Vétérinaire au quotidien

Réflexions et discussions sur le métier de vétérinaire

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mardi 20 octobre 2009

Des petits vieux oubliés

C'était un froid mois de janvier, neige et branches glacées dans nos futaies.

Je me perdais sur un long chemin oublié, l'une de ses routes que, déjà, l'herbe recouvrait. A la recherche d'un vieux jardin, d'une vieille baraque, celle de deux petits vieux, avec leurs quatre chiens, leurs deux chats, leur cochon et leurs deux laies. D'une petite vieille, surtout, à saluer.

Un été, un hiver et encore une autre année s'était déjà écoulés depuis ce conte de laies.

Le petit vieux ne m'avait rien dit , il m'avait servi un verre de goutte, en silence.

Mais tout cela était terminé. Aujourd'hui, alors que je me garais, je voyais cette petite vieille recourbée, en train de jeter du grain à ses poulets. Son mari était parti, avec peut-être, quelques regrets. Quelques heures étaient passées, comme quelques années, alors que j'étais venu "la visiter". Elle s'était livrée, s'était racontée, son enfance, son mariage, quelques bribes, quelques nuages, un voile de souvenirs et d'idées, une guerre et des champs, des enfants, des petits-enfants, la voisine et ses canards à plumer, une existence comme celles des grands mères de mon enfance, celles qui puaient et qui piquaient. Mais j'avais là une petite vieille, et, sans que je lui ai rien demandé, elle devenait une femme, une mère, une voisine ou une petite fille, pour moi, et pour la première fois, j'entendais ce passé, cette vie sous ces rides. Je n'étais plus un meuble distrait, mais un véto en train d'écouter. De réaliser.

Pour la la première fois, j'écoutais une vieille se raconter.

Cette cour, ces chiens, ce cochon et ces poulets n'étaient plus le décors naïf d'un conte de fée idéalisé, je me sentais à la fois blessé, humilié et honoré. Parce que dans cette histoire, j'aurais au mieux et au moins été l'acteur et le témoin du conte de laies. Parce qu'elle n'avait rien oublié, parce qu'elle me les livrait, ses regrets, ses faits, avec humilité et simplicité, replaçant l'Histoire dans un quotidien que je pouvais, directement, appréhender. Car ici, finalement, tout et rien avait changé. Les petits vieux sont immortels, leurs souvenirs, leurs cochons et leur potager, comme ces cartes postales que, soudain, je voyais s'effacer.

Mais lui était mort, des suites d'une longue maladie. Et pour elle, la vie continuait, comme avant, comme si, pour moi, pour eux, rien n'avait été altéré. Je me sentais tout petit devant cette vie obstinée, devant cette femme qui n'avait jamais, probablement, quitté le canton, qui depuis plus de 60 ans habitait cette maison.

Il était mort, et ses laies avaient, à leur tour, été tuées. De la mort de la plus vieille, la grosse, elle ne pouvait décolérer : ils auraient du la reconnaître, ils ne pouvaient pas se mélanger. La seconde avait rejoint les chiens, elle les entendait aboyer, alors qu'ils chassaient. A cela, elle s'était résignée. Il y avait de la tristesse, comme une brume d'humanité, un nid de regrets et, pourtant, sans déclaration, sans résolution, une évidence dans la continuité. Ce fantasme fait réalité, l'image transformée en son sujet.

Elle était la petite vieille du conte de laie, mais aussi une femme que j'avais, ce jour, rencontrée.

Alors je suis revenu, juste comme ça, pour discuter, à la fin du printemps, au début de l'été. Et dans les bras, elle avait un magnifique bébé, pour lequel, quelques jours plus tard, elle m'avait appelé. Une fichue diarrhée, classique vue la fragilité de ces rescapés des barres de coupe.

J'étais venu plusieurs jours, quelques minutes, en prétendant avoir, toujours, une visite dans le coin, comme s'il restait, dans cette commune désolée, des bêtes à visiter. Pour un piqûre, pour la grâce, pour le plaisir, pour cette fois, ne pas simplement écouter, mais partager.

Jeune chevreuil

Et, oui, il a bien été sauvé.

dimanche 20 septembre 2009

Tenir salon

C'est sans doute puéril. Mais c'était la première fois que je me retrouvais, ne serait-ce que pour quelques heures, en charge d'un tel salon. Théoriquement, je devais tenir le stand vétérinaire, mais il était d'une telle indigence que personne ne s'en approchait, et, à part quelques visites de profs d'école en goguette ou de divers responsables de laboratoires départementaux, de la FGDSA ou autres organismes liés de près ou de loin au monde vétérinaire, je m'ennuyais ferme.

Salon agricole

Et puis il y a eu le premier appel. Un veau patraque du côté des limousines. J'allais pouvoir me remettre au volant de ma voiture crade et poussiéreuse avec son macaron vétérinaire, fendre la foule comme j'avais fendu le cordon des types de la sécurité, jouissant avec une petite note de honte des regards. Ouaip mon gars, c'est l'véto.

Il y avait une petite note d'appréhension : j'allais forcément intervenir au milieu du public, tous les regards des curieux braqués sur moi. Une situation intéressante, amusante, flatteuse et inquiétante. Je n'avais par contre pas anticipé l'échange avec l'éleveur : un inconnu, forcément, avec ses habitudes, et surtout celles de son propre véto. En même temps, je n'allais pas réinventer la poudre pour ce qui se révélait être une probable coronavirose, mais peu importait, je me demandais ce qu'il allait en penser. Des réflexes de véto débutant me revenaient : m'appliquer sur l'intraveineuse, ce petit geste technique dont la réussite conditionnait, à l'époque, la considération dont je jouissais ensuite. Aucun problème de ce côté là, je ne suis plus le débutant de l'époque, et sur un veau de 200kg non déshydraté, je n'aurais vraiment pas eu d'excuse. Et puis, l'examen clinique et la discussion avec l'éleveur m'avaient fait oublier le public. Ce sont les "aaaahhhhhh" dégoûté lorsque le sang a coulé par mon aiguille qui m'ont rappelé sa présence. Là, j'ai souri : flash obligent. Savourons la minute de gloriole.

J'avais soigneusement préparé cette journée de "garde", entassant dans ma voiture tout un tas de médicaments et de bidules dont je ne me sers que rarement en pratique quotidienne. Par contre, j'avais oublié le facturier : je ne travaille que sur informatique, mes clients règlant en début de mois, après l'envoi des factures. Là, évidemment, ça calait.

Alors, facturer à la louche ou faire comme d'habitude ? Les choses s'étaient bien passées, le type semblait sympa, je choisissais de jouer la confiance : j'enverrai la facture plus tard. Au pire, les quelques millilitres de médicaments ne m'auraient pas coûté grand chose.

Le deuxième appel allait se révéler plus sérieux. Je comatais en silence sur mon stand quand un jeune barbu s'est penché en avant en s'appuyant sur mes genoux. "Excuse-moi, t'aurais pas un thermomètre ? Ma vache est bouillante."

Cette fois, c'était à l'autre bout du salon. Re-fendage de foule, voiture au pas, mais avec plus d'inquiétude que de plaisir, cette fois : beaucoup d'enfants, de gens peu attentifs, j'ai du plusieurs fois stopper pour laisser passer un gosse étourdi.

Ce coup-ci, un grand nombre d'éleveurs mais peu de badauds. Une laitière, d'un type manifestement apprécié, avec 40.5, forcément, c'est la tuile. Ça sentait la mammite, mais je me forçais à un examen clinique complet, au cas où. L'éleveur, alors que je lui parlais de cette infection, s'était penché sur le pis pour tirer quelques jets de lait, concluant à chaque fois à sa normalité. Il n'en était pas encore à me contredire, mais il avait l'air de penser que les choses se passaient ailleurs. Et après avoir fait le tour de la vache, j'étais persuadé que mon intuition était la bonne. Une mammite aiguë, prise au début, ne se manifeste pas forcément par une modification spectaculaire du lait. Je m'acharnais donc à en tirer bien plus de chaque trayon, en instant sur le quartier qui me semblait le plus suspect. Le type s'était relevé, incrédule, la vache n'appréciait pas trop, et au douzième trait, les premiers grumeaux, sur ma main. Je me dépliais pour les lui montrer, en en faisait profiter le cercle d'éleveurs rassemblé.

Antibiotiques, anti-inflammatoires, perfusion hypertonique, trois se sont proposés pour nous donner un coup de main. Je n'ai jamais eu une vache aussi bien tenue pour une intraveineuse ! Ordonnance, discussion sur fond de dispute entre grévistes et non grévistes, j'étais à la fois plus détendu que sur ma première intervention, mais aussi plus inquiet. Cette fois, c'était du sérieux, et même s'il n'y avait aucune raison que cela se passe mal, ce genre de pathologie, et dans ces circonstances, me rendait naturellement nerveux.

Cette intervention m'a surtout permis d'engager un contact sérieux avec ces éleveurs laitiers, pour la plupart très jeunes, en pleine controverse sur la grève du lait et ses conséquences. La discussion a malheureusement été rapidement interrompue par un dernier appel, une bricole... mais le contact était coupé.

Vers 20h, avant de quitter le salon, je repassais voir la vache dont la température était revenue à la normale, une évolution très satisfaisante et rassurante. Un dernier mot avec son propriétaire, et je rentrais chez moi, dans un salon déserté par le public, avec des sentiments mitigés. La petite excitation de la nouveauté était passée, et je n'ai pas pu m'adonner à mon sport favori, la communication provocatrice. J'espérais pouvoir comprendre un peu mieux la situation du monde laitier, au delà des évidences sur le prix du lait, sur son coût, sur les manifestations spectaculaires et le spectre de Bruxelles. Pouvoir toucher l'homme derrière le manifestant, derrière le porte-parole éructant. Cet éleveur qui, lentement, disparaît des coteaux de mon canton...

Alors quel bilan, finalement ?

Être véto de garde sur un salon, c'est plutôt amusant. Une fois la nouveauté passée, les réflexes reprennent le dessus, une vache reste une vache et les contacts avec les éleveurs sont potentiellement riches - à condition d'avoir le temps ! On sort de la routine de la clientèle, c'est certain. Je regrette par contre par contre notre stand inutile, aucune communication possible sans image, sans posters, pas même un caducée. Impossible aussi d'approfondir la discussion avec les éleveurs, et pourtant, il y avait matière : un "pompier" n'a pas trop le temps de discuter ! Quel plaisir néanmoins d'assumer et d'assurer mon boulot dans la lumière, avec un public qui repartira sans doute avec de nouvelles images d'Épinal. Du véto rural, on ne retient en général que les bottes bien propres dans la paille fraîche - le rêve - et, pour les plus avertis, la vision du bras enfoncé dans le rectum d'un bovin - le cauchemar. Il faudra quand même qu'un jour je comprenne pourquoi ce geste simple effraie tant les passants...

dimanche 23 août 2009

Convulsions

Je n'allais avoir que quelques minutes pour réagir.

Dans l'obscurité tombante, je me dirigeais vers la salle de traite d'où l'éleveur, dans le vacarme des machines, ne pouvait certainement pas m'avoir entendu arriver. Un bruit étrange m'avait détourné vers la stabulation. le genre de bruit qu'on n'aime pas entendre et qui rehausse d'un cran le niveau de l'urgence.

Il m'avait appelé parce qu'une de ses vaches "s'était subitement mise à trembler".

Étendue sur le sol de la stabulation, il y avait une bête en convulsions. Des convulsions comme je n'en avait encore jamais vu sur un tel animal, ces convulsions de chien ou de chat en crise d'épilepsie, ou empoisonnés. L'écume aux lèvres qui s'accumulait sur la terre battue, l'alternance tono-clonique classique sur les membres, colonne vertébrale en extension maximale. Ses jugulaires dures comme des canalisations en PVC, et la panse qui commençait à gonfler. Les plaintes incessantes de la souffrance absolue, celles que l'on n'entends presque jamais.

Elle n'allait sans doute pas en avoir pour longtemps, mais si je devais lui donner une chance, il allait falloir être rapide. De toute façon, il n'y avait pas trop de possibilités. L'empoisonnement paraissait improbable, l'épilepsie possible, mais je n'y ferais rien et elle se résoudrait d'elle-même rapidement, l'AVC je ne pourrais rien y faire non plus, mais une bonne mammite ou une méningite, ça restait dans mes cordes. Si le cœur ne lâchait pas : son rythme était tout sauf normal.

