chat. Il a vingt ans. Il aurait du mourir il y a 5 mois, mais je l'ai sauvé. Il l'a ramené pour une euthanasie il y a deux mois. Il l'a encore ramené chez lui. Et cette fois, d'après lui, il ne passera pas Noël. Il s'y est résigné, il a pu profiter de son vieux matou au-delà de ce qu'il aurait imaginé, mais il sait qu'on arrête pas l'âge et la maladie. Il voudrait enterrer son compagnon au fond du jardin.

Moi, je vais jouer l'innocent. Un coup d'œil à la fiche du vieux chat, et les souvenirs me reviennent. Une vilaine tumeur mammaire, kystique, énorme, que j'avais ponctionné. Vu l'âge de l'animal, j'avais écarté d'emblée la chirurgie, pensant qu'avec la ponction et quelques médicaments à visée palliative, il aurait encore quelques semaines confortables devant lui. Lorsqu'il me l'avait ramené, le kyste ne s'était pas reformé, mais le vieux chat avait une vilaine gastro-entérite. Probablement sans lien. Il était déshydraté, en légère hypothermie, il ne mangeait plus, mais j'avais vérifié l'absence d'insuffisance rénale et tenté un simple traitement médical. Qui avait parfaitement fonctionné.

Et cette fois-ci ?

- Alors monsieur, qu'est-ce qui lui arrive au matou ?
- Oh vous savez... c'est la fin.

Sa voix est aussi douce que dans la salle d'attente. Je baisse d'un ton. Il n'est pas sourd. Le vieux chat rougne un peu, mais accepte de venir sur mes genoux. Comme d'habitude en début de consultation, je m'assieds sur la table d'examen pour sortir l'animal de sa panière. Ne pas le tenir, ne pas le contraindre, le laisser accepter les caresses et rester naturellement avec moi. Ça ne marche pas toujours, mais cette fois-ci, rien à redire. Ronronnement immédiat.

- Sa tumeur s'est percée, du liquide a coulé et ça a saigné, pourtant ce n'était pas gros comme la première fois, vous savez...

Le vieux monsieur tient sa casquette entre les doigts, la presse et la retourne. Les jointures de ses doigts sont blanches, blanches de serrer si fort, pâles d'attendre mon verdict. Il tient le menton en avant, joue discrètement avec son dentier. Moi, je ne dis rien. Je caresse le chat, que j'ai retourné sur le dos. Il se laisse gratter le menton, se détend. Il a un vilain cratère au milieu de l'abdomen, vers le nombril. Trois centimètres de diamètre, un ou deux de profondeur, dans le tissu sous-cutané. Autour de la plaie, le poil est lissé, léché et reléché. La plaie est atone, ou presque, elle ne saigne pas. Quelques traces de tissu de granulation, sans doute usé par le léchage incessant. Le chat ronronne, le vieux monsieur me raconte son appétit dévorant, ses câlins et ses interminables siestes près du poêle. Moi, je ne dis rien.

Un long silence s'est installé. le vieux monsieur attend que je prononce mon verdict : "cette fois-ci, ce sera l'euthanasie."

Alors, je prends une longue inspiration. Le vieux monsieur avance le menton, sa casquette ne bouge plus, ses doigts sont blancs, si blancs.

- Bon, deux piqûres, une ou deux boîtes de pâtée, et il rentre à la maison. Je vais vous laisser un flacon d'antiseptique, il va avoir des antibiotiques, mais il verra une nouvelle année.

Les doigts du vieux monsieur sont devenus rouges. Mais il n'a pas lâché sa casquette. Il laisse échapper un "ah" à la fois surpris et soulagé, je lui tends le matou.

Joyeux Noël.

jeudi 17 décembre 2009

Douche froide

- J'ai un chien qui a 40°C, je peux vous l'amener ?

21h00. Je suis rentré depuis une demi-heure à peine de la clinique, mais... nous sommes en pleine saison de piroplasmose, mieux vaut ne pas laisser traîner une fièvre...

- Ça marche. je vous attends dans un bon quart d'heure à la clinique.

Finalement, j'aurais été un peu avance. De quoi faire un peu de paperasse, j'ai un ou deux signalement de chevaux à compléter et des factures à préparer.

Juste avant l'arrivée d'Uno.

