Je crois que je n'atteindrai jamais le niveau de la clientèle de doc vetote, mais j'apprécie les efforts méritoires de mes clients : se faire traiter de monstre sans cœur au téléphone, c'est toujours un plaisir.
22h30
Je roule à bonne vitesse sur les routes de campagne, fenêtres grandes ouvertes pour profiter un peu de la fraîcheur relative de cette soirée. Il y a dix minutes, je végétais dans mon fauteuil en me demandant comment occuper la fin de la soirée. Un cheval a trouvé pour moi : hémorragie massive sur un membre postérieur, ses propriétaires allaient remettre de l'eau quand ils l'ont trouvé, debout sur trois pattes, au milieu d'une mare de sang.
De quoi filer un bon coup d'adrénaline.
Le vent fait tellement de bordel dans la voiture que je devine, plus que je n'entends, la sonnerie de mon téléphone. Je freine rapidement histoire d'avoir une chance d'entendre quelque chose, craignant la mort du cheval blessé.
En fond sonore, des hurlements. De chien, de douleur, graves et longs, profonds.
La voix d'une femme, paniquée.
- Service de garde, bonsoir ?
- C'est bien le service de garde ?
- Oui... Dr Fourrure au téléphone.
- Docteur vite il faut que vous voyiez mon chien il hurle de douleur !
- Mais qu'est-ce qui se passe ?
- Il a un cancer des testicules, il est suivi par le Dr Voisin.
Le docteur Voisin, c'est celui qui part toujours en vacances sans prévenir, en mettant sur son répondeur : "je ne suis pas là, appelez un autre vétérinaire".
- Mais depuis combien de temps il n'est pas bien ?
- Il reste couché depuis quatre jours, mais ça allait, il ne mange plus depuis hier, et là ça ne va pas du tout il souffre docteur !
Ça, je n'en doute pas un seul instant. Maintenant, c'est effectivement une urgence.
- Docteur il faut le soulager, l'euthanasier !
- Ouais mais là heu... je ne vais pas pouvoir vous voir de suite, même pas du tout avant un moment, car je file déjà en urgence. Vous auriez des anti-inflammatoires à la maison ?
- Non !
- Je veux dire, des anti-inflammatoires pour vous, du Di-Antalvic, ou de l'ibuprofène.
- Non !
- Du Nurofen ?
- Ah oui ça j'en ai !
Bon, soyons clairs : ne donnez pas de ça à vos animaux, c'est une mauvaise idée. Mais là, en attendant, c'est toujours mieux que rien : les effets secondaires n'auront pas beaucoup d'importance dans ce cas précis.
- Bon, vous lui filez un comprimé, ça va le soulager un peu, là, j'ai un cheval blessé à anesthésier et opérer, je ne serai pas disponible tout de suite.
- Mais dans combien de temps docteur ?
- Deux bonnes heures au moins.
- Mais docteur il ne peut pas attendre deux heures !
- Ben voyez un confrère, alors, je suis désolé, je dois m'occuper de ce cheval en priorité. Appelez à Saint-Martin ou à...
- Mais vous êtes un monstre de laisser souffrir un animal ! Vous êtes un salaud, sans cœur, je porterai plainte, je...
Là, j'ai raccroché.
J'ai vraiment autre chose à foutre.
Ah, et sinon, pour le cheval, ça s'est bien passé, même si ça m'a pris presque trois heures... Je n'ai pas eu de coup de fil de confrère pour me parler de ce chien, j'espère qu'il a pu être rapidement pris en charge.
- Puisque je vous dis que c'est complètement con !
- Mais docteur, ça fait dix ans ou plus que je le fais, et il n'y avait jamais eu d'accident !
- Et ben moi ça fait dix ans ou plus que je suis vétérinaire, et je ne compte plus ces incidents stupides !
Sur la table, un cocker, âgé de dix ans (ou plus). Quelques contusions, deux trois éraflures, et un fémur pété en deux, net. Pas le pire que j'ai vu, dans ce style, entre les brûlés, les hanches luxés, les mâchoires fracassées.
- Nan mais docteur, il a du voir une femelle, ou un oiseau, il déteste les oiseaux, il chasse les oiseaux.
- Peu importe... Là, il va falloir opérer, je ne peux pas réduire cette fracture de manière satisfaisante. C'est pas la catastrophe, mais il faut faire ça bien...
- Mais jamais il avait sauté !
- Vous rouliez à combien ?
- Pas très vite, m'enfin, 50 ou 60 quand même. Et puis, il a atterri sur le bitume.
- ...
- Il s'est toujours tenu comme ça à la fenêtre, appuyé sur le rebord, les oreilles au vent.
- Et curieusement, il se cogne des otites...
- Vous croyez que ça a un rapport ?
- Probable...
En fait, je me demande comment il n'y a pas plus d'accidents... Entre ceux qui s'appuient sur les fenêtre des voitures, ceux qui dorment dans les pieds du conducteur, ceux qui se tiennent devant leur patron motard.
Ce que je n'avais pas compris avec celui-ci, c'est que non seulement il se tenait à la fenêtre (grande ouverte) de la voiture, "les oreilles au vent", mais qu'en plus il le faisait sur les genoux de son maître !
- Alors, il s'appelle Wolverine, c'est ça ?
- Oui, ce sont mes petits enfants qui l'ont appelé comme ça, c'est un héros de film je crois... Volverine.
- Oui, de BD aussi, on prononce "W", pas "V", mais bon, c'est sûr que c'est plus facile à prononcer.
- Ah vous savez, moi, l'anglais...
Je souris, en me demandant si le choix de "Wolverine" pour un bichon était une preuve d'humour de la part de ces petits-enfants...
- Mais attendez, il est marqué Pistache sur sa carte de tatouage ?
- Ah oui, c'est vrai : il s'appelait comme ça au début, mais nous n'avons pas aimé.
- D'accord, pas de problème, mais il faut quand même que je note son vrai nom sur le passeport.
- C'est que vous comprenez, Pistache, c'est un peu long, et le diminutif ça fait "Pipi"...
Je souris à nouveau, en refermant le carnet et en l'accompagnant vers la sortie.
- C'est sûr, "Pipi", ce n'est pas génial. "Wolverine" est beaucoup plus classe.
- Oui docteur. Merci beaucoup, au revoir !
Une minute plus tard, sur le parking, j'entends la vieille dame appeler son chien.
- Service de garde, bonsoir.
- Bonsoir docteur, je suis désolée de vous déranger, mais il y a des vers noirs qui courent sur la peau de mon chaton !
- Des vers ?
- Oui, ils rentrent et ils sortent du poil, ils se tortillent, c'est horrible !
- Mais il y a encore les poils ?
- Oui !
- Et vous les avez vu depuis quand, ces vers ?
- Depuis avant hier !
- ...
- Ça a quelque chose à voir avec les vermifuges ?
- Non, les vermifuges c'est pour les vers de l'intestin.
- Rien à voir alors ?
- Non, rien à voir. Et ce chaton, il va bien ?
- Pour le moment, oui... mais elle a une plaque rouge.
*soupir*
- Et vous êtes sûre que ce ne sont pas des puces ?
- Mais les puces, ce sont des insectes ? Avec des pattes ?
- Oui, tout à fait...
- Mais là ils n'y a pas de pattes, et ils sont longs !
- Et noirs ?
- Oui, noirs !
- Donc ce ne sont pas des asticots...
- C'est grave ?
- Bon, ben écoutez, je n'ai pas la moindre idée de ce que ça pourrait être, donc on se retrouve à la clinique dans dix minutes, mmhh ?
- Mais docteur, combien ça coûte de vous faire déplacer un samedi soir ?
- Cinquante euros pour la consultation, après, il faut voir s'il y a besoin de plus de soins mais là, a priori...
