Vermine

- Docteur il faut venir vite, c'est une infection !

Une infection, tu parles. Le veau est couché dans le godet du tracteur : l'éleveur vient à peine de le rentrer du champ. De là où je suis, je vois à peine ses oreilles - basses - et ses yeux - creux. L'allure du veau qui ne va pas passer la nuit si on ne s'occupe pas de lui.

- Il était tout seul dans une haie, j'l'avais déjà vu là hier !

Le godet s'abaisse, je peux mesurer les dégâts.

- Bon, allez me chercher deux seaux d'eau tiède, de la javel en berlingot, une brosse pas trop dure, genre balai, et je vais récupérer votre caillebotis, là, on va le poser dessus, la tête tournée vers le haut de la pente.

Il ne leur faut pas longtemps pour récupérer le matériel demandé. J'enfile des gants. C'est un veau de deux trois jours. Les asticots grouillent sur son dos, à partir du tiers postérieur environ. Les œufs de mouche, eux, sont collés en paquets blanchâtres jusqu'au milieu de sa colonne vertébrale. Les vers s'agglutinent autour de son anus pour s'accumuler entre ses cuisses, autour de son scrotum et jusqu'à son fourreau, presque jusqu'au nombril. C'est le "presque" qui sauve.

Première étape, histoire de me donner le temps de réfléchir. j'enfonce le thermomètre dans l'amas de vers qui dissimule son anus, en espérant prendre sa température. Un bon 39.8, il ne fait pas semblant. Avec la couleur de sa peau, que je devine par endroit entre les paquets de vers, et la déshydratation, il va avoir besoin de bien plus que des soins locaux.

- Oh, et puis... allez aussi me chercher le jet d'eau.

On ne va pas mégoter.

La brosse est parfaite. Suffisamment dure pour décoller les paquets d'œufs du poil, mais assez souple pour ne pas blesser la peau du veau, qui a viré au noir sous l'infestation vermineuse. Travail de patience, méthodique, brossage à la javel. Ils sont des centaines, des milliers, ils ont au plus 24h, et les œufs, eux, se comptent sans doute par dizaines de milliers, en gros paquets très adhérents, très difficiles à brosser. Sous mes premiers coups, les asticots se détachent et coulent entre les planches du caillebotis, s'accumulent entre mes bottes et s'échouent sur les gravillons de la cour de la ferme. Masse tortillante et vivante d'individus indistincts qui chutent, désemparés, par dizaines, par centaines. Le veau attends. Il n'a plus la force de faire autre chose.

Je brosse.

Son dos, dont je révèle la peau hideuse, d'une teinte noirâtre et d'une texture moite qui rappelle les nuances des anneaux des asticots.

Sa queue, mince fouet difficile à brosser, si secondaire que je l'abandonne très vite pour tenter de dégager l'anus, fleur de douleur dont jaillit par paquets agglomérés la vermine infiltrée. Le veau grince des dents et mord le caillebotis à chaque coup de brosse que je tente pourtant de rendre aussi doux que possible. J'introduis l'embout d'une grosse seringue pour tenter un lavement. Ses efforts de défécation expulsent des selles dures et sèches, un mastic jaunâtre moulant les vers grisâtres. Mes coups de brosse repartent vers ses cuisses, l'éleveur les lève l'une après l'autre, saisit l'extrémité de son scrotum pour m'aider à déloger les asticots dissimulés dans les plis.

A chaque brossage ou presque, je lave ma tête de balai dans le seau de javel puis arrose le veau au jet d'eau afin de chasser la vermine. Entre mes bottes, la mare de vers est devenue une rivière qui s'écoule rapidement, emportant ses vers qui m'évoquent les jeux de mon enfance, lorsque je traçais des ruisseaux dans les gravillons du jardin pour y faire couler des fleuves de boue. Les brindilles étaient des navires, les branchettes des ponts, les fourmis des victimes vouées à la noyade. Jamais je n'avais imaginé les asticots dans le rôle de sinistres dauphins échoués.

Je reprends ma seringue pour tenter de déloger les vers dissimulés au fond du fourreau.

- Me dites pas qu'il y en a la aussi !

Ben tiens. Grimace tant que tu peux, moi, je nettoie, je noie, je génocide. Les grosses mouches bourdonnantes tournent autour de nos têtes. Je les suppose indifférentes au sort de leur progéniture. Si mon absurde mémoire pour les détails est bonne, ce sont des calliphoridés, ce qui signifie : "celle qui porte la beauté". De grosses mouches à merde aux reflets métalliques. Heureusement, leurs vers ne s'attaquent qu'aux tissus morts, mais l'irritation, notamment aux jonctions cutanéo-muqueuses, reste très importante.

Un nouveau coup de brosse autour de l'anus, le nouveau-né a encore évacué quelques brouettes de vers fécalisés. Je rince. le plus gros du boulot est fait. l'éleveur terminera. Moi, je retourne vers ma voiture pour préparer un petit cocktail de perf'. Soluté isotonique additionné de sucre, des vitamines pour la couleur (rouge, c'est toujours meilleur), un antibiotique, un anti-inflammatoire (il doit souffrir, ce bébé). Il ne se débat pas un instant lorsque je lui pose mon aiguille dans la jugulaire, et supporte avec patience les 5-10 minutes de perfusion.

Il fait nuit maintenant. L'œil revient alors que mon litre de soluté redonne sa vigueur au bébé. Il ne lui faudra que trois minutes pour se relever après ça, et là, plus la peine d'espérer approcher son arrière train avec la brosse. Il bondit, il cogne, il vole, il gueule, nous nous prenons, ravis, un coup de sabot - c'est qu'il va mieux - avant de l'insulter, très fâché, suite à un bon coup de fouet prodigué par une queue qui laisse partout sur son passage des nuées d'asticots... Jusqu'ici, j'avais pourtant réussi à épargner ça à mon pantalon.

Une bonne crème grasse pour la peau, lorsqu'il sera sec, encore quelques coups de brosse, mais je passe la main à l'éleveur : il est largement l'heure d'aller manger.

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