Ce bonhomme a l'air en bonne forme. Un grand bleu de Gascogne, le genre de chien "AHOU AHOU" à courir des heures derrière les sangliers puis à arriver ici en remuant la queue, les boyaux dans une couverture tenue par le chasseur. Des rudes. Passage sur la balance, et direction la table de consultation. Son propriétaire est un grand gaillard, pas de première jeunesse, que je ne vois qu'une ou deux fois par an. Pas souvent de casse dans sa meute, et ses chiens sont bien soignés. Celui-ci est magnifique, d'ailleurs. Cinq ans, gentil comme tout, bien nourri, je n'ai pas de fiche sur lui.

- Il n'a jamais eu de souci de santé ?
- Non, pas lui.
- Jamais de piro, pas touché sérieusement par un sanglier ?

Le visage rougi par le contraste entre le froid extérieur et la chaleur accueillante de la clinique, M. Pantel réfléchit. Puis secoue la tête de droite à gauche. Lentement. Non.

- Ça a chassé fort ces derniers jours ?
- Pas plus que d'habitude.

La saison de chasse s'avance, ce chien semble en très bonne condition physique. Il a 39.4 de fièvre, des muqueuses un poil congestionnées, une respiration courte et rapide, une discrète discordance et parfois un souffle de respiration buccale. Je vais quand même commencer par un frottis piro, on ne sait jamais. J'aimerais bien que ce soit une piro. Je serais vite de retour chez moi.

Une goutte de sang étalée sur une lame, et je pars en exploration sur mon microscope. Le frottis est de bonne qualité. Les rouges sont normaux, il y a pas mal de blancs, sans plus, et pas de Babesia canis à l'horizon. Faire le tour de la lame pour en être certain me prend presque cinq minutes, pendant lesquelles je continue la discussion avec M. Pantel. On parle de son chien, "le plus vaillant, toujours devant !", du froid, de la piro, de son chien encore "il n'a pas voulu manger ce soir". Moi, j'annonce que je ne trouve pas de piro. Il me fait remarquer que son chien respire vite. Les yeux toujours rivés sur mon microscope, lui confirme son impression. Je lui parle de la discordance, cette désynchronisation respiratoire indicatrice de difficultés thoraciques, et de la respiration buccale, mauvais signe en général.

De retour près de Uno, je pose à nouveau mon stéthoscope sur son thorax, pour une auscultation approfondie. Cette fois, le silence est religieux. J'écoute et décompose, j'isole les sons, joue sur la tension de la membrane de mon sthéto pour entendre diverses fréquences, continuant à dérouler en esprit les possibilités qui déjà m'assaillaient alors que j'étais encore sur mon microscope. Une pneumonie, le plus probable. Une hernie diaphragmatique, pourquoi pas, un vieux coup sous-estimé aurait pu la provoquer. Épanchement pleural, bof, le son est trop clair. Atteinte bronchique, certainement pas, le son est propre. Le cœur a l'air correct, mais méfiance, tout ne s'entend pas. Cancer ? Et pourquoi pas ? Peu probable cependant.

Il n'y a pas de bruits surajoutés, l'air d'auscultation pulmonaire est normale, le son est juste un peu renforcé, la respiration trop rapide, trop courte, avec prolongement buccal. Une radio est indispensable.

M. Pantel m'accompagne au fond de la clinique. Je porte Uno, extrêmement calme, dans mes bras, pour le basculer sur la cassette radio. Son thorax se découpe dans l'aire lumineuse de mon vieux générateur à rayons X, tandis que je pousse doucement le chasseur vers l'extérieur.

- Il est gentil comme tout, il ne bougera pas, ne vous inquiétez pas. Sortez, il est inutile que vous receviez des rayons. Moi, j'ai mon tablier de plomb.
- Ah bon, ça fait des rayons ?
- Oui, des rayons X, c'est ce qui permet de voir à travers le corps.

Effectivement, Uno ne bouge pas. Le patient idéal, celui qui confère au terme "patience" toutes ses significations. Je sais que mon client, lui, commence à réaliser que les choses pourraient bien être sérieuse. Il vient de me répéter, comme pour nous en convaincre, que Uno est "le plus vaillant, toujours devant".

- Il a très bien chassé dimanche dernier.

Le cliché est pris en un instant. Je repose le chien au sol, qui s'avance calmement vers son maître en passant par la porte entrouverte. Moi, j'attends que la développeuse finisse de chauffer en remplissant le registre des radios, en reposant le dosimètre sur son support et en préparant l'étiquette d'identification du cliché, ainsi que son enveloppe. Il y a encore au moins cinq minutes à tuer. De quoi compléter la fiche d'Uno, récapituler et affiner. Il n'y aura que quelques lignes, finalement. M. Pantel regarde mes doigts voler sur le clavier.