- J'arrive !
Alors ?
A votre avis ?
A quel parasite étrange et peu courant ai-je consacré mon samedi soir ?
***
Des puces.
De stupides puces. La dame ne m'a pas cru, alors j'ai du épouiller le chaton pour en saisir une entre les ongles. Alors après, elle était désolée...
La plaque, c'est le chaton qui se l'est faite en se grattant.
Finalement, ce que j'ai préféré, c'est qu'elle ait attendu le samedi soir 22h pour m'appeler, alors qu'elle voyait les "vers" depuis deux jours sur son chaton...
Mes lecteurs les plus fidèles le savent, j'aime les éleveurs. Les éleveurs de vaches ou de moutons, ceux qui vivent de leur boulot, ou en tout cas ceux qui s'attachent à bien le faire. la grande majorité. Et j'adore casser du préjugé (et j'aime les titres racoleurs, mais c'est une autre histoire).
Mais il y a des fois, vraiment... Je veux dire, le gars, il a la cinquantaine. Sa femme s'est barrée après avoir claqué son patrimoine, il a du vendre son exploitation laitière et a réussi à repartir avec un cheptel de limousines, des vaches allaitantes, donc. Il n'est pas franchement malin, mais pas idiot non plus. Très influençable en tout cas. Le dernier qui parle a raison.
Mais, à cinquante ans, des choses, on en a vu.
Là, c'était sa première césarienne.
Une limousine adorable, comme on aimerait en voir plus souvent. Juste un licol, et elle rumine tandis que je travaille. Ça change de celles qui essaient de me tuer. Le veau venait par le train arrière, il était énorme, ses pieds dépassaient de la vulve et il n'y avait pas moyen de le sortir par là. Il était mort, en plus.
A regrets, j'ai donc décidé de pratiquer une césarienne. Il a fallu que je lui explique trois fois que non, il l'avait bien vu, il ne passerait pas ! Une vêleuse bien utilisée, c'est une arme redoutable pour extraire du veau. Non, je ne le découperai pas non plus, parce que si je pourrais sortir le train arrière ainsi, je risquerais de ne pas arriver à choper la moitié avant du veau après. On aurait eu l'air malin, avec un film gore du genre : deux quartiers de veau mort dehors, un thorax et tout ce qui est devant dedans. Et des viscères partout. Non merci, d'autant que c'est un exercice souvent très fatigant pour les vaches, or celle-ci allait bien, pour l'instant ! Autant ne pas prendre de risque et assurer sa prochaine gestation.
Il était perdu, le gars. Alors je le lui ai expliqué, tranquillement, en préparant la vache.
- Vous voyez, je vais ouvrir ici, sur ça de long environ. Après, je mets les bras dans le ventre, j'ouvre la matrice et j'attrape les pattes avant du veau, puisque les pattes arrière sortent par la vulve de la vache. J'amènerai les pattes dehors, et vous les attraperez avec les cordes, mais sans toucher la plaie ou mes bras avec, pour que ça reste propre. Il faudra bien maintenir la tension, et puis j'amènerai la tête, et vous tirerez vers le haut et vers l'arrière, par là. Moi je vous aiderai, ce sera pas évident parce que c'est difficile de forcer dans cette direction, mais on y arrivera.
- Et vous êtes sûr, il est mort ?
- Sûr et certain, et s'il y a un miracle, on le sauvera. Mais ne comptez pas dessus.
- Et on ne peut pas le sortir par là ?
- Non, il est trop gros.
- Et la vache, elle pourra refaire des veaux ?
- Oui.
Je nettoie les postérieurs du veau, puisque quand nous tirerons sur l'avant, ils re-rentreront et passeront à travers la plaie, et que là, de suite, ils sont pleins de merde. Quand une vache pousse, la bouse sort aussi, logique. Oui,c'est pas romantique, hein, mais c'est pourtant magnifique. Anesthésie locale, incision cutanée puis musculaire, mobilisation de l'utérus, incision utérine.
L'éleveur me regarde, éberlué. Il y a un peu de sang par-ci, par-là. La vache rumine peinard. C'en est presque vexant, ce manque d'attention !
Moi, je tire et je force, car le veau est très lourd, et dans une position à la con, mais j'arrive à ramener ses antérieurs, l'un après l'autre, aux bords de la plaie. On va pouvoir l'extraire. L'éleveur attend mon signal, les cordes à la main. Je sue à grosses gouttes sous ma chasuble en plastique.
- Allez, maintenant, vous mettez les cordes autour des pattes pour qu'on puisse le tirer, allez ! Et sans me toucher, ni toucher le trou !
MM. Louge sont dans la salle d'attente.
Le plus grand des deux frères a une bouteille d'Evian dans la main, qu'il secoue comme une bouteille d'Orangina (rouge).
Le plus petit, qui est aussi le plus âgé, tient sa pipe bien serrée sous sa casquette. Ses yeux sont dissimulés par le foyer de l'instrument, ses moustaches de dessin animé et la visière de son couvre-chef.
Ils attendent, mais je n'oserai dire qu'ils patientent.
Le briefing est simple : un bovin de sexe femelle, âgé de douze ans, a été retrouvé mort à côté d'un bassin en inox d'une contenance de 1000 (mille) litres, destiné à l'abreuvement des ruminants. L'animal ne présentait aucun signe de maladie la veille au soir, avait vêlé 62 jours auparavant et a été retrouvé couché sur le flanc, un liquide verdâtre s'écoulant par sa bouche et ses nasaux. Les conclusions des frères Louge sont catégoriques : la mort de l'animal n'a peut-être rien à voir avec le bassin puisqu'ils ne peuvent certifier qu'il s'y était abreuvé peu avant son décès, mais il a forcément été empoisonné. Les experts de la brigade du sud-ouest ont l'habitude des conclusions hâtives de leurs mandataires, et devinent que cette suspicion sera le moteur d'une enquête dont les méandres vont bientôt se révéler à leur flair acéré (car ils ont le nez pointu).
Les experts regrettent cependant que pour des raisons de budget indépendantes des scénaristes, aucune autopsie n'ait été pratiquée sur le regretté bovidé.
Un incident troublant motive la suspicion des frères Louge : l'eau du bassin a pris une étonnante teinte rouge, d'une nuance d'orange sanguine. Il ont remarqué que cette couleur disparaissait lorsque l'eau était placée dans une bouteille en plastique, ce qui a permis à l'équipe des experts de supposer que la concentration de cette eau contaminée était extrêmement faible en colorant rouge, ou que la concentration en alcool du gros rouge des frères Louge était particulièrement élevée. L'épisode perdant tout son intérêt si cette dernière hypothèse était retenue, et l'état d'ébriété des frères étant manifestement peu cohérent avec des hallucinations visuelles, le bureau a décidé de prendre l'enquête en charge.
15:24:56
Le Dr Fourrure regarde la bouteille d'Evian d'un air morne. Deux vaccins et un chien qui vomit devraient venir perturber son agenda déjà très chargé, mais l'affaire Louge l'intrigue. Il prends son combiné et téléphone aux experts-ENVL, spécialisés dans les intoxications animales. Son regard se perd avec un air inspiré sur la chaîne des Pyrénées, qui resplendit sous le soleil. Il s'enquiert de l'existence d'un toxique rouge soluble dans l'eau et capable de tuer un bovin, même à faibles concentrations, tout en se demandant si une algue ne pourrait pas être responsable de ce virage cramoisi. L'expert de l'équipe ENVL répond au Dr Fourrure qu'une autopsie aurait permis de savoir si une intoxication était responsable de la mort du bovin, ce qui lui vaut une réponse amère sur le budget des séries françaises dans les zones rurales du sud ouest.