40.6. De la fièvre ou le fruit des convulsions ?

Une photophobie douloureuse. Méningite ou aucune signification ?

J'essayais de la traire pour observer son lait, en tentant d'esquiver les convulsions de ses membres postérieurs. Il semblait normal. A priori, pas de mammite.

La vache restait consciente, ça éliminait l'épilepsie et probablement l'AVC.

Corticoïdes, anti-inflammatoires, antibiotiques, perfusion hypertonique, et sédation, avec tous les risques que comportaient ces thérapeutiques. Avais-je le choix ? Les seringues s'accumulaient à côté de la vache tandis que j'injectais dans ses monstrueuses jugulaires. L'éleveur était dépassé, m'avait confirmé qu'elle n'avait pas pu s'intoxiquer. Je lui parlais de méningite, un mot suffisamment effrayant pour qu'il me laisse intervenir sans m'interrompre. Il était question de minutes, et il était sans doute déjà trop tard.

La sédation commençait doucement à faire effet, les convulsions étaient déjà moins violentes. Je n'avais jamais vu un animal de 600kg victime d'une pareille crise. C'est déjà impressionnant lorsqu'un carnivore en est la victime, c'est tout simplement spectaculaire lorsqu'il s'agit d'une vache adulte.

Et il allait falloir tenter de la sonder, maintenant, pour éliminer les gaz accumulés dans sa panse à cause de sa position étendue : elle ne pouvait pas roter, les bactéries continuaient leur travail et la pression augmentait, gênant la respiration et la circulation sanguine. Manque de bol, pas moyen de passer la sonde qui se bloquait quelque part dans son réseau sans atteindre la panse. Nous avons tenté de la redresser alors que ses convulsions se calmaient sous l'effet du sédatif. Peine perdue : en quelques balayages elle retombait sur le flanc.

La tirer avec le tracteur sur la pente toute proche ? Pourquoi pas, mais je craignais que le stress - elle était toujours consciente et je n'osais pas forcer la dose de sédatif - ne la tue. L'éleveur avait enfin l'impression de pouvoir servir à quelque chose, mais...

Fibrillation.

Mort.

La nuit était tombée, et le tracteur n'aura pas eu le temps de servir...

mardi 11 août 2009

Vermine

- Docteur il faut venir vite, c'est une infection !

Une infection, tu parles. Le veau est couché dans le godet du tracteur : l'éleveur vient à peine de le rentrer du champ. De là où je suis, je vois à peine ses oreilles - basses - et ses yeux - creux. L'allure du veau qui ne va pas passer la nuit si on ne s'occupe pas de lui.

- Il était tout seul dans une haie, j'l'avais déjà vu là hier !

Le godet s'abaisse, je peux mesurer les dégâts.

- Bon, allez me chercher deux seaux d'eau tiède, de la javel en berlingot, une brosse pas trop dure, genre balai, et je vais récupérer votre caillebotis, là, on va le poser dessus, la tête tournée vers le haut de la pente.

Il ne leur faut pas longtemps pour récupérer le matériel demandé. J'enfile des gants. C'est un veau de deux trois jours. Les asticots grouillent sur son dos, à partir du tiers postérieur environ. Les œufs de mouche, eux, sont collés en paquets blanchâtres jusqu'au milieu de sa colonne vertébrale. Les vers s'agglutinent autour de son anus pour s'accumuler entre ses cuisses, autour de son scrotum et jusqu'à son fourreau, presque jusqu'au nombril. C'est le "presque" qui sauve.

Première étape, histoire de me donner le temps de réfléchir. j'enfonce le thermomètre dans l'amas de vers qui dissimule son anus, en espérant prendre sa température. Un bon 39.8, il ne fait pas semblant. Avec la couleur de sa peau, que je devine par endroit entre les paquets de vers, et la déshydratation, il va avoir besoin de bien plus que des soins locaux.

- Oh, et puis... allez aussi me chercher le jet d'eau.

On ne va pas mégoter.

La brosse est parfaite. Suffisamment dure pour décoller les paquets d'œufs du poil, mais assez souple pour ne pas blesser la peau du veau, qui a viré au noir sous l'infestation vermineuse. Travail de patience, méthodique, brossage à la javel. Ils sont des centaines, des milliers, ils ont au plus 24h, et les œufs, eux, se comptent sans doute par dizaines de milliers, en gros paquets très adhérents, très difficiles à brosser. Sous mes premiers coups, les asticots se détachent et coulent entre les planches du caillebotis, s'accumulent entre mes bottes et s'échouent sur les gravillons de la cour de la ferme. Masse tortillante et vivante d'individus indistincts qui chutent, désemparés, par dizaines, par centaines. Le veau attends. Il n'a plus la force de faire autre chose.

Je brosse.

Son dos, dont je révèle la peau hideuse, d'une teinte noirâtre et d'une texture moite qui rappelle les nuances des anneaux des asticots.

Sa queue, mince fouet difficile à brosser, si secondaire que je l'abandonne très vite pour tenter de dégager l'anus, fleur de douleur dont jaillit par paquets agglomérés la vermine infiltrée. Le veau grince des dents et mord le caillebotis à chaque coup de brosse que je tente pourtant de rendre aussi doux que possible. J'introduis l'embout d'une grosse seringue pour tenter un lavement. Ses efforts de défécation expulsent des selles dures et sèches, un mastic jaunâtre moulant les vers grisâtres. Mes coups de brosse repartent vers ses cuisses, l'éleveur les lève l'une après l'autre, saisit l'extrémité de son scrotum pour m'aider à déloger les asticots dissimulés dans les plis.

A chaque brossage ou presque, je lave ma tête de balai dans le seau de javel puis arrose le veau au jet d'eau afin de chasser la vermine. Entre mes bottes, la mare de vers est devenue une rivière qui s'écoule rapidement, emportant ses vers qui m'évoquent les jeux de mon enfance, lorsque je traçais des ruisseaux dans les gravillons du jardin pour y faire couler des fleuves de boue. Les brindilles étaient des navires, les branchettes des ponts, les fourmis des victimes vouées à la noyade. Jamais je n'avais imaginé les asticots dans le rôle de sinistres dauphins échoués.

Je reprends ma seringue pour tenter de déloger les vers dissimulés au fond du fourreau.

- Me dites pas qu'il y en a la aussi !

Ben tiens. Grimace tant que tu peux, moi, je nettoie, je noie, je génocide. Les grosses mouches bourdonnantes tournent autour de nos têtes. Je les suppose indifférentes au sort de leur progéniture. Si mon absurde mémoire pour les détails est bonne, ce sont des calliphoridés, ce qui signifie : "celle qui porte la beauté". De grosses mouches à merde aux reflets métalliques. Heureusement, leurs vers ne s'attaquent qu'aux tissus morts, mais l'irritation, notamment aux jonctions cutanéo-muqueuses, reste très importante.

Un nouveau coup de brosse autour de l'anus, le nouveau-né a encore évacué quelques brouettes de vers fécalisés. Je rince. le plus gros du boulot est fait. l'éleveur terminera. Moi, je retourne vers ma voiture pour préparer un petit cocktail de perf'. Soluté isotonique additionné de sucre, des vitamines pour la couleur (rouge, c'est toujours meilleur), un antibiotique, un anti-inflammatoire (il doit souffrir, ce bébé). Il ne se débat pas un instant lorsque je lui pose mon aiguille dans la jugulaire, et supporte avec patience les 5-10 minutes de perfusion.

Il fait nuit maintenant. L'œil revient alors que mon litre de soluté redonne sa vigueur au bébé. Il ne lui faudra que trois minutes pour se relever après ça, et là, plus la peine d'espérer approcher son arrière train avec la brosse. Il bondit, il cogne, il vole, il gueule, nous nous prenons, ravis, un coup de sabot - c'est qu'il va mieux - avant de l'insulter, très fâché, suite à un bon coup de fouet prodigué par une queue qui laisse partout sur son passage des nuées d'asticots... Jusqu'ici, j'avais pourtant réussi à épargner ça à mon pantalon.

Une bonne crème grasse pour la peau, lorsqu'il sera sec, encore quelques coups de brosse, mais je passe la main à l'éleveur : il est largement l'heure d'aller manger.

jeudi 30 juillet 2009

Fracassé

L'accident stupide.

Un chat amené en consultation pour... un petit bobo, un vaccin ? Je ne sais même pas.

Un couple d'une quarantaine d'année.

Un animal stressé, tenu en harnais, qui saute des bras de sa maîtresse en avisant le gros chien derrière la porte.

La laisse se déroule, le chat se débat, se glisse et se libère, bondit comme une balle sur la route devant la clinique.

Une voiture.

Un accident.

Un cri, un appel au secours, j'ai couru mais il n'y avait rien à faire, le chat était mort sur le coup. L'automobiliste était navré, le propriétaire du gros chien (qui n'avait même pas vu le chat), désolé. Et moi, impuissant.

Cette image me hantera longtemps, celle du chat que j'ai déposé au fond d'un carton. J'ai réussi à masquer l'état de son crâne à sa propriétaire en larmes. Il y a des choses qu'il vaut mieux ne pas voir.

N'amenez pas votre chat en laisse à votre cabinet vétérinaire, ou dans tout autre endroit potentiellement stressant. Et encore moins en liberté dans vos bras. Ou dans un carton mal scotché. Utilisez une cage de transport, de bonne qualité, avec un plastique lourd et solide, certaines ne valent rien.

samedi 27 juin 2009

Plume de chat

Il est venu quelques jours avant Noël.

Si frêle et si fragile qu'on n'osait le toucher, de peur de le bousculer.

19 ans de siamois, 19 longues années.

Il ne voulaient plus manger, un peu déshydraté, il vomissait les quelques bribes ingérées.

Winnie semblait léger, si léger, une plume de fourrure grise marquée de noir, mal toiletté, un peu collé, un peu déséquilibré.

Il hésitait, sur le bord de la table, oscillant, balançant, n'osant pas sauter. Sa maîtresse l'avait caressé, ramené, plus en sécurité, il n'aurait sans doute pas su se rattraper.

J'avais imaginé une IRC, j'avais commencé à la préparer.

Mais Winnie n'était pas en crise d'urée. Winnie avait un diabète sucré.

Qui aurait pu croire qu'à 19 ans, un diabète sucré se guérissait ?

Pouvait-on espérer le stabiliser ?

Une petite tumeur, un épuisement du pancréas ou une inflammation chronique jamais soupçonnée, qui sait ? Peu importe : trop de sucre dans le sang, pas assez dans ses muscles, trop dans son cerveau, dans ses urines, un organisme complètement déséquilibré parce que l'insuline n'était plus correctement secrétée. L'insuline qui régule les taux de sucre, l'insuline qui équilibre à chaque instant besoins et apports, celle que nous pouvions peut-être lui apporter.

Il faudrait plusieurs jours pour le rééquilibrer. Ajuster les doses, contrôler, vérifier, faire manger, hydrater, perfuser, caresser.

Accompagner.

Dans quelques jours, sa famille devait s'absenter. Pour les fêtes. Et malgré les dix-neuf années de vie partagée, elle ne pouvait pas repousser.

Winnie passerait Noël à la clinique. Hospitalisé. Câliné, caressé, soigné, mais hospitalisé.

Elle savait que, peut-être, elle ne pourrait pas le retrouver. Nous étions le 23, dans 5 jours, le 28, elle reviendrait.

Il serait peut-être mort.

Alors Winnie est resté. Le traitement fonctionnait, un peu, pas assez, mais surtout, il ne voulait pas manger. Les choses s'équilibraient, Noël approchait, et Winnie restait.

Tout seul, dans sa cage. Si ça se trouvait, le 25, je n'aurais pas à aller à la clinique si personne ne m'appelait. C'est bien entendu uniquement pour m'éviter quelques aller-retours indispensables à son traitements et au contrôle que... je l'ai ramené. Je suis entré dans la chambre, il était 21h00 passées. Chouette réveillon. J'avais un panier, un flacon d'insuline dans sa poche isotherme, quelques aiguilles et seringues, un lecteur de glycémie, et Winnie.

