Colère

Minuit et demi. Le téléphone sonne. Je dormais depuis un moment déjà, depuis mon retour de l'urgence précédente vers 22h30. Un chien qui n'avait rien, le pauvre...

Bref.

"Servwouiche de harde bhonsoir ?
- Docteur !
- Oui...
- C'est horrihihihihihihible, il faut absolument venir !
- Qu'est-ce qui se passe ?"

A ce stade, en général, j'essaie de reconnaître la voix de la personne, ce qui n'est pas toujours facile. Là, je ne la situe pas du tout. Un homme, avec une élocution un peu bizarre, peut-être des larmes, en tout cas il crie presque, mais de chagrin.

"J'ai renversé un chevreuil il a la pahahahahahatte broyée, il souffre et il ne meurt pas du tout ! Et moi j'aime les animauhauhauhauhauhaux."

Sans déconner.

Là, je sens la colère monter. Un classique. L'animal sauvage blessé, le gars qui panique et moi il faut que je finisse le sale boulot.

"Bon, et bien amenez le au plus vite à la clinique, je serais là d'ici dix minutes.
- Non, il faut que vous veniez chez moi, au quartier des alouettes, c'est pas loin de la clinique.
- Certainement pas, vous plaisantez ? C'est juste à côté de la clinique, alors vous me l'amenez là-bas ! Dans dix minutes"

Je raccroche.

Et moi j'enfile mon pantalon, et ma colère enfle, sans réelle raison. Crevé, des nuits successives à me lever pour des gens que j'aurais pu voir plus tôt s'ils n'avaient pas attendu le dernier moment pour m'amener leur animal, et là j'ai une vraie urgence parce qu'un type a renversé un chevreuil, qu'il lui a explosé la patte et qu'en plus il me demande de le chercher dans une zone résidentielle !?

Marre.

La route est gelée, verglas et neige, le chauffage à fond dans la voiture mais j'ai froid, évidemment, sur les premiers kilomètres. Dans les champs, des chevreuils, un lièvre qui traverse la route, un chat suicidaire, une chouette, mais j'essaie de contrôler la colère, je les vois à peine. J'anticipe cette difficulté que je déteste, le moment où je devrais lui annoncer le prix de l'intervention. En général, les gens me regardent comme des oies outrées lorsque j'explique qu'ils vont devoir payer pour un animal sauvage.

Et à chaque fois il faut leur demander qui paiera, alors, si ce n'est eux ? Pourquoi serait-ce moi ? Moi qui doit faire le sale boulot, achever les animaux qu'ils ont eux-mêmes écrasés ?

Je n'aime pas les conflits, et je suis très rarement en colère, mais là...

J'arrive à la clinique. Je serre les poings sur mon volant. Il m'a fallu un quart d'heure pour arriver depuis chez moi. Il n'y a personne sous la lumière du spot de la porte d'entrée. Le parking gelé est désert. J'en profite pour rentrer, faire le tour des animaux hospitalisés. Tout se passe bien. Je lui laisse 5 minutes, après je retourne me coucher. Quel foutage de gueule.

J'arpente la clinique en laissant couler le minuscule délai, une voiture passe dans la nuit, ce n'est pas lui. Je fais rapidement le tour du bâtiment, dehors, pas de chevreuil blessé à l'horizon. Manquerait plus qu'on me l'ai largué dans le local poubelles. A-t-il réalisé qu'il allait devoir payer mon intervention ? S'est-il dégonflé ? Ou alors le chevreuil est mort et il ne m'a pas prévenu ?

Je vérifie mon téléphone. Son numéro était caché...

Je referme la porte de la clinique, claque celle de ma voiture, et je pars faire un tour dans la commune, histoire de vérifier qu'il ne se soit pas bêtement trompé de vétérinaire et qu'il n'attende pas devant chez notre confrère. Il est une heure du matin, et les rues sont désertes. La lumière orangée de l'éclairage public donne une allure cadavérique au givre qui recouvre le village endormi. Il n'est pas là.

C'est décidé, je me barre. Ou pas. Quelque part, il y a sans doute un chevreuil avec la patte broyée.

Mais quel connard !