De toute façon, le Dr Fourrure s'en moque : il a sa réponse. Aucun toxique de ce type n'existe.
L'hypothèse de la coïncidence semble donc la plus probable, mais elle n'explique pas la coloration de l'eau du bassin.
16:32:28
Les chats sont vaccinés et le chien ne devrait plus avoir d'indésirables reflux maintenant que le Dr Fourrure lui a provoqué un très violent vomissement ayant entraîné l'expulsion d'une chaussette de laine roulée en boule, cette chaussette ayant préalablement servi à essuyer la graisse d'une grille de barbecue.
L'intermède humoristique étant terminé, le Dr Fourrure retourne à son laboratoire en se demandant si les scénaristes ont prévu une femme fatale capable de détourner l'attention des experts avant qu'ils ne se reprennent et se concentrent à nouveau sur leur insatiable quête de vérité.
Le Dr Fourrure reprend la bouteille d'eau rouge incolore, et décide de centrifuger 5 mL prélevés à l'aide d'une seringue. Quelques instants plus tard, il contemple, intrigué, le petit culot d'apparence organique tassé au fond du tube. L'eau contient bien une substance rouge de forte densité, mais à très faible concentration.
Grâce à une micro-pipette, le Dr Fourrure, en blouse blanche, dépose une micro-goutte du dépôt sur une lame, avant de la recouvrir d'une lamelle et de la glisser sous son micro-scope. Un étrange ballet se déroule alors sous ses yeux.
Les éléments rouges semblent de nature unicellulaire, mais la cellule serait alors énorme. Un amas de petites cellules rassemblées dans une coque serait également envisageable, mais le Dr Fourrure n'a jamais vu d'œuf de ce type et surtout, de cette couleur. Le mouvement des cellules dans le courant provoqué par la chaleur de la lampe du microscope et le mouvement des bulles d'air entre lame et lamelle offrent un indice supplémentaire.
La coque de ces éléments est souple, et non pas rigide comme c'est le cas avec les œufs de nématodes, cette famille de vers qui peuvent être des parasites intestinaux mais qui constituent aussi une part non négligeable de la microfaune du sol. L'hypothèse d'une algue semble cohérente avec la vitesse à laquelle l'eau du bassin a changé de couleur.
C'est un mouvement entre deux de ces éléments cellulaires qui attire l'œil du Dr Fourrure et lui permet de comprendre ce qu'il observe. Le budget de la série étant malheureusement limité, il ne dispose pas d'un matériel de prise de vue d'une puissance suffisante pour montrer l'objet en mouvement. Un premier cliché permet cependant de l'observer immobile.
Le Dr Fourrure procède à un agrandissement et à une mise en perspective de sa trouvaille grâce à son logiciel de retouche d'images très perfectionné (mais cependant pas assez pour retrouver le visage d'une inconnue dans un coin de reflet sur l'image prise par une caméra de surveillance en 640x480, le sud-ouest de la France n'est pas le sud-ouest des États-Unis).
C'est avec un rire réjoui et une série de commentaires d'une subtilité à toute épreuve que le Dr Fourrure finit de prendre des clichés de sa trouvaille, avant de présenter sa découverte aux membres de son équipe, sous le regard intrigué d'une femme fatale opportunément placée avec son chat en diarrhée dans la salle d'attente. Il faudra penser à envoyer une bouteille de whisky aux scénaristes.
Les objets rouges sont des ovules, certains étant sous l'assaut de spermatozoïdes assidus.
Néanmoins, l'affaire Louge n'est pas résolue. Le crime est certes exclu, l'hypothèse de la semence mortelle responsable de la mort du bovin venue lancée l'enquête en début d'épisode, juste avant le générique, n'étant pas crédible dans cette série (les experts sud-ouest ne s'occupent pas des affaires non-classées). Il n'en reste pas moins à élucider une troublante affaire de mœurs ayant provoqué la libération de semences mâle et femelle dans un bassin d'inox aux dimensions d'un bucolique jacuzzi, capable de colorer l'eau en rouge au termes des ébats.
Les scénaristes étant en grève illimitée, les experts sud-ouest sont preneurs de toute hypothèse sur la nature de ces semences.
Il va falloir que je me passe cette habitude de me passer la main sur le crâne ou sur le menton quand il y a un truc que je ne comprends pas. En plus, je finis par poser ma main devant ma bouche et devenir inintelligible.
Le chien est allongé sur la table de radio, anesthésié. Un caniche plutôt sympa, carrément pas dérangeant dans son état actuel, que l'on m'a confié pour des radiographies du genou. Je dois dire que je n'ai pas beaucoup approfondi l'examen clinique : mon confrère l'a vu la semaine dernière pour une boiterie du postérieur gauche, intermittente, sans douleur à la palpation/pression/mobilisation du membre. Sans luxation de rotule. Il a supposé une dégénérescence puis rupture du ligament croisé, a mis le chien 5 jours sous anti-inflammatoires pour vérifier s'il y avait une amélioration avant de passer sur la table de radio, sous anesthésie générale, pour une recherche de signes radiologiques de rupture du ligament.
Je ne suis pas un grand orthopédiste, c'est le moins que l'on puisse dire, mon confrère n'est pas là, lorsque je manipule les deux genoux j'ai la même impression de laxité modérée, mais normale, ou pas ?
Il y a quelques années, un emmerdeur m'avait confié son berger allemand pour les mêmes radios. Cette fois-là, il était resté parce que le chien était un peu plus difficile à manier que ce petit bout, et comme il avait été manipulateur radio, il ne voulait pas manquer ça. Je le sentais puant, je le sentais mal. Ça n'avait pas loupé. Très doctement, il m'avait expliqué que mon idée de rechercher une rupture d'un ligament sur une radio était idiote, puisque les ligaments ne se voient pas à la radiographie. Depuis longtemps je prépare un gros billet "de bases" sur la radiographie, avec plein d'images, promis, je le ferai. (EDIT : Je l'ai fait !).
Il avait raison, bien sûr : cette méthode d'imagerie permet de voir les os, les articulations, les formes d'un certains nombres d'organes et, en fait, beaucoup de choses, mais pas les ligaments, qui sont invisibles sur ces images.
Certes.
Mais le ligament croisé antérieur, situé dans l'articulation du genou, permet d'empêcher que le tibia ne bascule en avant par rapport au fémur. Pliez le genou à angle droit, si votre LCA est rompu, on peut faire avancer le tibia vers l'avant. On appelle ça le signe du tiroir, mais il est facile de l'empêcher en contractant les muscles de la cuisse. Un médecin peut demander à son patient de se décontracter, mais il est rare que les chiens ne résistent pas un brin. Donc on fait la même chose, mais sous anesthésie générale et sur une radio de profil du genou, ce qui permet de voir très précisément l'importance du tiroir, et de constater les éventuels dégâts annexes, de l'arthrose par exemple.
Ce matin, j'avais décidé de faire une belle radio de tiroir, dans l'idée, d'ailleurs, de vous la présenter sur ce blog. Pour le billet dont je parlais plus haut. Et puis, je voulais me prouver que j'en étais capable.
Genou gauche, premier cliché, mauvais angle. Deuxième essai, à peine mieux. Troisième, impeccable. Mais pas de tiroir. Et le fémur en légère rotation, je reprends.
Rien.
Je fais une radio de bassin de face, histoire de voir toutes les articulations des membres et les deux genoux.
Impeccable. Rien à signaler.
Pourtant ce caniche a forcément une rupture de LCA. Je lui remanipule les articulations, mais je ne suis pas sûr de moi. Ce genou droit est aussi peu mobile que le gauche. Et mon confrère qui est en train de piquer des vaches ! Je reconsulte ça fiche, tout colle. C'est obligatoirement un LCA.