Ma femme a découvert cette plume de chat fatigué, venu se frotter contre sa main, avançant sur la couette à pas légers, avant de venir se coucher. Au grand dam de nos deux chats, particulièrement outrés.

Alors nous l'avons caressé.

Câliné.

Soigné,

Hydraté.

Mais pas moyen de le faire manger.

Enfin... pas les aliments pour chats diabétiques, en tout cas. Ni les autres.

Mais bien du pâté de sanglier. Fait maison...

Juste une fois : après, il n'était plus intéressé.

Le lendemain, foie gras. S'il-vous-plaît. Mais une seule fois.

Œufs brouillés.

Poulet grillé.

Saumon fumé.

Bouchée par bouchée, lentement mâchées, difficilement avalées. Une seule fois.

Dans la chambre, cela sentait le pâté, le foie gras, le saumon et les œufs, il n'était plus intéressé.

Son diabète s'équilibrait. Moi, j'allais et venais.

Il est resté à la maison, sur le lit, presque jusqu'au bout, jusqu'au retour de sa propriétaire. Je l'ai rendu, lui ai conseillé tout ce que nous n'avions pas essayé. Winnie partait, de plus en plus léger, il ronronnait, profitait, mais il mourait.

La plume de chat est partie deux jours plus tard. Entouré.

Le diabète ? Equilibré, mais... à 19 ans, c'était trop espérer.

A pas légers, si légers, sur ma couette, il s'était étiré.

Il avait ronronné.

vendredi 12 juin 2009

La cheminée

C'était l'une de ces fins d'après-midi glaciales du mois d'avril. Un dimanche, de préférence. Loin de chez moi, loin du confort de mon salon, du radiateur. Loin du printemps.

Ce matin même, on y avait presque cru, au printemps. Puis une pluie finie et pénétrante, têtue, était venue briser nos illusions.

"Il est né ce matin, j'ai vu sa mère le lécher, alors je suis remonté à la maison. Je suis repassé vers 5 heures, et j'ai vu qu'il ne bougeait plus. Je l'ai remonté dans le godet du tracteur."

Le veau est étendu, la tête en arrière, les yeux révulsés. Il tremble. Pas de réflexe pupillaire, un cœur correct. Même pas douze heures d'âge et déjà en hypothermie. Mon thermomètre se déclenche à 33.5°C.

Là, il ne s'est pas allumé.

"Il est en train de crever de froid, votre veau."

Un peu comme moi, mais en pire. Ça, c'est du diagnostic.

"Il va me falloir un seau d'eau chaude, très chaude, et des bouillottes, des bidons plein d'eau bouillante, de la paille, ensuite."

Il n'est pas déshydraté, mais il est forcément en hypotension, et en hypo-tout, d'ailleurs. Une perf de salé, avec du sucre. J'ajoute des corticoïdes dans le flacon, un antibio, en couverture. Un peu de vitamine E, parce que. Avec un bolus d'hypertonique dans la veine. Quitte ou double.

Le gars revient, avec son seau d'eau dans lequel je plonge mon flacon et le serpentin de deux perfuseurs montés en série - pour que le liquide reste le plus longtemps dans l'eau chaude avant d'atteindre sa jugulaire. L'éleveur me regarde comme un veau nouveau-né regarde son premier chat : curieux, voire fasciné, mais complètement perdu. Il me le dira, plus tard : il n'avait jamais entendu parler de perfusions de sucre. Et mes tuyaux interminables, vissés les uns aux autres ! Système D vétérinaire : l'un des charmes du métier. Démerde-toi pour sauver des vies, bricole, trafique, tant que ça marche !

Évidemment, il m'a aussi apporté deux bouteilles d'eau bouillante, comme si 3L d'eau allaient réchauffer un veau de 50kg. Je n'ai rien dit, je les ai posées contre le bébé. De toute façon, je vais avoir 20 minutes à tuer, le temps de passer cette foutue perfusion. Pas trop vite. Si j'arrive à poser l'aiguille dans cette foutue jugulaire de veau en hypotension !

Qui ne réagit même pas, d'ailleurs.

Vingt minutes pendant lesquelles je vais expliquer à l'éleveur que les bouillottes, c'est au moins 40 litres. Il doit bien y avoir des bidons qui traînent ? Que les médicaments et les perfusions, c'est sympa,mais qu'il a surtout besoin de chaleur. Que sa mère n'a pas du le lécher tant que ça, qu'il est resté trempé sous cette pluie glaciale, dans la boue, qu'il n'a sans doute pas téter, qu'il est peut-être un peu hypothyroïdien, c'est fréquent dans la région. S'il vit, on lui filera de l'iode et du sélénium. Oui oui, plein de vitamines, ce sera super mais ce n'est pas ça qui le sauvera, monsieur...

Vingt minutes au bout desquelles je me relève difficilement, les jambes coupées par la position accroupie. J'ai passé ma perf, le veau a l'air toujours aussi mourant, toujours aussi glacé.

Et lui, il me regarde en se frottant les mains. Apparemment, le message du volume des bouillottes n'est pas passé. Trop délicatement suggéré, sans doute, alors j'y vais plus carrément.

"A l'intérieur, ce serait bien, aussi. Dans le garage, contre la chaudière, c'est possible ? Ou alors, vous avec un feu allumé ?"

Il me regarde avec de grands yeux effrayés, alors que je retourne à ma voiture pour rédiger l'ordonnance inutile indiquant les temps d'attente avant consommation de la viande d'un veau qui va mourir cette nuit.

Il attends.

"Vous avez un feu allumé ?
- Oui, oui, vous voulez un café ?"

OK.

Je suis fort, je suis un homme, je suis vétérinaire.

Je prends le veau dans mes bras. Il pends comme un cadavre, mais un cadavre qui respire. Le poids des corps morts. A mon avis, c'est un nouveau-né de... au moins 100kg !

Les yeux de l'éleveur roulent.

Je prends le chemin de la maison, il trottine à mes côtés. Ce veau pèse le poids d'un âne mort, mais, je suis vétérinaire, je suis un homme, je suis fort, je souris l'air de rien, en apnée. Foutue montée ! Cette maison est au moins à 10km ! 500 mètres de dénivelé entre la stabulation et le seuil de la porte !

Deux minutes plus tard, l'éleveur ouvre cette foutue porte d'entrée et se glisse devant moi. Il a l'allure de celui qui subit. Une autre porte. Un véritable sas avant le salon, sa grande cheminée en briques, presque un cantou. J'y pose le veau après avoir balayé le tisonnier avec ma botte boueuse.

Il y a un cadavre dans la cheminée de madame. Un cadavre de bovin, en plus. Mais un cadavre qui respire !

"Mais il va crever, oui !
- C'est très probable, madame, et s'il survit, il aura sans doute des séquelles, mais s'il reste dehors, il mourra, il est en hypothermie, il faut le réchauffer, il fait trop froid là-bas."

Monsieur a déjà presque disparu sous la table.

Une magnifique table en chêne parfaitement cirée, sur une superbe tommette impeccablement entretenue. Un chemin de table sans un pli. Des cuivres rutilants. Une cheminée sans poussière. Des petits chaussons, dans le sas. Les traces de mes bottes boueuses. Un cadavre de veau qui respire dans la cheminée. Je tiens à cette respiration.

Et puis, j'aurais mieux fait de passer cette perf' ici, il fait bon.

Personne n'ose rien dire. Je profite honteusement de mon aura de véto pour imposer ce nouveau-né ici. Dans cet univers éloigné d'au moins 100km de la stabulation. Au moins.

Et je m'éclipse.

Il aura survécu, finalement. L'éleveur m'en parle encore. Sa femme, je ne l'ai pas revue, pour le moment. Le veau est resté une nuit au chaud. Sa nièce est passée le soir même, quelques heures après moi. Elle a suggéré de prendre des photos du veau dans la cheminée. Il a refusé : pas envie d'avoir des souvenirs d'un veau mort dans sa maison.

Il le regrette, maintenant. Le veau a survécu, se porte parfaitement bien, et sans séquelle, s'il-vous-plaît.

Ma perfusion de chlorure de sodium additionnée de dextrose et son double serpentin sont devenus célèbres dans le canton. En plus, j'avais mis une vitamine conditionnée avec un colorant rouge, dedans, la couleur rouge, c'est trop classe.

Parfois, on réalise de véritables exploits diagnostiques ou chirurgicaux. Personne n'est là pour les apprécier.

Et d'autres fois, on bricole un truc avec deux bouts de plastique et on commet l'inconcevable. Franchir une porte avec un veau. Et tout le monde vous en parle.

Allez comprendre.

samedi 23 mai 2009

Fil de fer

La plupart du temps, l'éleveur m'appelle parce qu'elle a le dos voussé, ou qu'il la trouve patraque, ou qu'elle ne fait plus de lait. La fameuse chute de lait, premier symptôme de la vache laitière malade, celui qui ne veut rien dire, sinon qu'elle est malade.

Lorsqu'on la regarde de loin, elle a cette attitude plus ou moins marquée du bovin qui souffre. C'est souvent discret. Une raideur dans la démarche, une respiration un peu trop rapide, un peu trop appuyée. Parfois, elle se tient là, au cornadis. Ou au milieu de la stabulation, patiente. Elle a sans doute le dos voussé, mais ce n'est pas systématique. Le plus souvent, elle ne rumine plus, ou beaucoup moins que la normale. Sa tête allonge son encolure, très raide. Au pire, elle a la bouche ouverte, et bave.

Souvent, elle a un petit 39.1, ou pas de fièvre du tout. Par contre, en général, elle ne mange pas. Pire, elle ne rumine plus. Ou mal. Par contre, un transit digestif se maintient.

Lorsqu'on l'ausculte, le plus souvent, on ne trouve pas grand chose. Une fréquence cardiaque trop élevée, un reflux jugulaire marqué. Sa panse fonctionne au ralenti, ou pas du tout, répondant à l'arrêt de rumination.

En général, elle vient de vêler, mais ce n'est pas systématique.

Avec les corps étrangers, rien n'est systématique.

Corps étranger ?

Fil de fer. Barbelé. Ou tout autre bout de ferraille, clou, cavalier, n'importe quoi. Un rumen, plus communément appelé panse, c'est comme une grosse machine à laver qui brasse des millions (milliards ?) de bactéries et de fibres végétales, un gros incubateur destiné à digérer ce qu'aucun mammifère ne peut digérer : l'herbe et ses glucides complexes. Les micro-organismes digèrent ce que la vache avale, et la vache digère les micro-organismes. Le souci, c'est que lorsqu'une ferraille se balade là-dedans, elle a tendance à aller se planter dans la paroi du réseau, petit pré-estomac attenant à la panse. Le fil de fer se plante, et au fil des contractions, s'enfonce dans la fine paroi du pré-estomac. Derrière, il y a la cavité abdominale, et le foie. Heureusement pour les bovins, leur organisme possède des capacités exceptionnelles de cicatrisation. Sans doute pour compenser leur tendance à avaler n'importe quoi... La fibrine, fruit de la réaction inflammatoire, est souvent capable d'emprisonner le bout de ferraille qui dépasse un peu du réseau.

Et tout va bien.

Jusqu'au jour où la vache vêle. La vache pousse, le veau sort, et, éventuellement, le bout de fer plus ou moins stabilisé aussi. S'il y avait un abcès enfermé, autour du corps étranger, il peut aussi se rompre et se déverser dans l'abdomen.

La vache risque la péritonite. Et s'il elle a juste un peu plus de chance, le fil de fer peut partir se balader vers le foie, traverser le diaphragme, serpenter un poil et finir dans le péricarde, voire dans la paroi cardiaque. Du pus peut alors se former dans le sac qui enveloppe le cœur (on appelle ça le péricarde). Et même si la vache a d'exceptionnelles capacités de cicatrisation, en général, ça finit mal.

Voilà ce que l'on résume par "fil de fer".