Venu pour abattement, n'a pas mangé ce soir, était bien hier, a chassé dimanche comme d'hab.
39.4, muqueuses un peu congestionnées, respiration rapide, discordance, respiration buccale, auscultation normale sauf renforcement des bruits bronchiques. pas de toux.
Palpation abdo et clinique RAS
Frottis RAS
Urines du 1.050, heller -, bandelette RAS

Je pourrais faire une numération-formule, mais j'abandonne rapidement l'idée. De toute façon, je sais déjà que c'est une infection, et la radio me dira tout ce que j'ai besoin de savoir. D'ailleurs, la développeuse vient de bipper. Dans deux minutes, j'aurais mes réponses. M. Pantel attend. Il regarde son chien. Uno, lui, renifle les sacs de croquettes. Il n'a pas l'air malade. Ça va mal finir.

La radio est sur le négatoscope. Elle est de bonne qualité même si le chien n'est pas parfaitement de profil. Il y a une vilaine densification de toutes les aires pulmonaires. Pneumonie. Mais ce n'est pas le pire. Le cœur est énorme, difforme, une grosse outre molle évoquant irrésistiblement une cardio-myopathie dilatée. Je ne crois pas que ce soit le péricarde qui soit remplit de saloperies, ça ne cadrerait pas avec l'auscultation. Maintenant, il va falloir expliquer ça.

Alors je déroule. La pneumonie, infection discrète et progressive, facile à manquer. Peu de symptômes. Le cœur, très probablement une maladie du muscle nommée cardio-myopathie dilatée, asymptômatique pendant très longtemps. Oui, le chien peut être "très vaillant, toujours devant", même si c'est ancien.

Le visage de M. Pantel est rouge. Cette fois, ce n'est pas le contraste de températures. Il ne dit rien. Il m'écoute, et regarde son chien, suit mes doigts sur la radio, observe le bouquin dans lequel je lui montre des clichés normaux, pour comparer. J'explique la pathogénie, puis propose le traitement. Des antibiotiques, pour la pneumonie. Pour le cœur, je pense savoir quelle molécule serait la meilleure, mais c'est un traitement très cher pour un chien de ce poids. Alors pour l'instant je n'insiste pas, je sais que les gens adhèrent difficilement à ce genre de diagnostic, justement parce que le chien est "vaillant, toujours devant". Comment croire que son chien est gravement cardiaque quand on le voit chasser comme un athlète ?

Ma mission ce soir est de donner un diagnostic, de préciser un pronostic. Pour la pneumonie, et pour le cœur. Le traitement antibiotique. Je lui parle d'échocardiographie, je lui précise le prix, la nécessité de faire appel à un spécialiste pour ce diagnostic, pour affiner, pour choisir le meilleur traitement. Parce que c'est cher, parce que ce n'est pas anodin. Parce que c'est à vie. Mais très efficace. Je sais qu'il ne faut pas insister ce soir. M. Pantel est très raide, il regarde son chien... à quoi pense-t-il ? Je pense qu'il me croit, là n'est pas le problème. Mais il ne réalise pas. Je sens qu'il a accusé le coup sur "traitement à vie". Que la mention de la nécessité d'un spécialiste aussi a fait son effet. Il va lui falloir un peu de temps. Mais son regard sur son chien. On dirait presque qu'il se sent trahi. Il ne me pose qu'une seule question :

- Mais le cœur, c'est pas d'hier quand même ?

Non, le cœur, c'est ancien. La pneumonie a peut-être été facilitée par une mauvaise vascularisation pulmonaire, et c'est la pneumonie qui m'a permis de voir la cardio-myopathie dilatée. C'est une chance qui est donnée à Uno, quand il aurait pu se retrouver mort au court d'un grand debout, au détour d'un taillis, un jour où le cœur n'aurait pas supporté d'être "le plus vaillant, toujours devant".

De toute façon, en mon for intérieur, je sais qu'il n'y a pas urgence pour Uno, pas pour son cœur. Je donne un rendez-vous pour dans trois semaines, pour une radio de contrôle. S'il ne m'a pas recontacté d'ici-là, le nouveau cliché me donnera une nouvelle chance de le faire adhérer. De l'amener à l'échocardiographie, puis au traitement.

Parfois, il faut savoir donner du temps.

lundi 30 novembre 2009

Première fois : Tétanie

Un magnifique soleil de juillet.

Une superbe cour de ferme, son herbe verte, sa petite étable et son muret en pierre sèches, ses quatre vaches attachées à la chaîne.