Je fais une radio de face du genou, pour voir. Rien à dire.
Enfin, Olivier pousse la porte de la clinique. Je lui montre les radios, lui explique tous mes essais, je lui dis que je ne trouve pas de tiroir, mes clichés sont, techniquement, parfaits. J'espère qu'il aura une idée.
- Fourrure.
- Oui ?
Il faut que je me vire cette main de devant la bouche.
- C'est l'autre genou.
OK.
Il a raison.
Le gauche.
J'ai fait cinq superbes radios du droit (enfin, dont deux pas trop superbes, mais bon).
Il ne me faudra qu'un seul essai pour réussir mon cliché du genou gauche. Je m'entraînais, c'est pour ça, bien sûr. Je me vois déjà à ce soir, quand je rendrais ce loulou.
- Alors, comme vous le voyez sur cette radio du genou gauche, le tibia s'avance beaucoup par rapport au bord du fémur, on voir bien la différence avec cette radio du genou droit, qui, lui, est vraiment nickel...
Ahem.
Bon, je vous rassure, je n'ai facturé que deux radios, pas 6 ou 7...
Au téléphone, fin de journée, l'ambiance est très calme dans la clinique.
- Docteur, je vous appelle au sujet de Youki.
Voix péremptoire, âgée, agressive presque, je ne crois pas la connaître et elle ne se présente pas.
- Heuuuu oui, il y a un problème ?
- J'ai eu le chirurgien chez qui vous avez envoyé ma fille au téléphone, mais il ne comprends rien.
- Heuuu comment ça, je l'ai eu hier, il était très satisfait de l'évolution de Youki ?
Youki est un teckel, âgé de quatre ans, qui a passé le week-end à la clinique. Le train arrière brutalement paralysé, mais pas à 100%, avec une conservation correcte de la sensibilité et des réflexes. J'avais supposé une hernie discale et référé le chien à un confrère pour une myélographie - c'est une radio spéciale qui permet de visualiser les hernies discales - et une éventuelle chirurgie. La hernie avait été confirmée et opérée. Aux dernières nouvelles, les choses se passaient remarquablement bien.
- Il a dit à ma fille que Youki avait eu une hernie discale, mais je ne comprends pas.
- Une hernie discale, c'est quand, dans le cas de Youki, un des tampons qui se trouvent dans la colonne vertébrale bouge et appuie sur la moelle épinière...
Coupure brutale.
- Je sais ce qu'est une hernie discale ! Ne me prenez pas pour une idiote !
L'agressivité monte, et je ne sais pas pourquoi. Mon ton las et pédagogue doit l'énerver encore plus.
- Et bien...
- Il ne peut pas avoir de hernie discale !
- Vous savez, l'examen a parfaitement confirmé mon diagnos...
- C'est impossible ! C'est le caïd du quartier !
- Mais même de grands sportifs peuvent avoir une hernie disc...
- Pas Youki !
Est-ce qu'elle va me laisser finir une phrase ?
- Mais...
- De toute façon c'est ri-gou-reu-se-ment impossible.
La voix de vielle chouette revêche, du genre "vous ne pouvez pas comprendre", le mot épelé, je vais avoir enfin l'explication. Je m'attends à une histoire de magnétiseur ou de coiffeur, mais...
- Je me suis levée avec ma fille toutes les nuits pendant qu'il était chiot pour qu'il puisse téter, car nous l'avons recueilli alors qu'il avait perdu sa mère, il n'était pas sevré, il a bu du bon lait toutes les nuits et tous les jours, il avait à peine deux mois vous savez, nous savons nous occuper des animaux, nous !
La plongée dans l'irrationnel. Ou la trahison du compagnon ? La conversation ne pourra pas finir normalement...
- Et bien madame, c'est très bien, et Youki est un chien adorable (tu parles...), nous pouvons nous réjouir du succès de l'opération, et il rentrera bientôt à la maison. Je vous remercie de votre confiance. A bientôt !
Voilà : parler très vite, d'un ton plein de confiance de celui "qui vous a compris", ne pas botter en touche sur le chirurgien, ce ne serait pas sympa. Il m'a appelé le lendemain, d'ailleurs :
- J'ai eu la mère de madame machin au téléphone, heuu on était en plein dans les X-Files, mais j'ai rendu le chien à sa fille, elle a l'air un peu plus normale, tu vas peut-être avoir un appel...
- Oui, je vais lui dire de donner du lait à une heure du matin, c'est très bon pour les hernies discales...
- En prévention seulement cher confrère, en prévention seulement.
- Bien entendu ! Mais à une heure du matin, ça aide à la récupération, non ?
- Bah, ces évaluations, c'est comme la ceinture dans les voitures: on l'a rendue obligatoire mais ça n'a jamais diminué le nombre d'accidents.
- Je viens pour l'évaluation comportementale parce que bon, c'est normal, la loi s'applique à tout le monde.
- Mmhhh
- Mais je sais qu'à la base c'est fait pour les croisé arabes avec leurs croisés pitbulls.
- Mon chien n'est pas méchant !
- Il a quand même mordu cinq fois...
- Il n'est pas méchant, mais il est très con.
- Ce qui devrait être interdit c'est de laisser un rott' à une femme. Les femmes, elles sont pas faites pour ces chiens là.
Au téléphone : Oui, ce serait pour prendre rendez-vous pour une évaluation comportementale, mais je voudrais savoir si le vétérinaire a peur des rottweilers ?
- Comment ça c'est pas un rottweiler mon chien ?
- Ben non, le texte de loi est assez précis sur la taille des chien de type rottweiler et j'ai le plaisir de vous annoncer qu'étant donné qu'il est trop petit, il n'appartient en fait pas à la seconde catégorie - ni à la première d'ailleurs. Fini la muselière, la déclaration en mairie...
- Mais c'est un rottweiler mon chien !
- Pas aux yeux de la loi.
- Mais oh c'est un rot' j'te dis !
- L'évaluation c'est 110 euros, la décatégorisation 60, vous préférez quoi ?
- Ouais mais bon, ya du rot' dedans quand même ?
- Mais oui, c'est un très joli mini-rot', et super sympa en plus. Mais pas un rot'.
Dans la même catégorie, par une mère de famille âgée d'une cinquantaine d'année :
- Quand même : pas une rottweiler ? Je crois que je ne la regarderais plus jamais de la même façon. Je me sens presque trahie...
Ou aussi :
- Docteur, je ne vous permets pas : mon chien n'est pas un bâtard.
Pour en savoir plus sur la diagnose de catégorie ou les évaluations comportementales, consultez la catégorie de billets intitulés "chien dangereux".
Et pour ceux qui se poseraient la question : 110 euros l'évaluation correspond à mon tarif spécial "rottweiler ou pit' adorable juste venu se mettre en conformité avec la loi" pour une heure à une heure et demie d'évaluation, plus un rapport d'expertise dans les formes.
Accroupi dans un coin de l'abri, je contemple avec un sourire un peu débile le magnifique petit ânon couché en rond devant moi. Indifférente, sa mère broute tranquillement le foin du râtelier tandis que ses propriétaires, un couple de jeunes vieux - je ne saurais pas comment les définir autrement - attendent avec impatience mon diagnostic.
- Bon, je résume. Vous m'arrêtez si je dis une ânerie : il est né hier matin, vers neuf heures, vous ne pensez pas qu'il ai tété du premier lait parce que sa mère ne s'intéresse pas à lui. Par contre, vous avez réussi à lui donner du lait au biberon, et notamment un peu de celui de sa mère que vous avez réussi à traire, mais très peu.
- A peine un verre...
- Et le lait que vous lui avez donné, c'est du lait en brique.
- Oui on ne savait pas et on a mélangé un peu de pain et un œuf battu avec.
