Conte de laies
mercredi 19 décembre 2007, 20:36 Animalecdotes Lien permanent
Il y a parfois des moments étranges, drôles et crispants dans le quotidien d'un vétérinaire. Ce genre de trucs dont on rêve quand, gamin, on se dit que plus tard, on va "soigner tous les animaux". Voilà un drôle de rêve de gosse, noyé dans un gros tas de problèmes d'adultes.
Il était une fois un couple de paisibles petits vieux vivant dans un hameau de deux habitants, quatre chiens, deux chats, un cochon et... une laie.
Ladite laie habitait une ancienne étable, dans un boxe à côté de son cochon de voisin destiné aux réjouissances charcutières de la nouvelle-année. Personne ne savait vraiment d'où venait la bête, sauvage mais néanmoins fort civilisée, et, à vrai dire, tout le monde s'en fichait. C'était la laie des deux petits vieux, comme c'était leur maison, leur étable et leur hameau, aucun intérêt. Personne n'y pensait vraiment, jusqu'à ce matin froid et brumeux de janvier, quand un tendre chasseur retint sa meute au sortir d'une bauge : même les vieux cabots firent des bonds et s'éloignèrent, indignés, devant cette petite forme galopante, qui poussait des cris d'une stridence telle qu'on aurait cru aux fracas d'une bataille des temps anciens. Le chasseur recueillit la hurleuse outrée, marcassine orpheline et solitaire. Le chasseur se souvint des deux petits vieux et de leur laie, et se dit que la bête trouverait là le gîte, le couvert et l'amour d'une famille.
La petite vieille pleura.
Le petit vieux ne dit rien, et lui servit un verre de goutte, en silence.
L'orpheline trouva le couvert, un biberon dans les mains calleuses des deux petits vieux. Elle trouva le gîte, et même un lit : un panier partagé avec un gros chien au grand coeur. Elle gagnait même des compagnons de jeu, les trois autres chiens.
Un grand sourire traversait les rides de nos deux petits vieux.
Hélas, les nuages s'accumulèrent sur le hameau et un jaloux dénonça les petits vieux à la garde sylvestre. Nul ne devait héberger sous son toit des bêtes sauvages, car la forêt était leur royaume et les futaies, leur vraie demeure. Mais comme nulle créature sauvage domestiquée ne peut retourner dans les fourrés, elles devraient être exécutées, avant la fin du mois de mai. L'éclair déchira les nuées, et la pluie fondit sur le hameau.
Les deux petits vieux voulurent croire que la garde les oublierait, comme on les avait toujours oubliés. Eux qui n'avaient que tendresse pour leur marcassine, désormais devenue jeune laie, eux qui habitaient un hameau si petit qu'il n'avait pas de nom et à qui, depuis des années, personne ne s'intéressait. Hélas, trois fois hélas, les gardes se souvenaient.
Cette fois, la moquerie avait trop durée, et la sentence tomba, nue et glacée comme un matin de janvier : les deux laies seraient guillotinées.
La petite vieille pleura.
Le petit vieux ne dit rien, et se servit un verre de goutte, en silence.
C'est un fermier des environs qui me parla de ce drame silencieux, et, un clair matin de mai, je rendis visite aux deux petits vieux, à leurs quatre chiens, à leurs deux chats, à leur cochon et à leurs deux laies. Il me contèrent leur histoire, et je lus avec attention les édits de la maréchaussée.
"Madame, monsieur, dites-moi bien toute la vérité : Lili, car c'est bien son nom, n'est point destinée à enfanter ? Pas plus que cette matrone silencieuse qui, chaque année, regarde son voisin de boxe se faire charcuter, sans pour autant faire naître quelque portée ? Sachez que la garde sylvestre peut tolérer ces deux compagnes si elle reçoit l'assurance qu'aucune des deux n'aura de descendance. Car, voyez-vous, ce que redoute la forêt, ce n'est pas tant de perdre ses enfants que d'héberger de coupables parents : les cochongliers, fruits des amours du verrat et de la laie, sont puissantes créatures dangereuses pour nos futaies.
Il est une solution simple, pour éviter le couperet : ovariectomiser."
La petite vieille pleura.
Le petit vieux ne dit rien, et me servit un verre de goutte, en silence.
Il fallu l'aide d'un fermier et d'un tendre chasseur, et je me fis charcutier, mais sans saucisse, ni pâté.
C'est un gros chien au grand coeur qui accueillit la jeune laie encore anesthésiée, avant son retour au palais...
Commentaires
Superbe histoire.. Bravo, c'est en plus tellement bien écrit .
Ca me laisse un sourire rêveur sur le visage :)
Snif, snif.... On est comme deux connes à pleurer dans nos mouchoirs. Les intonations et la voix de Papa en tête, j'ai débuté le récit. L'histoire s'amorce, digne d'un conte fée, suprenante et attendrissante. Puis vint le suspens, la peur, la révolte, le coeur battant, le récit tourne à l'horreur...
Mais par bonheur, l'histoire reprend des tournures de conte. La belle en ressort stérile mais vivante!
Merci au narrateur et véto au grand coeur pour cette histoire incroyable!
un vrai conte de noël! (et tellement bien narré!) snif
Merci Véto au grand coeur!
Quel beau conte de Noël !!! Décidemment tu écris vraiment bien...
Quand est-ce que tu sors un receuil de contes, essais et nouvelles en tous genres ?
Quoi de plus normal qu'une laie stérilisée ?
(blague de Beauf...)
Fourrure : Et malgré ce que pensent certains, il ne faut pas le faire sang lier les pédoncules ovariens.
c'est bô, c'est tout.
Je découvre toutes ces animalecdotes... et c'est génial!
On voudrait faire des commentaires partout mais c'ets difficiles d'aussi bien s'exprimer...
Donc juste un gros bravo, et je me régale!
Magnifique billet ! Docteur, vous maniez la plume de manière magistrale : bravo :-)
Quant au geste proféré et ses conséquences, je m'en réjouis profondément, étant amateur de sangliers (en photo bien sûr...) et en note tous les détails !
géniale cette histoire!
J'ai comme l'idée que Fourrure a eu un 18/20 en français au bac...
Et que lorsqu'il a opté pour sa terminale C, c'est avec un brin de regret pour les matières litteraires auquelles il tournait définitivement le dos.
bonjour, je relis vos billets depuis le commencement de façon chronologique (c'est rudement plus facile pour la compréhension...) et il me semble important d'apporter cette précision sur la possibilité de détention de ces demoiselles de la forêt, je ne savais point que le fait de la stérilisation réglait le dilemme. le procédé est-il le même pour leur charmant congénère, dont un (congénère), soit dit en passant, a tué ma voiture voici un an. net et sans bavure. enfin le pauvre (congénère)n'a pas survécu non plus. bon je me remets à la lecture...
Fourrure :
Je crois que c'est plus une tolérance qu'autre chose...