Évidemment, on peut être à n'importe quelle étape du processus. S'il y a une péricardite, les symptômes sont tels que je peux difficilement les louper. Un cœur qui fait un floutch floutch assourdi au lieu d'un beau poum ta sec et sonore, c'est mauvais signe. Si on aime convaincre son auditoire, et si on aime les diagnostics spectaculaires, surtout si l'éleveur ne veut pas entendre que la vache va mourir, il existe une technique imparable : prendre une aiguille très longue et, d'un geste théâtral, la planter droit sur le cœur. Normalement, on aboutit dans le péricarde. Mon record : deux litres de pus. Accessoirement, ça soulage la vache, même si ça ne la sauvera pas. Une réticulo-péricardite traumatique (RPT pour les adeptes de TLA), ça ne pardonne pas.

Et puis il y a toutes ces vaches qui n'en sont pas là, qui ne sont pas si malades, qui ont juste un bout de fil de fer planté dans le réseau, ou pas, qui bricolent, qui ont l'air d'avoir un peu mal, à qui on donne un coup de pied en regard du réseau, pour voir si ça fait mal, ou à qui on pince le garrot pour voir si elles accepteront de plier leur colonne vertébrale vers le bas (et donc d'appuyer là où ça fait mal, en bas), autour desquelles on tourne, on cherche, ou farfouille. Pour, en général, ne rien trouver. Quand le signe du garrot est positif (quand elle refuse de se plier), c'est qu'on n'avait pas besoin de le tenter pour savoir ce qu'avait la vache.

Alors on pose des diagnostics de fil de fer quand on ne trouve rien d'autre et que les symptômes, très frustes, collent. On fait avaler un gros aimant à la vache, en espérant qu'il retienne le fil de fer. On colle un coup d'antibio, histoire de. Des poudres pour faire ruminer. Et puis on attend, on espère. La plupart du temps, la vache reprend sa vie, cahin-caha, et nous déconseillons formellement de la faire vêler à nouveau : si la ferraille y est toujours, elle pourrait bouger à nouveau.

Ah, et puis on peut aussi essayer la poêle à frire. Vous savez, le détecteur de métaux, pour entendre le frshhhhh qui va bien s'il y a du métal là, de l'autre côté de ce cuir. L'idée géniale, non ? Puisque c'est très difficile à diagnostiquer, et qu'il paraît peu envisageable de faire des radios à une vache, on va utiliser un détecteur de métaux. S'il bippe, c'est qu'il y a un fil de fer, et hop, on a la solution !

Ou pas. Non, vraiment. En fait, ce truc, c'est complètement inutile, voire néfaste : amusez-vous, un jour, si vous vous retrouvez avec l'un de ces engins entre les mains. Passez toutes vos vaches au détecteur de métaux. Vous allez apprécier le concert. Ces bestioles avalent vraiment n'importe quoi. Si ça bippe, ça veut juste dire qu'il y a du métal. Pas que la vache est malade à cause d'un foutu fil de fer planté dans son réseau. Et si ça ne bippe pas ? Ben ça ne veut pas non plus dire qu'il n'y a pas de corps étranger. Plastique, verre, bois, cordes, une vache peut vraiment avoir n'importe quoi dans la panse, et la plupart de ces trucs l'empêchent de fonctionner correctement. Ma plus belle trouvaille lors qu'une autopsie fut une tête de poupée (non, elle n'est pas morte de ça, enfin la vache, pas la poupée). Mais j'y ai aussi trouvé 10 mètres de cordes irrémédiablement agglutinés, des bâches, des pierres, et plein de trucs pas identifiables.

Cette poêle à frire m'amène à parler de quelque chose que j'aime beaucoup. L'imputabilité : si je trouve quelque chose, est-ce que ça veut dire que ce quelque chose est responsable des symptômes que j'observe, et, plus largement, de l'état de la bestiole ? C'est une des plus jolies problématiques du diagnostic, la culture du doute...

samedi 9 mai 2009

Variété

Le billet aurait aussi pu s'intituler : une journée de rêve.
Parce que vétérinaire, c'est dur, c'est parfois violent, souvent usant. Mais c'est aussi un métier magnifique, et, parfois, le fantasme de Daktari ressort. Le docteur de tous les animaux, avec sa blouse blanche, parfois, existe aussi.

La difficulté de ces journées là, en fait, tient autant à l'organisation du temps et des déplacements qu'à l'instabilité intellectuelle nécessaire pour sauter de la chèvre au chat, diagnostics cliniques simples ou de laboratoire plus ou moins pointus, mise en place de plan de prophylaxie ou gestion des urgences...

Mais j'adore !

1h00 - Le téléphone sonne. J'ai changé ma sonnerie, mais je la déteste déjà...
"Allo, je suis désolée, je viens de rentrer, on ensilait, et j'ai une vache dans le pré, sur le dos, elle est gonflée et en plus elle est à terme !"
La vache n'était pas prête à vêler, mais, couchée le dos vers la pente, la tête plutôt vers le bas, et gravide jusqu'au cou, elle ne pouvait plus se relever, surtout avec sa gestation avancée... Les estomacs étant un peu en vrac, elle ne pouvait plus éructer, et gonflait, gonflait, gonflait. Sous la bruine tiède, dans la boue et le brouillard, sous les phares du vieux Massey-Ferguson, un petit tour à 180°, des anti-inflammatoires, une perfusion et un bon seau d'eau, et c'était reparti comme un p'tit veau.

8h30 - "Ma vache a une piro !
- Encore ?
- Une autre !
- Encore ?
- ..." Bon, on verra plus tard, là j'avale mon café et je file à la clinique. 5 piros en quatre jours, quand même, c'est une sacré anazootie ! (et je mets des mots savants peut-être à mauvais escient si je veux).

9h00 - Ouverture de la clinique - Deux chats
"Bonjour, je vous ai amené Poupoune qui a un coryza et Loutron qui est bizarre".
Deux examens cliniques et une grosse discussion plus tard, avec quelques griffes dans le bras, la dame repart avec un traitement pour chacun des chats que je reverrais après-demain, et un traitement préventif pour le reste de l'effectif. Je crois que je n'arriverai jamais à la convaincre de les vacciner...

9h10 - Assurances
"C'est monsieur Lunde qui demande si vous pouvez passer voir une vache morte suite à l'orage de hier."
Non, marre de faire les constats de décès. Il appelle l'équarrissage et son assureur, qui de toute façon regardera le site de Météo France pour voir les points d'impacts d'orages. Le véto ne sert plus à rien dans ces cas là. Mais il faut l'expliquer à M. Lunde, et lui dire comment on déclare un sinistre...

9h35 - Retrait de points
"Elle pose la patte bizarre, quand même."
Tu m'étonnes, John. Ta labradore, on lui a ouvert le genou et tu l'as laissée courir dès le lendemain sous prétexte qu'elle est intenable. Maintenant les sutures ligamentaires ont lâché et elle a la rotule derrière le genou, elle n'a pas lu le mode d'emploi. Ça, je réfère, trop compliqué pour un généraliste comme moi.

9h50 - Contrôle d'évolution d'abcès.
"Dites, Milou (mais c'est un nom idiot pour un chat), il évolue plutôt bien pour un chat qui a eu la gueule à moitié ouverte par un blaireau. Parfait, on continue."

10h05 - Ce matin, un lapin...
"Ben il est mort ce matin, vous pouvez me l'autopsier ?"
Pas de problème, je vous appelle quand c'est fait.

10h20 - Vêlage - "J'arrive de suite"
"J'te l'dis Fourrure, il est mort le veau, sors moi ça d'là.
- Jte l'dis mon gars, il est vivant mais il est un peu fracassé, tu vas avoir du boulot pour le maintenir en vie. La mère va bien, impec.
- J'te l'dis Fourrure, faut être malade pour faire nos métiers."

10h45 - Piro
"Mais vous avez mis du produit anti-tiques sur vos vaches ?
- Ben oui, à la première piro, mais c'était il y a trois jours et...
- Et on est encore dans la période d'incubation, ok.
- Et pis celle-là elle boite.
- Et pis celle-là je veux bien parier qu'elle va vous faire aussi une piro.
Un sondage urinaire et trois vaches traitées plus tard, direction le centre équestre.

11h45 - Urticaire géant
"Joli réaction !"
Une intraveineuse, quelques caresses, une bonne discussion sur le beau temps et le sens de pousse des feuilles, direction la maison !

14h00 - J'ai attrapé Titoune !
"Et je pense qu'il a pareil que Poupoune et Loutron, et qu'il est aussi aimable. Vous êtes sûre que vous ne voulez pas qu'on les vaccine une fois qu'ils iront mieux ?
- J'ai aussi amené un chaton de trois semaines, c'est un mâle ou une femelle ?"

14h20 - Coup de téléphone motivant
Mirza vieillit mal et commence vraiment à présenter des troubles de comportement inquiétants, le traitement mis en place est inefficace. Ça a l'air mal barré, on essaie un autre traitement et quand ça devient intenable, ou dangereux, on l'endort.

14h30 - "Il est pas beau mon bébé ?
- Il est magnifique, joli petit chien. Un futur 60kg, vous êtes au courant ?
- Oui, mais j'ai déjà un St Bernard.
- Alors..."
Puce, vaccins, croquettes, vermifuge et j'en passe. Rappel dans trois semaines !

15h10 - Coup de fil
"Pour deux veaux déshydratés, je peux faire quoi ?"

15h20 - Coryza des familles
"Et vous avez combien de chats ?
- 14, ils vivent libre et heureux !"
Pas castrés, et pas vaccinés.
Traitement individuel et collectif, un frottis conjonctival conforte mon impression : coryza viral, on n'est pas sortis.
On discutera SIDA du chat et leucose féline si ça ne va pas mieux, hein ?

15h50 - "Oh mais qu'est-ce que c'est que ça !?
- Une chèvre angora madame, et coryza ou pas, elle ne mangera pas votre chat !"
Une mammite, une écho-de-gestation-juste-pour-le-plaisir, je vois les valvules du chevreau alors que mes échocardios de chiens sont nulles, super...
Antibiotiques, anti-inflammatoires, et ça devrait aller.
En plus elle a bouffé le bouquet de fleurs des champs laissé sur le bureau ! (véridique ! La précédente avait tenté de manger le mobilier, alors finalement...)

16h00 - Autopsie de lapin
Avec coproscopie. Malgré les traitements, c'est une coccidiose massive. On va adapter tout ça, et ça va être compliqué. Les lapins de ferme, quand ça ne va pas, c'est l'enfer.

16h05 - En passant
"Mais il va pas la faire avortier, vot' vaccin ?
Non, et si on ne la vaccine pas et qu'elle chope la FCO, là, elle avortera."

16h40 - Nombril de veau
Et comme l'éleveur ensile, je me démerde tout seul. Une bonne infection, mais pas méchante. Il arrive même à me faire tomber en me bousculant après m'avoir balancé un bon coup de tête dans les parties (genre, comme quand je tête ma mère, et bam ! bam ! bam !).

17h20 - Suivi de reproduction canine
5ème frottis vaginal, et l'amstaff est enfin en œstrus, je vais faire un test sérologique pour voir où en est l'ovulation. Verdict : elle va voir le mâle après-demain au plus tard. Et en même temps, j'explique les changements de traitements au propriétaire du lapin.

18h10 - "Vous êtes fermés le samedi ?
- Non, pas encore...
- C'est pour des croquettes !"

18h20 - Ma poule ne se tient plus !
- Et si elle était moins parasitée, elle irait mieux."
Encore une coproscopie et un traitement d'effectif...

18h40 - "Mais on n'a pas encore fait la commande de médicaments ?!
- Non, et il faut faire la caisse aussi..."

Et en plus, je suis de garde pour tout le week-end. Bah... on verra bien !

samedi 2 mai 2009

Le dernier veau

Une sonnerie.8h35, je suis de garde mais la clinique ouvre à 9h00. Probablement encore un client qui veut un rendez-vous. Je ne prends même plus la peine de répondre : si c'est urgent, il laissera un message. Sinon, il rappellera.

Et ça n'a pas manqué, le bidibidip du message. Combien vous pariez que c'est le bruit d'un téléphone qui raccroche ?

"Oh. Il dit qu'il est en intervention, qu'est-ce que je fais ?"

Elle a le téléphone loin de la bouche, je l'imagine le bras ballant. J'entends une autre voix derrière elle. Je la vois très bien dans l'entrée de sa maison, je l'ai déjà reconnue.