- Bon. Mais vous m'avez dit que c'était son troisième ânon, et qu'il n'y avait pas eu de souci pour les précédents ?
- Oui, enfin on croit, on l'a eue l'année dernière, elle n'avait pas fait de bébé depuis des années.
- Et en plus elle a un joli pis...
L'ânon est splendide. Une fourrure dense et soyeuse, de grandes oreilles presque dressées et des sabots déjà durcis. L'ânon des albums photos. Mais couché en rond, en légère hypothermie. Sa mère ne le lèche pas, ne le renifle pas. Je ne comprends pas.
- Vous croyez qu'il va mourir ?
- C'est presque sûr s'il n'a pas bu assez de colostrum, en plus il ne va pas digérer ce que vous lui avez fait boire. Il faudrait du lait pour nouveau-né, pour veau, ou mieux, pour poulain, et du colostrum de préférence.
- Mais il est tellement mignon !
Ouaip. C'est sûr. Splendide, parfaitement normal, mais en train de s'affaiblir parce qu'il ne peut pas téter. Même plus capable de tenir debout, j'ai essayé tout à l'heure de le faire boire au pis en le portant tandis que ses propriétaires tenaient sa mère. Pas brillant. Je ne comprends pas pourquoi elle ne s'y intéresse pas.
Mon silence s'éternise, à peine troublé par la respiration de l'ânesse et ses volutes de vapeur dans ce froid matin d'hiver. On pourrait manger dans ce box. Il est parfait, la paille scintille, le bois est magnifique, tout est parfaitement impeccable. Même l'ânesse doit être brossée deux fois par jour. Ses sabots luisent, sans doute entretenus à l'huile de laurier.
Tiens, je parie qu'ils ont brossé l'ânon...
- Il est né à quel heure, vous m'avez dit ?
- Neuf heures, on avait fini le petit déjeuner !
- Et vous avez eu la chance d'y assister ?
- Oh oui !
- Elle a bien délivré ?
- Oui Jean a jeté le placenta répugnant pendant que je m'occupais du petit.
- Vous lui avez enlevé les glaires ?
- Oh oui il était tout collant ! Sa mère m'a laissé faire, elle est si gentille.
- C'est bien...
Je ne comprends pas.
Ou alors ?
- Et elle ne l'a pas léché du tout ?
- Non pourtant je l'avais bien lavé !
- Vous l'aviez... "bien lavé" ?
- Oui j'ai enlevé toutes les glaires, je l'ai shampooiné, je l'ai séché avec la serviette et le sèche-cheveux. Oh, il était si mignon quand il essayait de se lever dans la salle de bain !
- Vous avez retiré le petit à sa mère dès la naissance ? Et vous l'avez lavé ? Dans la salle de bain ?
- Oui pour le sécher il faisait si froid ! Il ne fallait pas ?
Vue la dernière question, elle a du détecter mon changement d'intonation.
Je vous passe le reste de la discussion. Expliquer à un couple de gens adorables qu'ils sont vraiment des crétins finis, le tout en gardant à l'esprit qu'ils sont surtout des ignorants finis et qu'ils vont sans doute être responsable de la mort du bébé, n'est pas une partie de plaisir. Je leur ai expliqué comment aider le pitchoun' à téter, comment maintenir sa mère, comment tenter de lui sauver la vie.
- Docteur, notre ânesse vient de mettre bas !
- Ah ?
- Oui, son troisième ânon, c'est une femelle !
- Ah ?
- ...
- La mère ne va pas bien ? L'ânon est malade ?
- Non non pas du tout mais c'est le troisième en trois ans !
- Oui, ou un peu plus je suppose vue la durée de gestation d'une ânesse, elle est avec le mâle ?
- Oui oui nous avons le couple, mais dites moi docteur, ça fait un ânon par an toute sa vie une ânesse ?
- Oui, pas loin.
- Mais c'est abominable ! Qu'est-ce qu'on va faire de tous ces ânes ? C'est que ça fait la troisième quand même !
- Toutes des filles ?
- Oui, elles sont très gentilles !
- Et elles seront bientôt maman...
- Oh non vous savez, elles sont avec leur père.
- ...
- Docteur ?
- Oui, ben ça va pas l'empêcher de les couvrir.
- Non ?
- Ben si...
- Mais qu'est-ce qu'il faut faire alors ?
- Castrer le père, madame, ce serait le plus simple dans votre cas.
- Oh non, le pauvre !
- Ou alors achetez un autre pré...
- Et ça coûte cher une castration ?
- Moins qu'un pré...
- Alors la FCO, c'est un virus ?
- Ben oui monsieur...
- Ah je m'en doutais !
- ...
- On m'a dit que c'était un moustique !
- C'est un virus transporté par un moustique.
- Non.
- ...
- De toute façon mes brebis je leur ai laissé la laine, comme ça pas de piqûre.
- Ce ne marche pas, les brebis n'ont pas de laine entre les cuisses...
- Moi je crois que ça marche.
- Vous êtes têtu hein ?
- De toute façon c'est pas possible il n'y a pas de moustiques en Belgique.
- Bien entendu, c'est pour ça qu'on en trouve aussi en Sibérie ou dans l'Himalaya ?
- Pfff
- Ben...
- De toute façon tout ça c'est comme la mouche tsé-tsé !
- Une maladie transportée par un insecte ? Oui.
- Mais non ! La maladie du sommeil elle n'existe pas et ces mouches elles rendent pas malade !
- Ah ?
- Oui les africains restent à dormir dans leur case parce qu'ils sont feignants et qu'ils ont peur des piqûres de mouche, c'est pour ça qu'on appelle ça la maladie du sommeil.
- Bien sûr. Et moi je vais faire un courrier à la DSV pour leur expliquer pourquoi vous refusez de vacciner votre troupeau.
Treillis vert, caterpillars boueuses, pull marron et veste de la coopé locale, il s'est approché de moi d'une étrange démarche, souple et silencieuse. Il n'y avait personne à l'accueil, personne dans la salle d'attente, personne nulle part en fait. Lumière tamisée de fin de journée. Ambiance feutrée. Et de larges empreintes terreuses sur le carrelage immaculé.
Il a regardé autour de lui et m'a serré la main, en me murmurant :
- Je viens pour une affaire délicate, Fourrure. Qui demande de la discrétion.
Rien que ça. D'un regard assuré, j'ai balayé l'espace autour de nous, me mettant instantanément au diapason, gourmand, et curieux.
J'allais être à la hauteur. Il me fallait une réplique de série américaine, des dialogues de Joss Whedon. Ma voix allait résonner dans la clinique désertée. Inspiration.
- Euuhhhh... ouais ?
Une hésitation, un regard circulaire, méfiant, attentif.
- Oui ?
- Un chevreuil, un jeune mâle, il vient de perdre les bois. Il a une patte cassée, il est chez monsieur X. Tu pourrais aller le voir ? La société paiera, on fera passer ça sous...
- Mais ?
- M. X est adorable, et très discret, ne t'inquiète pas !
- Mais...
- Tu nous feras passer la facture, on la mettra...
- Non mais je veux dire, arrête, et dis lui de m'amener la bestiole, on va voir ce que c'est, et si on peut mettre un pansement ou une résine ? Et puis, tu sais, soigner un animal, même sauvage, ce n'est pas illégal hein...
- Mais il le gardera dans un enclos ensuite, jusqu'à guérison !
- On ne met pas les gens en prison pour réparage de patte prohibé, tu sais ?
- Tu ne pourrais pas y aller ?
- Heu non, une patte cassée, il vaut mieux que ça se passe ici...
Quelques dizaines de minutes plus tard, un gros 4x4 faisait le tour de la clinique, pour décharger à la porte de derrière. Dans son coffre, un jeune chevreuil, emmitouflé dans une couverture, déshydraté, manifestement sonné. Et un grand gaillard, plutôt âgé, à la poignée de main particulièrement appuyée.