Je donne un coup de volant rageur, ma voiture fait un demi tour brutal sur la route givrée, et je me dirige vers le quartier des alouettes. S'il est là à m'attendre, c'est décidé, je le pourris. Je le détruis. J'ai déjà les répliques assassines, l'intonation de tueur. Je vais me la jouer... je sais pas, je n'arrive pas à trouver de mafieux qui corresponde dans aucun film que je connaisse, seul Darth Vader me vient à l'esprit, et je me vois mal le prendre à la gorge en lui assénant un fatidique : "vous m'avez déçu, monsieur". Du coup, je rigole tout seul dans ma voiture. Mais je vais quand même le pourrir. Ma voix va monter dans les aigus, comme je déteste. J'en ai marre.

Et dans la lumière de mes phares...

Au milieu de la route, il y a un pauvre type avec une casquette et un blouson de base ball, à genoux, en train de pleurer sur le corps d'un chevreuil incapable de se lever. Il se redresse comme un robot dans l'éclat des halogènes, je m'arrête à son niveau, je baisse la vitre de ma voiture.

Je me sens usé.

"Je vous avais demandé de venir à la clinique.
- Elle est belle à mourir..."

Il a de gros sanglots dans sa voix, on dirait un gosse, il pleure et ses joues sont presque gelées, je le reconnais maintenant. Il vient souvent à la clinique depuis quelques semaines, pour tout et n'importe quoi. Un type un peu léger, un peu débile, que je n'aime pas trop, malsain. Difficile à saisir, en tout cas. Il refoule des gros sanglots d'enfants, le chevreuil agonise à ses pieds, et moi je descends de la voiture, j'en fais le tour pour attraper, dans le coffre, une aiguille, une seringue et l'euthanasique. Je ne sais pas trop ce qu'il baragouine entre ses sanglots, il a la trentaine et on dirait moi le jour où, en allant au collège, j'ai fait peur à un chat qui a brutalement traversé la rue pour être renversé par une voiture. Son œil était sorti de son crâne. J'avais onze ans.

Et moi je couche le chevreuil.

"Elle est bêhêhêhêllllle à en mouhouhouhourir."

C'est un mâle, connard.

Je prends le cou de l'animal, qui souffle, qui souffre et qui ne fuit même pas, je cherche sa veine, pour abréger ses souffrances. Son postérieur droit est brisé en une multitude de fragments à peine retenus par les fibres musculaires et la peau. Il me faut une petite minute pour réussir mon injection, l'animal meurt instantanément. Le gosse pleure toutes les larmes de son corps, il s'appuie contre mon épaule avec sa foutue casquette, et moi je me noie de rage, je suis furieux contre moi-même, contre ce boulot de merde et contre personne, comment en vouloir à ce gamin de trente ans qui n'assume pas un instant, mais qui a parfaitement compris qu'il a blessé et fait souffrir cet animal gracile, et qu'il est responsable de sa mort.

"Et moi j'aihèhèhèhème les animauhauhauhauhaux."

Il va falloir que je lui donne un mouchoir ?!

Non ?

Si.

Je charge le cadavre dans ma voiture, une flaque de sang s'étend depuis ses blessures sur le sol de plastique de l'utilitaire. Qu'est-ce que je vais faire de ça maintenant ?

"Bon, je vais m'occuper de son corps."

Ma voix est sans doute dure, mais j'essaie de ne pas être agressif. Je sens que je suis fermé. Expliquer.

"Normalement, pour une intervention de ce genre, il faut compter une soixantaine d'euros, sans parler de la gestion du corps. Ni même du déplacement. Je vous compterai juste les kilomètres, passez demain.
- D'accohohohohohohrd..."

Je referme la portière, direction la clinique. Emballer le corps, pour le mettre au congélateur, je verrai demain comment le gérer. Le cadavre rentre parfaitement bien dans les sacs de 80L, et j'aimerai bien avoir un sabre laser pour me défouler sur un poteau en béton.

Je suis toujours autant en colère, mais une colère apaisée, une rage ironique et moqueuse, dérisoire conscience professionnelle du véto qui a fait le tour du bled pour retrouver le chevreuil, à une heure du matin alors qu'une grosse journée l'attends le lendemain, colère stupide et aveugle que je ne suis de toute façon pas capable de retourner contre quelqu'un à part moi. Un seul avantage là-dedans, celui de ne pas réfléchir l'euthanasie de cet animal, la sensation de sa jugulaire sous mes doigts, la légèreté de son mufle ou la délicatesse de ses yeux. Darth Vader a tué Bambi.

Dans la voiture, je coupe France Info pour remettre un CD.


Découvrez The Doors!

Il m'a fallu deux heures pour trouver le sommeil.

J'attends toujours que le gars vienne régler ses misérables 25 euros.

Et vous savez quoi ?

Je ne suis même plus en colère contre lui.

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