"Oh. Merde. Et bien, laisse un message ?"

J'allais le dire.

"Oui bonjour, c'est Mme Colucci, c'est pour un vêlage, ce sont des jumeaux et ils viennent à l'envers, c'est urgent."

Je suis déjà dans ma voiture. Sur la route, le téléphone sonne à nouveau, même numéro. Je lui confirme que j'ai bien eu le message, et que j'arrive. Moins de dix minutes entre appel et présence sur site.

La lourde porte coulissante de l'étable s'ouvre alors que je gare mon utilitaire, en décrochant ma ceinture du même geste. Je suis déjà en train de farfouiller dans le coffre lorsque M. et Mme Colucci s'avancent vers moi, avec cette allure pesante que l'on attribue aux sénateurs. Lorsque je sors la tête du coffre pour dire bonjour, j'ai déjà enfilé ma chasuble de vêlage, les gants et de fouille et je tiens ma "boîte à naissances" à la main.

Mon "bonjour" plein d'entrain crée un contraste étonnant avec leurs mines d'enterrement. Au fil des questions, je m'avance vers l'étable en apprenant qu'il s'agit d'une vieille-vache-mais-pas-trop, d'un grand gabarit, et qu'il lui semble que ce sont des jumeaux, parce qu'il y a une tête et des pattes arrières. Il n'oublie pas de préciser dix fois qu'il n'est pas certain, bien entendu, de ce ton qui annonce qu'il n'a pas de doutes sur la question.

Je m'avance jusqu'à la porte...

J'avais oublié.

Une vache me regarde, la queue comiquement levée sur une contraction. Un sacré grand gabarit, oui. Elle a l'air d'aller très bien. Mais ce sont les deux génisses qui attendent de l'autre côté du grand bâtiment qui me ramènent à une douloureuse réalité. Cela fait un mois que le troupeau de M et Mme Colucci a été dispersé... Elles ne sont plus que trois. Je dis distraitement bonjour à une troisième personne, un inconnu que j'imagine être un voisin avant que l'on m'explique qu'il est venu chercher la vache.

J'ai la gorge un peu serrée, loin de cette jovialité qui accompagne les vêlages dont on devine qu'ils se passeront bien, ces vêlages où priment l'expérience et l'observation, faits de manœuvres obstétricales et d'efforts physiques, sans césarienne, sans danger pour la vache, et probablement sans danger pour le veau. Un drame familial a précipité la retraite de ce couple d'anciens qui appartiennent autant à la région que ses collines, ses moujetades ou ses sangliers - aussi mal embouchés que leurs chasseurs.
Elle avec sa masse imposante, son tablier bleu rayé de blanc et ses improbables couettes, lui, frêle, en blouse bleue, toujours éclipsé par la présence de son épouse. Des éleveurs de veaux sous la mère dont les produits étaient reconnaissables sur n'importe quel marché, sans confusion possible. Immuables, invariables, comme les Pyrénées.

Il n'y a pas de jumeaux. Le veau est sur le dos, les pattes en l'air, et ce sont bien des antérieurs. Ils sont placés de telle manière que M. Colucci et l'acheteur de la vache ont confondu les coudes et les jarrets. Un classique. Le passage est large, le col est déjà dilaté, il n'y a qu'une petite torsion qui sera vite résolue... Le veau est vivant.

C'est un vêlage comme je les aime, fait de tractions à la main, en harmonie avec les efforts de la mère, sans palan ni vêleuse, dont on ressort les narines pleines du parfum du liquide amniotique, les oreilles assourdies par les mugissements de la vache qui réclame son veau, les yeux emplis de l'image du nouveau né qui secoue la tête d'un air indigné en se recevant son premier seau d'eau glacée à la figure.

Avec l'odeur de la paille et du fumier, l'air frais du matin sur mes bras dénudés. Les mains lavées dans l'eau glacée, avec un bout de savon de Marseille et un essuie immaculé.

Un de ces vêlage que l'on a envie de partager avec ses amis et sa familles, avec ses lecteurs, parce qu'ils sont tout ce que j'aime dans ce métier.

Un de ces vêlages parfaits, mais auquel il manquerait le brouhaha caractéristique des vaches curieuses, l'indifférence des vieilles rombières, les coups de langue adroits des veaux qui tentent de saisir ma blouse à travers les barreaux de leur boxe.

Un vêlage parfait, s'il n'y avait les larmes de Mme Colucci, incongrues et saisissantes, une fontaine à la mesure de sa masse et de ses couettes. Mme Colucci qui se frotte les yeux en s'excusant d'une voix de chagrin de petite fille.

Son mari la regarde avec le visage réservé aux funérailles des amis.

L'acheteur est piteux, discret.

Et moi, le vétérinaire. Je suis sans doute là pour la dernière fois, acteur et témoin privilégié de ce petit morceau d'histoire humaine, le cœur serré, à me demander quand viendra mon tour.

Moi, qui ai envie de m'asseoir dans la paille et de serrer ce veau contre moi. J'imagine Mme Colucci, une fois seule, accomplir ce geste d'adieu et d'amour.

Il n'y en aura qu'un à ne pas penser aux jours anciens.

A secouer la tête, en tentant, déjà, de se relever avec vigueur et maladresse, avec ces gestes instinctifs d'une fulgurance déséquilibrée, ses grands yeux noirs de chevreuil et son poil collé.

Sa mère le lèche avec passion.

Le dernier veau.

samedi 25 avril 2009

Une évidence

Il est 19h00, la clinique doit fermer ses portes. L'après-midi a été très calme, une de ces après-midi de fin de mois dont on devine qu'elle préparent la suractivité de la semaine suivante...

Depuis une heure, j'attends une chienne que je suis depuis des années. Je l'avais sauvée d'un pyomètre (une grave infection de l'utérus) trois ans auparavant, puis d'un coup de chaleur l'été dernier. Bon an, mal an, elle traînait ses 15 années de labrador de ferme et me réservait toujours un accueil heu... bruyant et expressif quand je me garais dans la cour de la ferme.

Il est 19h00, et je vais rentrer chez moi.

Ou pas.

La voiture se gare juste devant la porte, et en sort M. Adour, qui se penche à l'arrière de sa voiture pour déposer, devant mes pieds...

Une évidence.

Petra est là, sur le paillasson, lorgnant sur la porte de sortie.

Elle va mourir.

Elle respire extrêmement vite, et en discordance : ses mouvement respiratoires sont disharmonieux. En langage médical, pour cocher les cases, on dirait dyspnée, tachypnée et discordance. Sur la table de consultation, j'écoute son cœur, puis ses poumons. M. Adour marmonne quelques propos inintelligibles dans la sphère du stéthoscope. Lorsque j'ausculte un animal, je n'entends plus rien que les vibrations et les ronflements, les battements et les souffles. L'isolation phonique est excellente, et mon esprit est ailleurs : il analyse, il sépare les sons, il interprète déjà. J'ai levé l'index en m'excusant. Une respiration bruyante, mais très audible, un cœur très rapide mais régulier. J'ôte mon stéthoscope.

"Vous disiez ?
- Elle n'est pas bien depuis trois ou quatre jours, mais ça ne fait que deux jours qu'elle ne mange pas.
- Elle ne tousse pas ?
- Non, pas du tout."

Petra est debout, devant moi. Ma main gauche palpe ses mamelles, ma main droite tient le thermomètre. 38.3, et des tumeurs mammaires de grosse taille.

Pas de fièvre, pas de signes d'infection pulmonaire, pas de trouble cardiaque : carcinome mammaire terminal, à métastases pulmonaires.

Dis plus simplement : Petra va mourir. Elle n'aboiera plus jamais sur ma voiture.

"OK, on va faire une radio, M. Adour."

Il n'y a pas de bonne façon de le dire.

Radio thoracique de chienne : carcinome mammaire métastatique

"Petra va mourir, M. Adour. Elle a un cancer de la mamelle qui a métastasé partout dans ses poumons. Pour ainsi dire, elle n'a plus de poumons. Vous avez déjà vu des poumons de cochon ? Imaginez que les siens sont blancs, durs, petits, et plus du tout élastique. Il n'y a plus de place pour l'air là-dedans. Elle va mourir, aucun soin médical ou chirurgical ne peut quelque chose pour elle. Il y en a pour quelques heures, au plus quelques jours.
- Un cancer, comme les personnes ?
- Comme les personnes, M. Adour. Comme un cancer du sein en phase terminale."

M. Adour est devant moi, dans la salle de radios, avec cette image sur le négatoscope, près de sa chienne, qui attends sur la table. Allez savoir ce qui se passe dans sa tête, comme il peut encaisser cette double annonce : le cancer, et la mort. Allez savoir qui a un cancer dans sa famille, qui en est mort, et si, lui-même, ne développe pas une pathologie de ce genre... Il est là, attentif, avec son pantalon en toile bleue et ses sabots en plastique brun, camouflage bouse, son gros pull bordeaux et ses cheveux rares.

C'est un cancer comme on n'en voit pas, comme je n'en ai jamais vu. Cette radio est la jumelle d'une diapo vue en cours il y a bien longtemps, un de ces images d'écoles qui illustrent les cas graves en montrant leurs stades extrêmes. La prévention et les traitements précoces sont passés par là, et même une tumeur mammaire mal gérée arrive rarement à cet extrême.

"Mais... docteur..."

Il attends autre chose. Une solution, une réponse. Une piqûre ? Je n'ai rien.

"Je suis désolé, M. Adour. La seule chose que je peux vous proposer, c'est... une euthanasie...
- Ah non alors !
- Ou alors, de la morphine et de la cortisone, pour la soulager un peu. Mais ça n'empêchera rien, ça ne retardera rien, ça ne guérira rien. Ça lui permettra juste de souffrir un peu moins.
- Alors on fait ça.
- Et vous m'appellerez si vous voyez que ça ne va pas du tout."

Il n'est pas prêt, M. Adour. Quinze ans que Petra montre les crocs à toutes les voitures qui se garent dans la cour de la ferme, quinze ans qu'elle toise avec mépris les importuns. J'ai déjà sauvé Petra deux fois, et il l'avait crue morte, à chaque fois. Alors, pourquoi pas aujourd'hui ?

A cause d'une évidence, d'un de ces diagnostics comme on en a rarement. Simple, lapidaire, inéluctable, fatal.

Sur sa fiche informatique, j'ai écrit :

Respire vite depuis 4 jours, ne mange plus.
Pas de fièvre.
Tachypnée, discordance majeure.
Radio : métastases pulmonaires délirantes.
Pronostic défavorable.
Refuse l'euthanasie. Morphine + corticos.

Petra n'aboiera plus sur ma voiture.

En écrivant cette fiche, je me suis demandé si je le libérais. Il a attendu si longtemps, les choses auraient pu tourner autrement, si seulement il s'y était pris beaucoup plus tôt, si cette chienne avait été vue pour autre chose que des urgences. Si nous l'avions vaccinée tous les ans, si, si, si.

M. Adour me regarde, en attendant que je finisse la facturation. Il est silencieux. Figé.

"Vous savez, cela n'aurait pas changé grand chose si vous me l'aviez amenée quand elle a commencé à souffler. Ou même quelques mois plus tôt.
- Mais on aurait pu faire quelque chose ?
- Oui, mais bien avant, il y a des mois, peut-être des années ?
- Ah."

Un silence.

"Mais c'est le cancer, comme pour les personnes ?
- Oui. Comme pour les personnes, M. Adour.
- Alors, c'est comme ça... Il y a les dépistages, il y a les suivis.
- Oui...
- Mais c'est trop tard.
- C'est trop tard."

Car c'est une évidence, simple et cruelle, en tout cas pour moi, avec mon regard de médecin : Petra va mourir, et ce n'est qu'une question d'heures.

Elle aura son trou, au fond du terrain. Peut-être un prunier, ou un pommier.