- Attention aux pattes, docteur, il lui arrive de pédaler assez brutalement !
Je portais avec lui le chevreuil à travers la clinique, avec cet air réjoui de celui qui a trouvé une plaquette de chocolat cachée dans un tiroir, bientôt suivi par tout le personnel du bâtiment. Directement sur la table de radio. Une fracture sous un jarret, particulièrement haute, trop proche, bien trop proche de l'articulation.
Avec mon confrère, je réfléchissais déjà à la perfusion, à l'hospitalisation, à l'angle de l'articulation pour le Robert-Jones, le tout en poussant gentiment M. X vers l'extérieur de la salle de radio. Deux minutes à attendre pour le développement de la radio, à contempler les billes noires, le poil d'une densité étonnante, l'os sous le bois...
- Ma question est sans doute con, mais à l'école, vous apprenez à soigner le gibier ?
- Non, pas vraiment. Mais une patte cassée, c'est une patte cassée, et un chevreuil et une chèvre, c'est pas si différent...
Silence, en attendant la radio. Tous les regards tournés vers ce bébé aux grands yeux fatigués.
Puis le bruit de la radio qui tombe de la machine, les néons du négatoscope, le diagnostic. Une catastrophe, une articulation complètement fracassée, sur les cartilages de croissance et au-delà. Irréparable.
Ne restent que quelques mots, quelques explications, une conclusion, une décision.
Un instant de rêve avorté, fracassé sur une dure réalité.
- Ouais, mais n'empêche, l'autre jour, il y avait de drôles de nuages de moustiques partout au-dessus des marronniers et dans le ciel, j't'avais jamais vu ça, moi à mon avis s'parce qu'il n'y a pas eu assez de cas alors ils ont largué des moustiques.
- Un coup d'pluie, un coup d'chaud et un vent pas habituel venu du sud, non ?
- Je comprends pas pourquoi on appelle ça la blou tong les brebis c'est la gueule qu'elles ont bleue.
- ...
- Tu vois bien qu'le vaccin il sert à rien il n'y a pas eu de cas sur nos bêtes s't'année, pourquoi on revaccinerait ?
- Parce que c'est le fait d'avoir vacciné l'an dernier qui les a protégées ?
- J'vois pas pourquoi on vaccine les bêtes qu'on exporte vu qu'elles restent pas chez nous ?
- Parce qu'ils ne veulent pas de notre virus là-bas ?
- Tu vois s't'année ils nous ont inventé la grippe du cochon parce qu'on n'a pas cru à la langue bleue l'an dernier
- La FCO il y a 26 sérotypes pourquoi c'est des numéros alors que la grippe y en a plus que 26 et c'est des lettres ?
- Question existentielle, il est vrai. Et puis il y a 24 sérotypes de FCO.
- Moi cette année je vaccine pas et elles sont pas malades, alors que l'an dernier j'ai vacciné et elles ont été malades, alors c'est le vaccin qui rend malade.
- Mon pote, tes brebis ont été malades avant qu'on les vaccine, tu as la mémoire courte.
Oui, c'est véridique. Le second plaisantait, cependant, mais un instant, j'ai eu un doute...
Pour ceux qui n'ont pas suivi, là, on parle de la fièvre catarrhale ovine, ou FCO, qui a ravagé l'élevage français ces dernières années.
C'est plus fort que moi. Tout gamin déjà, mes parents avaient intérêt à être très vigilants lors des visites de ruines et autres vieilles baraques : je disparaissais sans un mot au détour d'un couloir pour franchir, avec un frisson d'exaltation, les cordons en velours bordeau ou les chaînes en plastique rouges et blanches, les panneaux "interdit au public" ou "accès réservé". Farfouiller dans les vieux châteaux forts, explorer les catacombes et les citernes, découvrir, avec une satisfaction stupéfaite, les caches d'armes de la résistance qui se transmettent comme des héritages familiaux. Le premier déclic a sans doute été cette grand-mère, qui, un jour, m'amena dans les combles de sa demeure pour faire glisser un panneau d'isolation et révéler des mitraillettes, des pistolets et des grenades conservés dans la graisse. "Pour le jour où ils reviendront, gamin, toi, tu sauras où elles sont."
Bon, en fait, je ne sais même pas où se trouve cette maison.
Ma gratitude éternelle aussi à ce curé qui m'a permis d'aller visiter le clocher et les étages d'une grande église de village...
La fascination est restée. Pas pour les armes, mais pour cette histoire cachée, ces petits mystères qui donnent à l'enfant l'impression d'être le dépositaire d'un secret réservé, un initié.
Aujourd'hui, les années ont passé, et je ne franchis plus les cordons en velours bordeaux et les chaîne en plastique rouge et blanches. Je sais que je ne pourrais plus compter sur l'indulgence des grands envers les sales gosses qui jouent et jouissent de l'immunité des anges. Par contre, je ne manque jamais une occasion de visiter les recoins de ces vieilles baraques dont les étages, parfois, n'ont pas été foulés depuis une décennie, à la recherche du chaton perdu de la grand-mère en déambulateur. Le frisson me saisit toujours lorsque je vois la marque de mes pas dans la poussière des combles...
C'est aussi une joie d'enfant qui ressurgit lorsque, parfois, je contrôle les antiques armoires à pharmacie de mes clients les plus âgés. Rien n'a été jeté, et, parfois, traîne une prescription d'un confrère depuis longtemps décédé, une boîte d'un laboratoire oublié, une publicité aux slogans désuets.
Coophavet existe toujours. Mais pas cette référence rouge et blanche, cette boîte de météorifuge qui m'a valu les regards amusés d'un grand-père dont l'étable possède ce parfum de mon enfance devenu si rare. Je lui en avais fait la remarque. Il n'avait, d'abord, que sût répondre. Puis il avait admis que, depuis cinquante ans, rien n'avait changé. Cette boîte de médicament, je l'avais trouvée dans le petit placard situé près de la porte entre la cuisine et l'étable.
Des couleurs passées, un graphisme désuet, un nom inconnu et une formidable date de péremption : 1982. J'avais d'abord ouvert tout cela en constatant la parfaite conservation du médicament. Un traitement vieux comme le monde, destiné aux météorisations spumeuses, ces affection de la panse des bovins dues, en général, à la consommation de fourrages ou plutôt d'herbe jeune. Celle-ci contient parfois une grande quantité d'agents proches du savon entraînant la formation d'une mousse dense et épaisse qui perturbe le fonctionnement ruminal. Le traitement, assez moyennement efficace, consiste en l'administration d'huile, qui va faire exploser les micro-bulles. Une histoire de tension de surface. Certaines huiles seraient meilleures que d'autres, c'est bien là-dessus que joue le Météorifuge et son descendant, toujours utilisé à l'heure actuelle. Ceci étant, je pense que de l'huile de friture conviendrait aussi...
Le logo est passé de mode, bien entendu, et les petits dessins signalant les espèces ciblées également. Il suffit de visiter le site actuel du laboratoire pour apprécier l'évolution graphique. Mais ce qui me charme le plus reste la tournure désuète de la notice. Désuète certes, mais extrêmement claire : les explications sont simples et intelligibles pour tout un chacun, ce qui n'est d'ailleurs pas forcément le cas de l'actuel descendant du Météorifuge. Les recommandations, notamment, expliquent un phénomène peu intuitif et pourtant important. Les associations thérapeutiques conseillées ont aujourd'hui disparues. Bien entendu, elles ne concernent que des médicaments du même laboratoire... Quant à la conservation indéfinie en ampoule d'origine non entamée, à l'abri de la lumière, à une température modérée, elle a été remplacée par un avertissement : ne pas conserver à une température supérieure à 25°C.