Un papy, avec pipe et béret.

Un veau, un gros broutard charolais, couché sur le flanc, un poil immaculé, des membres tétanisés.

Un jeune véto, à peine sorti de l'école, second rempla, qui tourne autour du bestiaux, ausculte, écoute, manipule.

Je n'en menais pas large. Je me disais justement que je développais l'art de tourner autour du pot, enfin du veau. Ma blouse cachou n'était pas trop propre, mes bottes déjà bien vieillies par les campagnes de pique, mais n'empêche, je ne pouvais pas l'ignorer : là, je ne faisais pas illusion. Et je n'avais aucune idée de ce qu'il foutait, ce veau. Le papy tirait sur sa bouffarde sans piper mot, sa femme observait de loin, par la fenêtre de sa cuisine. A contre-jour, je ne pouvais que la deviner. Le veau roulait des yeux affolés, panse gonflée sans plus, tremblant et soufflant comme un cheval affolé.

Dans ma tête, j'énumérais. Tétanos, méningite, ESB (et puis quoi encore ?), botulisme, tétanie d'herbage, fièvre vitulaire (et pourquoi pas la rage tant qu'on y est ?), nécrose du cortex cérébral, je voyais encore le prof sur son estrade, entamant son cours de petaucasquologie. Expliquant qu'il y avait bien toute série d'entités pathologiques neurologiques chez les bovins, mais que l'examen clinique étant ce qu'il était avec ces bestioles, en général, on tournait en rond autour des probabilités.

N'empêche.

Ça faisait bien une demi-heure que je tournais en rond, justement, en marmonnant pour me donner une contenance (échec avéré), posant et reposant mon stéthoscope ou enfilant mon gant de fouille, constatant et éliminant. Une tétanie d'herbage, forcément. Je n'en avais jamais vu, ça n'avait pas l'air de coller avec mes cours au niveau épidémiologique, mais le reste était encore moins probable. Alors ?

Alors je décidais finalement de passer un coup de fil à un confrère que j'avais remplacé quelques semaines plus tôt, qui me confirma sans hésitation mon diagnostic et orienta mon traitement.

Je décidais finalement de l'expliquer au papy dont le silence et la pipe me mettaient profondément mal à l'aise. Perfusions, injections, une tentative de "il sera debout dans quelques heures" qui se voulait assurée... Assuré du diagnostic, finalement, je l'étais, malgré toutes ces hésitations. Un peu moins sur l'évolution pratique de la chose, mais bon... je trouvais le silence était encore pire que le risque de dire des âneries.

Je finis par oublier le veau.

Quelques semaines plus tard, alors que je remplaçais à nouveau ce confrère, je vis arriver à la clinique un papy, sa pipe et son carnet de chèque. Le visage fermé, le sourcil sévère.

A nouveau, je n'en menais pas large. Je n'osais pas demander. Peut-être venait-il pour autre chose ? Le souci avec les remplacements de courte durée, c'est qu'on ne suit pas du tout les animaux soignés. Le vieux véto qui venait de repartir en vacances avait peut-être eu des nouvelles, mais il ne m'en avait pas parlé. Il faut dire qu'avec mon courage et mon intrépidité, j'avais soigneusement oublié le veau tétanisé. Déjà, il ne m'avait pas rappelé pour m'engueuler. C'était bon signe, non ?

"M'a coûté cher ce veau !
- Oh ben une visite, une perfusion et quelques médicaments..."

Cela ne me semblait pas si cher, sauf s'il était mort ?

"C'est qu'j'ai appelé un autre véto, vous voyez."

Horreur.

Décomposition livide.

Tétanie.

Les dix secondes de silence les plus longues de ma courte carrière.

Il fallait trouver quelque chose à dire.

Au pire, croasser : "ah ?"

"J'ai app'lé l'docteur Dubois, l'est pas un habitué d'chez moi mais l'est là d'puis longtemps.
- Ah ?
- Oui, ben z'aviez raison, alors j'mescuse, pour l'veau l'a dit pareil que vous, tétanie d'herbage, et l'a pas fait plus d'piqure, vu que c'était bon. Mais l'a fallu payer sa visite hein."

Alors la coco, c'est pas mon problème. Tu ne veux pas que je la paye, non plus ?

Du coup, retour de l'assurance et du sourire, un poil crispé quand même. Baisse de rythme cardiaque.

Essayer de ne pas sourire trop largement quand même, histoire de ne pas le vexer.

Et puis, finalement, l'était pas si chère que ça, cette visite...

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