Elle n'aboiera plus sur ma voiture.

vendredi 10 avril 2009

De la tritine

Elle était encore là. A 59 ans, au milieu de ses vaches, sa fourche à la main, avec le soleil levant et le givre sur la paille. J'adorais ses grosses mains calleuses et sa façon de me prendre à partie lorsqu'une quelconque dispute l'opposait à son grand gaillard de fils, plus occupé à semer, labourer ou ensiler qu'à nourrir et manipuler les vaches.
L'éleveuse, ici, c'était elle. Les autres, son mari avec son pastis, ou son fils avec son tracteur, n'étaient que des manutentionnaires.. « Elles ont peur des hommes ! », précisait-elle.
C'est elle qui appelait pour les interventions d'urgence, elle qui envoyait son fils chercher les médicaments à la clinique, elle qui rédigeait la petite note sur un bout de carton ou d'étiquette d'aliment, avec le nom des produits, qu'il tenait dans ses immenses paluches et lisait avec un regard étonné.
Elle me disait toujours qu'elle n'attendrait pas ses 65 ans pour arrêter, qu'elle n'avait plus qu'un an à tirer, et qu'elle rachèterait ses trimestres, ou pas, enfin elle ne savait pas trop, parce que son statut n'était pas très clair. Comme beaucoup, elle avait grandi dans une ferme, était devenue l'éleveuse avant que quiconque se préoccupe de ces femmes quand les exploitations étaient déclarées au nom de leur mari. Qui savait qu'elles travaillaient là, qui prenait en compte ces innombrables heures de boulot, ces semaines de 80 heures sans aucune vacances, aucun voyage, aucun repos ? Quand je pense qu'aujourd'hui, la plupart des papys profitent du prénom de leur femme pour garder 6-10 vaches !

Et elle était là, avec sa fourche, pour une vache qui boitait ou un veau à perfuser, à s'inquiéter et à se ronger les sangs...

« Hé Fourrure, comment ça va aujourd'hui ? »

Elle n'avait pas l'accent du coin, une drôle de manière d'utiliser sa voix inhabituelle, reconnaissable entre toute, à toujours se demander si on ne se moquait pas d'elle ou si on n'allait pas encore la rouler. Une vie à s'imposer.

« Très bien madame, et vous ? »

Une poignée de main, un sourire franc, sans arrière-pensée. Un lever de soleil. Un troupeau de vaches. Qui se demande encore pourquoi je continue la rurale ?

« Oh ben ça va, mais je fatigue un peu, encore à trimer, hein ! Me répondait-elle en agitant sa fourche.
- Mouais, je vois ça, il ne pourrait pas la faire avec son tracteur, la litière ?
- Pas entre les vaches !
- Évidemment...
- Mais là, j'en ai marre, hein, et puis j'ai cette douleur à la poitrine qui me remonte vers le bras gauche, ça m'agace ! »

Elle accompagnait sa précision d'un grand geste démonstratif.

Moi, je blêmissais.

« Une douleur qui partirait du cœur et qui irait dans le bras ? Comme si on vous étouffait, ou si on vous écrasait ?
Ah oui oui, c'est ça ! »

Son sourire était désarmant.

« Mais vous déconnez ?!
- C'est grave ? »

Désarmant.

« Vous me décrivez une douleur cardiaque typique des prémisses d'un infarctus et vous êtes en train de remuer la paille avec votre fourche, là, toute seule au milieu des vaches ? Vous allez lâcher tout ça et filer voir le médecin, oui !
- Ah ben il ne manquerait plus que ça ! Viens donc plutôt voir cette vache, elle n'a pas délivré... »

J'enfilais mes gants tout en protestant.

« Mais vous allez y filer de suite, hein, juste après que j'ai soigné cette vache ?
- Ça s'rait une belle mort, non ? Dans la paille, au milieu des vaches ?
- Ça s'rait une mort complètement con, surtout, à 59 ans, dans la merde et le fumier ! Et puis c'est quoi une belle mort !?
- Ah vous d'vez avoir raison... »

Elle passait au vouvoiement...

« Mais faut pas s'inquiéter, Fourrure, je prends des médicaments de mon mari, j'en ai pris ce matin, ça m'a fait des bouffées de chaleur mais je suis en forme maintenant.
- Vous avez pris... quoi ?
- De la trine... tritine...
- De la trinitrine sans prescription médicale ?! Mais vous êtes vraiment complètement con ! Mais vous allez crever bêtement dans la bouse de vos vaches avec vos âneries ! Faut pas déconner avec ces médicaments, ils peuvent être complètement contre-indiqués pour vous, et en plus vous me décrivez des symptômes d'infarctus ! »

En réalité, je n'en savais pas beaucoup plus sur les infarctus que ce que l'on en disait dans les séries télé. Les animaux ne font pas d'infarctus.

J'avais passé dix minutes de plus à argumenter. J'étais reparti inquiet. En début d'après-midi, j'avais hésité à téléphoner à son médecin. Et puis les visites sont passées et je n'y ai plus pensé.

Le lendemain, j'interceptais une conversation entre une inconnue et l'une de nos secrétaires.

« Vous imaginez, elle a dit à l'accueil de l'hôpital... »

Interruption brutale.

« Qu'est-ce qui se passe ? Qui est à l'hôpital ?
- Oh docteur vous ne savez pas ce qui est arrivé à ma sœur ?
- C'est la sœur de Mme Bleuet, précisa ma secrétaire.
- Et elle va bien ?
- Elle va très bien, elle se repose, elle est allée à l'hôpital parce que vous lui avez fait peur !
- C'est pas dommage...
- Et ils vont la garder un peu, elle a passé beaucoup d'examens et elle a déjà un traitement...
- Ah !
- Mais vous ne savez pas ce qu'elle a raconté à l'accueil de l'hôpital ? Quand ils lui ont demandé le nom du médecin qui l'envoyait, elle a donné votre nom ! Comme ils ne vous connaissaient pas, elle a du préciser que vous étiez son vétérinaire, et que vous aviez suggéré qu'elle signale qu'elle avait pris les médicaments de mon beau-frère. »

Sans déconner...

Oui, c'était ici, je vous en avais déjà un peu parlé...

jeudi 19 mars 2009

Fin

Deux camions blancs.

Des meuglements.

Un filet d'urine qui coulait par l'une des portes du camion.

Tout le village était réuni. Au moins... 6 personnes. Les transporteurs étaient presque aussi nombreux qu'eux.

Moi, j'étais là pour signer quelques papiers, presque par hasard.

Quand je suis arrivé, elles étaient déjà embarquées.

Elles étaient une cinquantaine, plus quelques veaux et génisses "de renouvellement".

Elles ne sont plus que deux, qui partiront demain, pour l'abattoir.

Fermeture d'une ferme

Un petit vieux m'a dit : "un paysan de moins".

Fermeture d'une ferme

Il n'a rien ajouté.

Moi, j'avais le cœur gros.

Les camions sont partis.

L'éleveur m'a regardé : "je crois que je n'ai pas encore réalisé".

dimanche 15 mars 2009

Libération ?

« Vous comprenez, docteur, son incontinence est de pire en pire. Elle marche et elle laisse des traînées d'urine derrière elle, dans le commerce, et ça sent mauvais et il faut tout le temps nettoyer, alors on la laisse dehors, mais elle a dix ans et... »

Une grosse carcasse de labrador, au moins 40kg, avec une incontinence urinaire de chienne stérilisée qui avait démarré environ un an après la chirurgie. On avait essayé tous les traitements, ils avaient tous fini par échoués. Périodiquement, le vieux monsieur se remotivait et acceptait que nous réalisions un examen de plus ou que nous prescrivions une autre molécule. En vain.

Mais l'euthanasier pour une incontinence urinaire, c'était complètement con.

« Vous savez, c'est ma femme ou ma fille qui doivent nettoyer, je ne peux pas leur imposer ça... et c'est de pire en pire »

Nous nous étions tous réunis dans la salle de consultation. Elle était avachie sur la table, nous avions tous les bras croisés. Le vieux monsieur espérait... Quoi ?

Que nous acceptions l'euthanasie ?

Que nous trouvions une solution miracle ?

Il n'y aurait pas de miracle. Nous savions l'enfer pour nettoyer ce vieux bar, la chienne qui serpentait entre les clients pendant les repas de midi, les imprécations de son épouse et la résignation du monsieur.

Ils m'ont finalement laissé seul pour décider, parce que c'était un sale boulot, parce qu'on n'euthanasie pas une chienne pour une incontinence urinaire.

Ou bien si.

Le vieux monsieur était reparti avec ce visage fermé qui est la fierté de ceux qui ne pleureront pas.

Pas devant moi.

Pendant une semaine, je suis passé devant ce bar avec un pincement au cœur pour cette chienne que j'avais toujours vue dormir au milieu de la route, au soleil. Il fallait toujours faire un crochet pour l'éviter.

Et puis un jour, j'ai croisé la fille du vieux monsieur dans le village. Elle est venue droit vers moi.

Pour me serrer la main.

« Vous savez, mon père est décédé la semaine dernière. Mercredi. »

Je ne savais pas. J'ai présenté mes condoléances. J'étais perdu. Je l'avais vu deux jours avant. Je suis trop jeune pour avoir l'habitude de voir mourir mes clients.

Elle m'a précisé qu'il était malade du cœur depuis très longtemps. Qu'il était mort paisiblement.

Qu'il n'avait pas souffert.

Que l'euthanasie de sa chienne l'avait libéré.

jeudi 26 février 2009

Rien

"Mme Latour, c'est à vous."

Je m'efface de la porte de la salle de consultation pour laisser entrer une femme d'une quarantaine d'année et son... chien. Sa chienne sans doute. Croisée husky et berger allemand peut-être, vue sa taille j'estime qu'elle devrait peser... peut-être 22, allez, 25 kg ?

"Bonjour docteur, je vous amène Noisette, que vous n'avez jamais vue auparavant."

Mon ASV a rempli le dossier : 5 ans, croisée husky, stérilisée depuis 4 ans, vaccins à jour, pas d'antécédents particuliers. Motif de consultation : pas en forme, malade, grosse.

Super.

Je me penche vers la chienne, et, au fil des premières caresses, je commence mon examen clinique. En quelques minutes, j'aurais fait le tour de cette bestiole, et, l'air de rien, je commence l'interrogatoire.

"Et donc, qu'arrive-t-il à cette louloute ?
- Et bien, ma mère a décrété qu'elle était malade."

Vu le ton et la façon de poser son sac à main sur la chaise, la précision qui suit est superflue.

"Moi, je la trouve très bien, mais après tout, c'est sa chienne, et ça fait quatre jours qu'elle me tanne pour que je l'amène.
- Mais elle n'est pas venue ?
- Non, dix minutes avant, elle a décrété qu'elle était fatiguée !
- Bon, et elle lui trouve quoi, à Noisette ?
- Elle dit qu'elle est malade, et que ça doit être une cystite."

OK. Je sens que ça ne va pas être triste.

La chienne ahane comme un phoque, mais semble plutôt gentille, un poil stressée, et...

"Et, vous l'avez pesée avant de rentrer ?
- Oui, 35kg.
- Ouaip, je pressens que la précision est inutile, mais vous savez que cette chienne est obèse ? Voire pire qu'obèse ?
- Oui...
- Et laissez-moi deviner : elle a grossi depuis qu'elle est stérilisée, elle a à manger à volonté, elle vit sur le canapé ?
- Précisément."

Elle sourit. J'enchaîne.

"Elle mange des aliments allégés ?
- Oui, du light.
- Mais à volonté, donc ça ne sert à rien. Et, au hasard, comme le light ce n'est pas très bon...
- Elle sert de poubelle de table, et elle rajoute de la sauce dans les croquettes, oui.
- Et je n'ai pas besoin de vous dire que c'est pas bien, tout ça tout ça, on va gagner du temps. C'est à votre mère qu'il faudrait que je le dise, dommage qu'elle ne soit pas venue.
- Bah, elle aurait dit amen à chacune de vos explications et lui aurait donné un gâteau en rentrant parce qu'elle aura été sage chez le vétérinaire."

La dame est souriante, semble penser qu'elle va perdre une demi-heure ici, mais après tout, je parie qu'elle se dit que ce n'est pas un lourd tribut à payer pour que sa mère lui fiche la paix. Je précise quand même les dangers de cette obésité pour sa santé : arthrose, diabète, etc. Elle sait déjà, elle hausse les épaules avec un regard fataliste.