Un dimanche de garde comme les autres, avec ses urgences, ses bobos, ses chiens hospitalisés... et ses appels surréalistes.
- Je suis bien à la clinique du Dr Fourrure ?
- Oui, bonjour, c'est lui même.
- Ah docteur c'est terrible ! Le chien de mon amie a rompu sa prothèse.
- Hein ?
- Oui, elle a cassé !
- Mais quelle prothèse ?
Silence au bout du fil. Il a éloigné le téléphone de sa bouche, et s'adresse à quelqu'un d'autre.
- Elle est où, sa prothèse ?
- Mais à la patte enfin !
Une voix féminine. Retour au téléphone.
- La prothèse de sa patte, enfin !
- Mais mais mais... de quel chien s'agit-il ?
- Et bien, du chien de mon amie.
- Mais...
- C'est un caniche, il s'appelle Filou
- Mais... je ne situe pas. Je suis désolé.
- Ah mais sa prothèse s'est cassée !
- Oui, bon, mais il a mal ?
- Ahlala c'est qu'elle est cassée !
- Bon, et bien, écoutez, amenez-le moi de suite si vous voulez !
- Ah bon ? heu... d'accord mais je suis à une demi-heure de route, et il faut que j'aille m'habiller.
- Et bien, disons dans une grosse demi-heure...
Crise de rire sur le fauteuil.
C'est nerveux.
Un vieux monsieur, il a l'air très gentil, mais vraiment, une prothèse à la patte ? Nous n'avons pas posé de fixateur externe depuis longtemps, et je ne vois pas de quelle prothèse de ligaments croisés il pourrait s'agir.
On verra bien.
En tout cas, il n'avait pas l'air enthousiasmé à l'idée de venir. Curieux pour un tel appel.
Saut que le téléphone a re-sonné un instant plus tard.
- Oui, je vous rappelle au sujet de la prothèse.
- Oui ?
- Bon, et bien, j'ai bien réfléchi.
- Et ?
- C'est votre collègue, dont la clinique et à 20 mètres de chez moi, qui l'a opéré.
- Ah, et il n'est pas disponible ?
- Non, j'ai téléphoné, et on m'a envoyé ailleurs.
Ailleurs, comme chez un confrère d'une grande ville à une heure de route, capable de gérer un cas d'orthopédie merdique, ok.
- Et ensuite je vous ai appelé.
- Oui ?
- Et bien finalement le chien s'est couché dans son panier.
- Il a l'air de souffrir ?
- Heuuu non pas du tout. Il est couché.
- Mais c'est une prothèse de quoi, finalement ?
- Et bien, de la patte.
- Il a une patte artificielle ?
- Mais non docteur, c'est juste une prothèse !
- Ah, bon, pas de barre de métal qui sort ni rien ?
- Non, rien de tout ça, il l'a depuis deux ans.
- Bon, et bien vous l'amènerez demain à mon confrère qui l'a opéré, alors ?
- Oui, oui, je pense que c'est plus raisonnable.
- Bon, d'accord, mais vous lui interdisez de se promener sans laisse, de monter ou descendre des escalier, et vous ne lui donnez aucun médicament à vous, hein, s'il ne souffre pas.
- Heuu, d'accord.
- Pas d'aspirine, pas de di-antalvic ou d'efferalgan, rien du tout, les doses ne seraient pas adaptées et certains de ces médicaments sont toxiques pour les chiens, donc s'il ne souffre pas et que sa patte n'est pas gonflée, il n'en a pas besoin, d'accord ?
- Heu oui, oui, je suis vraiment désolé de vous avoir embêté hein...
Pas de quoi, ça m'évite un aller-retour à la clinique pour gérer un truc donc je ne connais pas le début du commencement.
Et moi j'imagine la scène chez son amie, entre elle qui doit être affolée alors que le chien dort en rond dans son panier, et lui qui n'a pas plus envie que ça de se taper trente minutes de route et une consultation au tarif de garde...
Le vétérinaire : Mais il est couvert de puces votre chien !
Le vieux bonhomme, résigné : Ne m'en parlez pas, j'ai tout essayé...
Le vétérinaire, pas convaincu : Tout ?
Le vieux bonhomme, catégorique : Tout.
Le vétérinaire, avec une puce qui lui court sur la main : Shampooings, pipettes, sprays ?
Le vieux bonhomme, avec un grand geste de la main : J'ai commencé par un bain de vinaigre blanc.
Le vétérinaire, sentant venir le n'importe quoi : Mouais, mais ça, c'est juste bon à faire fuir ce qui est sur le chien...
Le vieux bonhomme, qui n'a pas fini : Ensuite, j'ai essayé l'essence de lavande.
Le vétérinaire, fataliste : Ce qui a du bien lui déboucher les narines...
Le vieux bonhomme, biologique : Puis une amie m'a donné une solution avec des huiles et des trucs qui sentaient le thym et le citron, je l'ai baigné là-dedans.
Le vétérinaire, résigné : Au moins, ça devait sentir bon.
Le chien, sur la table, remue la queue. Des puces grouillent sur son arrière train et entre ses testicules, certaines semblent mesurer la distance jusqu'au bras du vétérinaire et du vieux bonhomme, juste à côté.
Le vieux bonhomme : Alors, je ne me suis pas démonté, je lui ai mis un collier anti-puce.
Le vétérinaire, goguenard : Et vous avez pu constater qu'aucun collier anti-puce ne fonctionne.
Le vieux bonhomme, remonté : Alors j'ai essayé la fleur de soufre !
Le vétérinaire, qui se demande quand ça va s'arrêter : Il paraît que c'est bon pour la peau.
Le vieux bonhomme, content de lui : Oui, avec du talc et de l'huile d'olive.
Le vétérinaire, patient : Il devait avoir de l'allure !
Le vieux bonhomme, pas démonté : Après j'ai employé les grands moyens !
Le vétérinaire, un brin moqueur : Des insecticides spécialement prévus pour les puces sur les chiens ?
Le vieux bonhomme, catégorique : Ah non, j'ai mis du spray l'an dernier, ça n'a pas marché.
Le vétérinaire, pédagogue : 4 coups de pompe par kilo de chien ? Ca en fait 80, vous lui avez vraiment mis 80 coups de pompe ? En général, les gens arrêtent avant, du coup, ça ne marche pas, effectivement...
Le vieux bonhomme reste silencieux. Le vétérinaire s'apprête à poursuivre, en constatant qu'on voit encore le scrotum du chien sous les puces qui grouillent.
Le vétérinaire, toujours pédagogue : Vous devriez plutôt utiliser les pipettes, au moins, vous mettrez la bonne dose, et sur du moyen terme, vous seriez débarrassé.
Le vieux bonhomme, balayant les pipettes d'un revers de la main : J'ai passé le chien au gasoil.
Le vétérinaire, résigné : Il paraît que certains prennent des bains de pétrole.
Le vieux bonhomme, affirmatif : En tout cas, ça lui a fait tomber toutes les puces.
Le vétérinaire, qui connaît la suite : Mais dix jours après, vous en aviez autant, puisque les œufs et les larves qui étaient dans l'environnement ont éclos, et sauté sur votre chien.
Le chien remue toujours la queue sur la table, il semble confirmer.
Le vétérinaire, qui poursuit sur sa lancée : L'avantage des pipettes, c'est que ça agit un mois. Certaines rendent même les œufs des puces stériles, on peut aussi traiter l'environnement avec des solutions à pulvériser, ou des fumigènes pour l'intérieur de la maison.
Le vieux bonhomme, qui saisit la perche : Tout à fait, j'ai donc passé tout le chenil au grésil.
