Lève-toi et marche !

Oui, je sais, le titre fait vraiment mégalo, mais parfois, cela fait vraiment du bien de ressentir une intense satisfaction professionnelle, et encore plus de le faire savoir.

Il est vingt heures environ. Un coup de téléphone vient de me dévier de la route du retour à la maison. Un crochet par la clinique pour prendre quelques médicaments qui vont me manquer pour cette urgence, et dans une demi-heure, je serai à pied d'œuvre. Le temps de faire la route, surtout. Évidemment, une demi-heure, c'est un peu long, mais quand on m'appelle à vingt heures pour un cheval couché depuis huit heures du matin, je me dis qu'il peut bien attendre que j'ai dans la voiture tout ce qui pourrait lui être nécessaire. Surtout quand il faut courir à une bonne vingtaine de minutes de la clinique... autant éviter des aller-retour.

"Allo docteur, nous sommes désolés de vous déranger mais notre cheval, qui a vingt-cinq ans, est couché depuis ce matin. La nuit dernière, il s'est échappé et il a mangé la moitié d'un bidon de farine de maïs."

Je résume, mais pas besoin d'en dire plus. Ce genre d'appel pourrait mériter les gyrophares et tout l'arsenal de l'urgence absolue, mais bon, ils ont préféré attendre de se dire que cela ne pouvait vraiment plus attendre plutôt que de m'appeler dès les premiers symptômes. Ce n'est pas de la malveillance, non, pas plus que de la vraie négligence : je connais bien ces lascars, ils adorent leurs animaux, mais ils n'ont pas un rond. Et ils se doutent bien que des soins sur un cheval couché, ça peut coûter cher.

L'histoire banale de l'urgence qui n'en était pas une mais qui le devient, en fait...

Lorsque j'arrive sur le pré qui borde cette vieille ferme, l'air est encore un peu humide de l'averse du début d'après-midi. Il ne fait pas encore sombre, mais le soleil ne s'est pas encore glissé sous la fine couche nuageuse qui voile sa lumière. Des boules d'enrubannés libèrent un parfum de prunes en fermentation, et les quatre chiens de la maison se jettent sur ma voiture pour inspecter ses odeurs et redécorer ses roues.

Le cheval, un bai qui accuse bien son âge, est couché sur le côté. Ses propriétaires me regardent en se dandinant d'un pied sur l'autre, se demandant sans doute s'ils vont se faire engueuler. Pas la peine d'en rajouter. L'animal a encore l'œil vif et mobile, il respire tranquillement, mais son cœur bat la chamade. Alors qu'ils m'indiquent qu'ils avaient réussi à le relever dans l'après-midi, et que sa démarche était ébrieuse (ça colle bien avec l'odeur de prune), je glisse mon stéthoscope sur la surface de son abdomen, explorant les cadrans à ma portée. Quelques légers gargouillis, trop aigus, mais pas de silence total.

En prononçant quelques banalités aussi vite oubliées, je pose un cathéter, et injecte un puissant anti-inflammatoire. Gérons la douleur. Je le double d'un anti-spasmodique avant de retourner à ma voiture pour préparer une perfusion. La digestion trop rapide de la farine de maïs a libéré une importante quantité d'acides qui sont allés s'accumuler dans le sang. L'acidose provoque, entre autres, des troubles nerveux qui expliquent l'incapacité de la bourrique à se relever. Ça et la douleur... je ne sais pas encore lequel des deux mécanismes agit, mais je vais taper vite et fort. J'enchaîne les flacons de perfusion destinés à rééquilibrer le pH (l'équilibre acido-basique) du sang. Ce sera insuffisant sur du long terme, car ces bases ne vont contrecarrer que temporairement les acides produits dans le tube digestif, mais ce n'est pas ce qui me préoccupe dans l'immédiat.

D'un geste à l'autre, cela fait déjà une bonne demi-heure que je suis sur place. La lumière du soleil nous éblouit et repeint d'or les murs de la vieille ferme et ma voiture, s'accrochant au passage sur le poil du cheval bai et dessinant des ombres démesurées. Je crois que ça suffira pour les intra-veineuses. En attendant d'aller rédiger l'ordonnance, je laisse le cathéter en place. On ne sait jamais.

A l'abri derrière ma voiture, je n'ai pas entendu ce qui se passait. J'avais prévenu que les choses allaient se jouer vite. Il allait se relever rapidement, ou se dégrader à la même allure. Pendant la perfusion, il avait pédalé un peu, tournant sur lui-même tandis que nous protégions le cathéter et le tuyau de perf'.

"Docteur !"

Je jette un œil par la vitre de la voiture, juste quand j'allais rédiger la prescription pour l'administration de bicarbonates du lendemain. Pour quand il serait debout.

Il est debout.

Chancelant, et vacillant, mais debout.

"J'lui ai mis les antérieurs sur l'avant, et il s'est levé !"

Brillante idée. Je saisis ma sonde naso-gastrique, ma pompe, mes bicarbonates et un grand seau d'eau tiède qu'ils avaient préparé au cas où. S'il est debout, je peux le sonder. En plus, son cœur a ralenti. Tous deux me regardent d'un air incrédule tandis que je prépare ma tambouille, en leur intimant de l'attraper au licol. Je ne sais pas ce que j'ai foutu de mon tord-nez, j'espère qu'il sera calme...

Je glisse ma sonde par sa narine droite, en me demandant encore quelle est la recette miracle pour atteindre l'œsophage a coup sûr. Raté. L'air passe par la tuyau au rythme de ses expirations. Je ressors, il gigote un peu, et rerentre, forçant le pli de l'encolure, jouant avec sa déglutition. Encore raté. Au troisième essai, j'ai un doute. Pas de souffle. Je colle mon nez sur l'ouverture du tuyau, et l'odeur aigrelette de l'estomac me conforme mon impression. Je lâche un bieêêêêêêrk instinctif, puis saisis ma pompe. Un bruit étrange me fait brutalement relever la tête. Des spasmes de vomissement, puis le son du jet de liquide frappant l'herbe.

Pas le cheval, évidemment, mais son propriétaire, qui ne semble n'avoir pas apprécié ma réaction lorsque j'ai inspiré le parfum stomacal de son bestiau...

Cette fois, je ne lâche pas de "biêêêêêrk", mais le cœur y est. J'essaie de me concentrer pour ne pas m'y mettre à mon tour. Les études vétérinaires ont cela de bon qu'elles favorisent, au cours des multiples orgies qui les rythment, ce type de self-control. Je garderai l'air pro.

10 litres de bicarbonates plus tard, je retire le tuyau du nez du cheval. Son propriétaire a les larmes aux yeux, son ami aussi. Le premier parce qu'il a encore le ventre secoué de spasmes, le second parce qu'il pleure de rire. Moi, je me contente de sourire en indiquant qu'on verrait la suite le lendemain matin, en fonction de l'évolution. Pour ce soir, il n'y a plus rien à faire...

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