L'examen clinique ne révèle rien. L'auscultation non plus. Elle déborde de graisses, on pourrait poser les verres sur son dos pour l'apéritif vue sa largeur, mais le poil est correct et reste agréable à caresser.

"Bon, elle a parlé de cystite, je ne peux pas vous laisser partir sans vérifier ça. Pour l'instant, tout est normal."

J'attrape le spéculum, la sonde urinaire et le miroir de Clark, tentative de sondage, en avant ! Comme elle a été stérilisée jeune, je risque d'avoir du mal à ouvrir le spéculum, mais essayons. De toute façon, je ne prélèverai pas d'urine par voie trans-abdominale sur une chienne dont la couche de gras ferait rougir un morse.

Cela dit, je ne m'attendais pas à cette difficulté-là : je n'arrive pas à trouver sa vulve.

"Heu, je ne trouve pas sa vulve. Trop de gras. Trop de plis.
- Elle est grasse même de là ?
- Ben... oui. Mais je vais trouver, ça devrait se trouver entre les pattes arrières ! Par contre, il faudrait la maintenir debout, elle cherche à s'assoir !"

Finalement, il aura fallu bien cinq minutes pour récupérer ces urines. Et trois personnes pour la tenir debout.

Trois.

Je file vers notre petit laboratoire sans grande inquiétude quant à ce que je vais trouver - ou plutôt ne pas trouver - dans ces urines. Quoique je les trouve bien claires. Un doute...

Bingo.

Densité urinaire 1.014, c'est un peu bas... traces de sang, mais c'est un sondage, la réaction de Heller est négative, pas de protéines. Pas de sucre non plus.

1.014, ce n'est pas normal. Enfin ça pourrait l'être si elle avait de la fièvre, mais... ou... je n'ai pas pris sa température, à raconter mes conneries !

39.3°

Mais elle suffoque avec sa graisse et la chaleur de cette salle de consultation. Alors, fièvre ou hyperthermie sans signification ? Avec la dilution des urines, ça pourrait être de la fièvre !

"Elle pourrait même avoir raison, votre mère."

La dame soupire.

"Enfin, ce n'est pas une cystite, de toute façon."

La chienne n'a apparemment rien, sa propriétaire pense qu'elle est malade alors que son comportement et son appétit sont normaux, elle a une légère hyperthermie et des urines un peu diluées. Je ne vais pas pouvoir la laisser repartir comme ça, je ne peux pas offrir un tel "je vous l'avais bien dit" à sa mère !

"OK, prise de sang. On va vérifier s'il s'agit bien de fièvre grâce à la numération formule, et vérifier le fonctionnement des reins grâce à une biochimie. En même temps, on va contrôler la glycémie pour un éventuel diabète, même si je n'y crois pas, et les enzymes hépatiques, des fois que." Dans ma tête se déploie l'arbre diagnostique. Je pousse mon stagiaire à le construire tandis que je prépare le prélèvement, commentant chaque hypothèse brièvement, c'est plutôt ludique en la circonstance : la dame est souriante, la chienne va bien, beau cas d'école !

Jusqu'à la difficulté suivante : trouver une jugulaire dans un tonneau de saindoux. C'est dans ces cas là que je suis content de ne plus être un étudiant de cinquième année ! Là, l'occasion est trop belle, je laisse faire le stagiaire. La prise de sang aura été un peu laborieuse, mais mes tubes sont remplis. Je retourne dans notre petit labo pour lancer les analyses.

"Dans quinze minutes, j'aurai les résultats. Vous pouvez aller promener la chienne si vous voulez ?"

Apparemment, elle veut bien, il faut dire qu'il fait très chaud derrière nos grandes baies vitrées. La vue sur les Pyrénées, c'est un luxe dont on ne se lasse pas... mais il se paie.

Pendant, ce temps, je fais un frottis sanguin : RAS. Puis je reçois un autre chien pour un vaccin, avant de revenir vers mes machines qui bippent du bip du devoir accompli.

Numération-formule : des blancs limite haute. Elle a décidé de me chatouiller, celle-là.

Biochimie sanguine, RAS. Enfin, une erreur d'analyse sur les PAL, mais la valeur annoncée "sans garantie" est normale, et la cause est évidente : hyperlipémie. Elle est même grasse du sang. Ce qui m'ennuie un peu plus, c'est que mon analyseur m'annonce une hémolyse, or il n'y a aucune raison pour qu'elle ait une hémolyse, c'est à dire des globules rouges détruits dans le sang.

Je vais retrouver la dame dans la salle d'attente, à l'ombre, au frais, un thermomètre à la main. La chienne ne m'a pas vu venir, elle dort paisiblement, cela doit bien faire 20 minutes qu'elle est sortie de ma salle de consultation. Elle a juste un regard indigné lorsque je reprends sa température. 38.6°. Hyperthermie de stress.

J'explique les résultats des analyses à la dame. Nouvel arbre diagnostique en déploiement. Rien ne colle. Même pas un peu. La dame m'écoute énumérer et réfuter méthodiquement toutes les hypothèses avec notre stagiaire. Très scolaire.
Tout est normal, sauf l'hémolyse probablement due à un problème technique lors de la réalisation de la prise de sang. Je lui présente le tube hépariné pour lui expliquer ce qui ne va pas. En bas, les globules rouges, masse sombre et compacte. En haut, le plasma, qui devrait être limpide. Il est légèrement rosé. Et puis il y a la crème, qui surnage.

"Mais elle est même grasse du sang !"

Je hoche la tête en soupirant.

Il me faudra deux essais pour être parfaitement satisfait de ma prise de sang.

Et cette fois-ci, le plasma sera limpide.

"La chienne de votre mère n'a rien. Enfin, si, elle est obèse, mais pour l'instant, c'est tout. je vais vous imprimer les résultats des prises de sang et autres analyses...
- Ah oui, il ne faut pas que je revienne les mains vides, mais je vous préviens : de toute façon, vous ne serez pas un bon vétérinaire !
- Vous croyez qu'elle serait plus contente si je lui prescrivais des vitamines ?
- Bah, non, pas besoin de trucs qui ne servent à rien, elle mange trop pour être carencée...
- Ça..."

Un silence.

"C'est elle qui paie, au moins ?
- Bien sûr !
- Vous voulez une écho, des radios et une fibroscopie ?
- Ca ira, merci : c'est un peu cher l'épisode de Dr House, quand même. C'est ma mère qui aurait du venir, elle est fan !"

Des fois, j'adore mes clients.

mercredi 11 février 2009

Neige

On ne l'avait pas prévue. Ou en tout cas, pas à ce point. Elle a commencé à tomber ce matin, en un flot dru et continu. Il a fait très doux ces derniers jours, même dans ces reliquats de tempête du nord échoués dans notre sud-ouest, et tout le monde croyait qu'elle fondrait aussi vite qu'elle tomberait.

En fin de matinée, les toits blanchissaient.

A 14h, il y avait entre 5 et 10 centimètres sur la départementale en bas de la colline de mon village.

Féerie si classique et pourtant toujours aussi magique... la neige recouvrait déjà les arbres tombés pendant la tempête, il y a deux semaines, les piles de panneaux indicateurs au carrefour ou les bûches soigneusement rangées à côté des lignes rafistolées. A 14h30, je quittais la clinique : tous les rendez-vous de l'après-midi ont été annulés en quelques minutes, je n'ai pas de 4x4 et mes pneus sont aujourd'hui plus des pneus lisses que des pneus neiges.

J'habite tout en haut d'une colline, à dix kilomètres de la clinique. Sept kilomètres de départementale, pas encore dégagée mais assez large et plate, puis trois kilomètres de montée. Je sais que je n'arriverai pas au bout, pas en voiture en tout cas. S'il ne neige qu'à un seul endroit du canton, c'est chez moi. Alors aujourd'hui... !

Il y a un petit côté héroïque, à la fois ridicule et délicieux, dans ce genre de situation : dans le regard des mamies qui nous apportent un thé en cours de vêlage, tellement heureuses que nous ayons accepté de braver la neige quand elles-mêmes n'osent plus conduire lorsque tombe le soir... Ce ne sera pas pour moi cette fois-ci, je ne serais pas le héros de la nuit. Chacun son tour. Moi, je vais me contenter de mon fauteuil, d'un chocolat fait maison et peut-être de mon ordinateur, si les micro-coupures qui font sonner mon onduleur depuis quelques minutes n'annoncent pas une soirée bougies...

Sur la route, je n'ai croisé que des C15 et des tracteurs. Une Clio dans un fossé, avec un gros 4x4 paré à l'en extraire. Les éleveurs me font de grands signes de la main, ils ont l'habitude de me sortir de la cour de leur ferme lorsque je m'y noie avec mon petit utilitaire. Pas aujourd'hui, pas ce soir.

Je rentre chez moi, je ne serai pas de garde, je n'ai pas de gros cas lourd et complexe hospitalisé, pas de mourant en souffrances, les enfants sont en vacances et je croise leurs doudounes roses et violettes, tractant des luges vers les pentes de "ma" colline. Un faisan, débile et gracieux, traverse la route en quelques bonds devant ma voiture, qui n'arrivera pas à grimper le dernier kilomètre. J'enfile mes bottes, mais pas pour le fumier ou la bouse.

Il y a un petit parfum de joie tranquille dans ces flocons...

lundi 19 janvier 2009

Ecouter

Écouter.
Un cœur qui bat.
Une litanie, un simple bruit.
Écouter.
Pour ne pas voir ne pas entendre.
Ne pas savoir ces gens qui pleurent.
Ces grands enfants ces vieilles gens.
Terrorisés, ou affligés.
Impuissants.

Écouter.
Un cœur qui bat.
Mon stéthoscope, les yeux fermés.
Écouter.
Ne pas pleurer, ne pas plonger.
S'enfuir, ou se cacher.
Loin de ces gens, loin de ce temps
Entouré, caressé.
Il part...

Un battement. Il manque un temps.
Le rythme se perd, le tempo pleure
Une rébellion, dernier clairon
Fibrillation.
Le son s'éteint, Lentement. Le sang s'enfuit
Il n'y a plus.
Que ce cœur, que ce rythme, que ces coups, cette pulsation.
Je suis parti, il m'a
Enfui,
Je suis assis, près de lui

Ils sont là
Mais ce cœur solitaire
Ne bat plus que pour moi
Je suis seul à entendre
Cette musique là
Ce coma.

Je recueille
Quelques minutes, quelques mesures
Ce dernier souffle,
Une fugue.
Doucement.
Silencieusement.

Dernier témoin.
Sans douleur, sans souffrance
Loin des gens, loin des enfants, de ces adolescents, de leurs parents
Si nombreux.

Sa dernière pirouette
Était pour eux.
Son dernier battement.

Pour moi.

"Il est parti.

C'est fini."

lundi 12 janvier 2009

Colère

Minuit et demi. Le téléphone sonne. Je dormais depuis un moment déjà, depuis mon retour de l'urgence précédente vers 22h30. Un chien qui n'avait rien, le pauvre...

Bref.

"Servwouiche de harde bhonsoir ?
- Docteur !
- Oui...
- C'est horrihihihihihihible, il faut absolument venir !
- Qu'est-ce qui se passe ?"

A ce stade, en général, j'essaie de reconnaître la voix de la personne, ce qui n'est pas toujours facile. Là, je ne la situe pas du tout. Un homme, avec une élocution un peu bizarre, peut-être des larmes, en tout cas il crie presque, mais de chagrin.

"J'ai renversé un chevreuil il a la pahahahahahatte broyée, il souffre et il ne meurt pas du tout ! Et moi j'aime les animauhauhauhauhauhaux."

Sans déconner.

Là, je sens la colère monter. Un classique. L'animal sauvage blessé, le gars qui panique et moi il faut que je finisse le sale boulot.

"Bon, et bien amenez le au plus vite à la clinique, je serais là d'ici dix minutes.
- Non, il faut que vous veniez chez moi, au quartier des alouettes, c'est pas loin de la clinique.
- Certainement pas, vous plaisantez ? C'est juste à côté de la clinique, alors vous me l'amenez là-bas ! Dans dix minutes"

Je raccroche.