Le vétérinaire, qui ne veut pas braquer : C'est mieux que rien.
Le vieux bonhomme, encouragé : Du coup, j'y ai passé le chien aussi.
Le vétérinaire, diagnostique : Ce qui nous amène au problème de peau qui est le motif de consultation de ce jour.
Je vous rassure, le chien a vraiment une peau d'une excellente qualité. Il s'en est très bien tiré.
Il m'avait appelé parce que sa vache avait un comportement étrange. Il m'avait dit ça bizarrement, avec de la gêne dans la voix. J'avais supposé qu'il craignait l'ESB, la pire chose qui puisse arriver à un éleveur. De ça, je n'étais pas inquiet : de l'ESB, il n'y en a plus.
Il m'avait appelé pour une holstein, vous savez, ces vaches noires et blanches qui font du lait. Elle avait 5 ou 6 ans, quelques jolies rondeurs, elle venait de vêler dans le cadre d'un beau mariage.
Bien, sous tous rapports.
"Elle est dingue, elle fait des bonds comme un cabri, elle lèche les murs, et puis elle me regarde bizarrement !"
Ah
Et par-dessus le marché, elle avait une sympathique haleine d'acétone. L'acétonémie de la vache laitière, c'est un grand classique résultant de l'accumulation de corps cétoniques suite à la mobilisation massive de graisses en début de lactation. C'est assez fréquent chez les vaches trop grasses au vêlage et fortes productrices de lait. Les corps cétoniques, à l'odeur caractéristique, diffusent dans tout l'organisme et provoquent des troubles nerveux, généralement bénins et totalement réversibles. Des vaches folles, mais pas folles comme avec l'ESB. Diagnostic facile à l'odeur, confirmé par une bandelette urinaire, traitement simple, dont l'objectif est de remettre le métabolisme sur les rails.
Je préparais mes perfusions et autres injections en discutant avec l'éleveur quand notre sympathique holstein, qui était juste derrière lui, s'est soudain jetée sur lui la bouche grande ouverte, j'ai bondi en arrière, pour m'écrouler dans la paille...
Avant de m'écrouler de rire...
La vache avait précisément choppé la ceinture du gars pour lui descendre le pantalon sur les chevilles, avant de lâcher prise. Puis elle était retournée à sa place. Et lui qui gueulait : "Quatre fois qu'elle me fait le coup depuis ce matin !"
Et elle lui a refait pendant que nous la perfusions...
Amoureuse, c'est sûre.
Bien sous tous rapports, la discussion est ouverte.
La vache était couchée, incapable de se lever, très maigre. C'est d'ailleurs pour ça que j'étais là.
Une salers, avec ses cornes en lyre, si longues. Elle n'a lancé qu'un petit mouvement de tête quand il s'est approché pour lui passer une corde. Un petit mouvement, très lent, et pourtant : ça n'a duré qu'un instant.
Il s'est reculé en se tenant l'entrejambe, avec un "Hmmfffff" éloquent. J'ai couru jusqu'à lui, qui s'était appuyé contre le mur de la stabulation.
La vache, elle, s'était remise à ruminer.
"C'est rien, c'est rien."
Il m'a rassuré, et s'est écarté du mur. En titubant.
Il est tombé à genou.
Entre ses jambes, maculant la toile épaisse de son jean bouseux, une sombre flaque bordeaux s'élargissait à vue d'œil. Débordant ses mains qu'il tenait étalées sur son sexe.
Il s'est relevé. Il n'avait pas vu le sang. "C'est rien..."
Il blêmissait.
"Mais défroquez-vous bordel !"
"C'est rien."
Il défaisait sa ceinture. Il venait de voir le sang sur ses mains.
La vache, couchée, en train de ruminer, une flaque de diarrhée marronnasse derrière elle. L'éleveur, prêt à tomber, presque plié en deux, son jean couleur de bouse sur ses chevilles, sur le fumier. Son caleçon, sur les chevilles aussi, la ceinture ouverte, sa grosse boucle métallique aussi terne que la paille du petit parc. Les veaux, derrière leur barrière, qui observaient avec intérêt. Et moi, à genou, inspectant une plaie de 6-7 cm de long dans l'aine, à 2 centimètres environ de son sexe.
Curieux souvenir.
J'ai couru jusqu'à la voiture chercher des compresses et de la bétadine. C'était un saignement en nappe, loin de la fémorale.
"Ne vous inquiétez pas, docteur, on soigne la vache, je prends le C15 et je vais chez le toubib.
- Vous n'allez nulle part, oui."
J'avais placé les compresses, il les tenait appuyées pendant que je numérotais pour appeler la clinique.
"C'est qui votre docteur ?
- Lougé.
- Oui, Francesca ? Le numéro de Lougé, s'il-te-plait, c'est pas pour moi. J'ai un éleveur qui se vide gentiment de son sang, là. Merci".
Re-numérotation. Ça ne saignait plus trop, avec la compression. L'éleveur avait déjà entrepris de remettre son pantalon en coinçant les compresses sous son caleçon. A genoux, parce que debout, il ne pouvait pas. Il avait même réussi à coincer un peu de fumier dans son futal...
La classe.
"Ne bougez pas, docteur, j'y vais.
- Que dalle, oui.
- Dr Lougé ? Oui bonjour, j'ai M. Lampin avec moi, il vient de se faire ouvrir l'aine par une vache, je vous l'amène ? Il a bien saigné mais l'hémorragie a stoppé avec une compression, ça a tranché du lard plus qu'autre chose, mais c'est mal placé. Oui, il est transportable assis. Ok, je viens de suite."
Tiens, il ne parlait plus de prendre son C15.
"Elle appelle les pompiers, ils vont vous récupérer chez elle. Allez, en route.
- Et ma vache ?
- Qu'elle crève !
- Mais...
- OK, je reviendrai."
L'éleveur a passé une nuit à l'hôpital, les médecins craignaient une fissure de l'artère fémorale en regard de la blessure, qui, en effet, avait surtout tranché du lard. A quelques centimètres près... j'avais un castrat. Ou une fémorale.
J'ai euthanasié la vache quelques jours plus tard. Paratuberculose terminale doublée de connerie aggravée, pronostic défavorable.
Et le sourire, jolie réceptionniste ? Quoi, c'est un cliché, la jolie infirmière au comptoir de l'hôpital, qui regarde d'un air dégouté l'éleveuse mal dégrossie ?
- Votre nom s'il vous plait ?
- Bleuet, comme la fleur.
- Vous avez votre carte Vitale ?
- Oui oui.
Est-ce qu'on commence vraiment par demander la carte Vitale, aux urgences ?
Sans doute, lorsque le patient n'est pas en train de se vider de son sang.
- Vous venez pour ?
- C'est le docteur qui m'envoie, il dit que mes douleurs à la poitrine, c'est peut-être une crise cardiaque.
- Quel docteur ?
Je suis sûr qu'elle l'attendait, Mme Bleuet, sa réplique, sa tirade.
- Fourrure.
- Je ne le connais pas, c'est un remplaçant ?
Là j'imagine dans sa tête : "elle se fout de moi ou bien il y a vraiment un connard qui envoie des patients avec des signes d'infarctus sur les routes ?"
Froide, la voix dans sa tête.
Ou alors, elle se dit que la mamie n'a rien compris.
Ou alors, c'est tout à fait normal.
- Non, c'est mon vétérinaire. Il soigne mes vaches.
Je suis sûr que ça l'a faite marrer, Mme Bleuet.
Sûr qu'elle ménageait son effet.
Sûr que la précision des vaches, elle la réservait à l'infirmière.
Sûr qu'elle a ressorti la même à tous ses médecins, ensuite.
Promis, un de ces jours, je vous expliquerai comment on en est arrivé là.