Et moi j'enfile mon pantalon, et ma colère enfle, sans réelle raison. Crevé, des nuits successives à me lever pour des gens que j'aurais pu voir plus tôt s'ils n'avaient pas attendu le dernier moment pour m'amener leur animal, et là j'ai une vraie urgence parce qu'un type a renversé un chevreuil, qu'il lui a explosé la patte et qu'en plus il me demande de le chercher dans une zone résidentielle !?

Marre.

La route est gelée, verglas et neige, le chauffage à fond dans la voiture mais j'ai froid, évidemment, sur les premiers kilomètres. Dans les champs, des chevreuils, un lièvre qui traverse la route, un chat suicidaire, une chouette, mais j'essaie de contrôler la colère, je les vois à peine. J'anticipe cette difficulté que je déteste, le moment où je devrais lui annoncer le prix de l'intervention. En général, les gens me regardent comme des oies outrées lorsque j'explique qu'ils vont devoir payer pour un animal sauvage.

Et à chaque fois il faut leur demander qui paiera, alors, si ce n'est eux ? Pourquoi serait-ce moi ? Moi qui doit faire le sale boulot, achever les animaux qu'ils ont eux-mêmes écrasés ?

Je n'aime pas les conflits, et je suis très rarement en colère, mais là...

J'arrive à la clinique. Je serre les poings sur mon volant. Il m'a fallu un quart d'heure pour arriver depuis chez moi. Il n'y a personne sous la lumière du spot de la porte d'entrée. Le parking gelé est désert. J'en profite pour rentrer, faire le tour des animaux hospitalisés. Tout se passe bien. Je lui laisse 5 minutes, après je retourne me coucher. Quel foutage de gueule.

J'arpente la clinique en laissant couler le minuscule délai, une voiture passe dans la nuit, ce n'est pas lui. Je fais rapidement le tour du bâtiment, dehors, pas de chevreuil blessé à l'horizon. Manquerait plus qu'on me l'ai largué dans le local poubelles. A-t-il réalisé qu'il allait devoir payer mon intervention ? S'est-il dégonflé ? Ou alors le chevreuil est mort et il ne m'a pas prévenu ?

Je vérifie mon téléphone. Son numéro était caché...

Je referme la porte de la clinique, claque celle de ma voiture, et je pars faire un tour dans la commune, histoire de vérifier qu'il ne se soit pas bêtement trompé de vétérinaire et qu'il n'attende pas devant chez notre confrère. Il est une heure du matin, et les rues sont désertes. La lumière orangée de l'éclairage public donne une allure cadavérique au givre qui recouvre le village endormi. Il n'est pas là.

C'est décidé, je me barre. Ou pas. Quelque part, il y a sans doute un chevreuil avec la patte broyée.

Mais quel connard !

Je donne un coup de volant rageur, ma voiture fait un demi tour brutal sur la route givrée, et je me dirige vers le quartier des alouettes. S'il est là à m'attendre, c'est décidé, je le pourris. Je le détruis. J'ai déjà les répliques assassines, l'intonation de tueur. Je vais me la jouer... je sais pas, je n'arrive pas à trouver de mafieux qui corresponde dans aucun film que je connaisse, seul Darth Vader me vient à l'esprit, et je me vois mal le prendre à la gorge en lui assénant un fatidique : "vous m'avez déçu, monsieur". Du coup, je rigole tout seul dans ma voiture. Mais je vais quand même le pourrir. Ma voix va monter dans les aigus, comme je déteste. J'en ai marre.

Et dans la lumière de mes phares...

Au milieu de la route, il y a un pauvre type avec une casquette et un blouson de base ball, à genoux, en train de pleurer sur le corps d'un chevreuil incapable de se lever. Il se redresse comme un robot dans l'éclat des halogènes, je m'arrête à son niveau, je baisse la vitre de ma voiture.

Je me sens usé.

"Je vous avais demandé de venir à la clinique.
- Elle est belle à mourir..."

Il a de gros sanglots dans sa voix, on dirait un gosse, il pleure et ses joues sont presque gelées, je le reconnais maintenant. Il vient souvent à la clinique depuis quelques semaines, pour tout et n'importe quoi. Un type un peu léger, un peu débile, que je n'aime pas trop, malsain. Difficile à saisir, en tout cas. Il refoule des gros sanglots d'enfants, le chevreuil agonise à ses pieds, et moi je descends de la voiture, j'en fais le tour pour attraper, dans le coffre, une aiguille, une seringue et l'euthanasique. Je ne sais pas trop ce qu'il baragouine entre ses sanglots, il a la trentaine et on dirait moi le jour où, en allant au collège, j'ai fait peur à un chat qui a brutalement traversé la rue pour être renversé par une voiture. Son œil était sorti de son crâne. J'avais onze ans.

Et moi je couche le chevreuil.

"Elle est bêhêhêhêllllle à en mouhouhouhourir."

C'est un mâle, connard.

Je prends le cou de l'animal, qui souffle, qui souffre et qui ne fuit même pas, je cherche sa veine, pour abréger ses souffrances. Son postérieur droit est brisé en une multitude de fragments à peine retenus par les fibres musculaires et la peau. Il me faut une petite minute pour réussir mon injection, l'animal meurt instantanément. Le gosse pleure toutes les larmes de son corps, il s'appuie contre mon épaule avec sa foutue casquette, et moi je me noie de rage, je suis furieux contre moi-même, contre ce boulot de merde et contre personne, comment en vouloir à ce gamin de trente ans qui n'assume pas un instant, mais qui a parfaitement compris qu'il a blessé et fait souffrir cet animal gracile, et qu'il est responsable de sa mort.

"Et moi j'aihèhèhèhème les animauhauhauhauhaux."

Il va falloir que je lui donne un mouchoir ?!

Non ?

Si.

Je charge le cadavre dans ma voiture, une flaque de sang s'étend depuis ses blessures sur le sol de plastique de l'utilitaire. Qu'est-ce que je vais faire de ça maintenant ?

"Bon, je vais m'occuper de son corps."

Ma voix est sans doute dure, mais j'essaie de ne pas être agressif. Je sens que je suis fermé. Expliquer.

"Normalement, pour une intervention de ce genre, il faut compter une soixantaine d'euros, sans parler de la gestion du corps. Ni même du déplacement. Je vous compterai juste les kilomètres, passez demain.
- D'accohohohohohohrd..."

Je referme la portière, direction la clinique. Emballer le corps, pour le mettre au congélateur, je verrai demain comment le gérer. Le cadavre rentre parfaitement bien dans les sacs de 80L, et j'aimerai bien avoir un sabre laser pour me défouler sur un poteau en béton.

Je suis toujours autant en colère, mais une colère apaisée, une rage ironique et moqueuse, dérisoire conscience professionnelle du véto qui a fait le tour du bled pour retrouver le chevreuil, à une heure du matin alors qu'une grosse journée l'attends le lendemain, colère stupide et aveugle que je ne suis de toute façon pas capable de retourner contre quelqu'un à part moi. Un seul avantage là-dedans, celui de ne pas réfléchir l'euthanasie de cet animal, la sensation de sa jugulaire sous mes doigts, la légèreté de son mufle ou la délicatesse de ses yeux. Darth Vader a tué Bambi.

Dans la voiture, je coupe France Info pour remettre un CD.


Découvrez The Doors!

Il m'a fallu deux heures pour trouver le sommeil.

J'attends toujours que le gars vienne régler ses misérables 25 euros.

Et vous savez quoi ?

Je ne suis même plus en colère contre lui.

vendredi 2 janvier 2009

Noël

J'ai refermé rapidement la portière de ma voiture, et reculé vite. Trop vite, sans doute. Tant de mal à retenir mes larmes. Fatigué, malade, et de garde. Fragile.

Je me suis enfui. Littéralement. Surtout, ne pas rester dans cette pièce, à peine croiser leurs regards, j'ai bredouillé, me suis excusé, j'ai décliné l'invitation à rester boire un verre, probablement plus par politesse que pour toute autre raison. A moins qu'ils n'aient eu besoin de parler ?

Je n'ai pas pu.

J'ai refermé le robinet, me suis maladroitement essuyé les mains, j'avais les poils hérissés sur les avant-bras, j'étais prêt à craquer.

Sur le plan de travail, il y avait un saladier plein de crevettes bouquets décortiquées. Un jaune d'œuf dans un bol. Une fourchette.

J'avais du sang sur les mains. Il a coulé dans l'évier, mais je l'ai rincé d'un geste rapide.

"Nous sommes restés avec lui jusqu'au bout, jusqu'à la dernière minute, nous l'avons caressé quand il est parti, maman, mamie et le monsieur, il est parti avec tout le monde qui l'entourait !

Sa grand-mère s'était précipitée vers elle, vers cette petite fille aux cheveux bruns. Elle avait quoi ? Huit ans, dix ans ? Je ne sais pas, je ne voulais pas savoir. Je n'ai entendu que son sanglot, sa poitrine gonflée, l'atmosphère déchirée, incongrue de la cuisine.
Je n'ai pas voulu croiser son regard.
Je n'en étais pas capable. Qu'est-ce que je fichais ici ?

Pour Noël, j'ai euthanasié son poney.

Une enfant.
"Sa petite cavalière, sa petite Clémence..."
Elle était ici, et je ne l'avais pas compris.

J'avais traversé la salle à manger sur les indications de la jeune femme. Un sapin, qui clignotait dans l'obscurité sous l'escalier. Les cadeaux venaient d'être déballés, il y avait des papiers déchirés un peu partout. La table était mise, une belle table de fête pour une dizaine de personnes. Guirlandes et boules de Noël.

"Je pourrais... juste me laver les mains, s'il vous plaît ?"
Elle m'avait indiqué la porte de derrière. Si j'avais su...

Ca y est. Terminé, un instant après l'injection. Le flot de sang s'est arrêté presque immédiatement à l'aiguille que j'avais laissée, juste au cas où. Dans ma poche, j'ai serré le flacon d'euthanasique. Un flot d'urine. Un dernier soupir. Les membres, enfin apaisés.

Elle a soupiré. Elle le savait. Lui aussi. A genoux, elle s'est détournée vers le poney pour le caresser, presque frénétiquement, pour cacher ses larmes. Ils n'ont rien dit. Il n'y avait rien à dire.

"Je suis désolé. Je ne pourrais pas le sauver, je n'ai que l'euthanasie à vous proposer..."

Eux m'entouraient. Les deux vieux chevaux, le couple silencieux, moi et le vieux poney, le vieux machin qui a attendu ce jour pour mourir... Les Pyrénées noyées de brumes, la vallée froide et sale, le bruit de l'autoroute, au loin.

Le vieux poney était couché, il ne contrôlait plus bien ses membres, il était jaune comme un citron, avec un fond orangé, en hypothermie. Il ne se serait jamais relevé.

"28 ans, c'est la mascotte du centre équestre du village, il passe l'hiver ici avant de retourner se faire cajoler pour l'été. Il a été heureux, sa petite cavalière était avec lui pour les fêtes, sa petite Clémence..."
Sa voix était brouillée.

J'avais traversé le pré, mon stéthoscope dans une main, mon thermomètre dans l'autre. Deux vieux chevaux s'étaient approchés, le plus hardi tentant de fouiller ma poche.

J'avais garé ma voiture, farfouillé un instant dans le coffre, le temps d'enfiler mes bottes. J'étais bien loin de ma clinique, bien loin de ma base. Mais qui aurait refusé de venir ?

Le jour de Noël...

dimanche 7 décembre 2008

Drainez-moi !

Drainez-moi !

Un chien qui revient de loin ! Basculé au sol par un sanglier blessé, il souffrait d'une double perforation thoracique et de deux fractures de côtes, sans parler des multiples hématomes, contusions et autres décollements cutanéo-musculaires. Une heure et demie de suture avec un chasseur angoissé à côté, je me suis dit qu'un si beau bandage sur ses quatre drains (destinés à drainer et désinfecter toutes ces cavités et sutures très inflammatoires causées par l'accident) méritait une photo et un peu de fantaisie, histoire de dédramatiser un peu et détendre le maître stressé.
Quand je pense qu'on les croit détachés de leurs clébards, indifférents et avinés ! Qu'ils sont loin des clichés, que l'on soit pro- ou anti-chasse...

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