Le retour des ânes

Accroupi dans un coin de l'abri, je contemple avec un sourire un peu débile le magnifique petit ânon couché en rond devant moi. Indifférente, sa mère broute tranquillement le foin du râtelier tandis que ses propriétaires, un couple de jeunes vieux - je ne saurais pas comment les définir autrement - attendent avec impatience mon diagnostic.

- Bon, je résume. Vous m'arrêtez si je dis une ânerie : il est né hier matin, vers neuf heures, vous ne pensez pas qu'il ai tété du premier lait parce que sa mère ne s'intéresse pas à lui. Par contre, vous avez réussi à lui donner du lait au biberon, et notamment un peu de celui de sa mère que vous avez réussi à traire, mais très peu.
- A peine un verre...
- Et le lait que vous lui avez donné, c'est du lait en brique.
- Oui on ne savait pas et on a mélangé un peu de pain et un œuf battu avec.
- Bon. Mais vous m'avez dit que c'était son troisième ânon, et qu'il n'y avait pas eu de souci pour les précédents ?
- Oui, enfin on croit, on l'a eue l'année dernière, elle n'avait pas fait de bébé depuis des années.
- Et en plus elle a un joli pis...

L'ânon est splendide. Une fourrure dense et soyeuse, de grandes oreilles presque dressées et des sabots déjà durcis. L'ânon des albums photos. Mais couché en rond, en légère hypothermie. Sa mère ne le lèche pas, ne le renifle pas. Je ne comprends pas.

- Vous croyez qu'il va mourir ?
- C'est presque sûr s'il n'a pas bu assez de colostrum, en plus il ne va pas digérer ce que vous lui avez fait boire. Il faudrait du lait pour nouveau-né, pour veau, ou mieux, pour poulain, et du colostrum de préférence.
- Mais il est tellement mignon !

Ouaip. C'est sûr. Splendide, parfaitement normal, mais en train de s'affaiblir parce qu'il ne peut pas téter. Même plus capable de tenir debout, j'ai essayé tout à l'heure de le faire boire au pis en le portant tandis que ses propriétaires tenaient sa mère. Pas brillant. Je ne comprends pas pourquoi elle ne s'y intéresse pas.

Mon silence s'éternise, à peine troublé par la respiration de l'ânesse et ses volutes de vapeur dans ce froid matin d'hiver. On pourrait manger dans ce box. Il est parfait, la paille scintille, le bois est magnifique, tout est parfaitement impeccable. Même l'ânesse doit être brossée deux fois par jour. Ses sabots luisent, sans doute entretenus à l'huile de laurier.

Tiens, je parie qu'ils ont brossé l'ânon...

- Il est né à quel heure, vous m'avez dit ?
- Neuf heures, on avait fini le petit déjeuner !
- Et vous avez eu la chance d'y assister ?
- Oh oui !
- Elle a bien délivré ?
- Oui Jean a jeté le placenta répugnant pendant que je m'occupais du petit.
- Vous lui avez enlevé les glaires ?
- Oh oui il était tout collant ! Sa mère m'a laissé faire, elle est si gentille.
- C'est bien...

Je ne comprends pas.

Ou alors ?

- Et elle ne l'a pas léché du tout ?
- Non pourtant je l'avais bien lavé !
- Vous l'aviez... "bien lavé" ?
- Oui j'ai enlevé toutes les glaires, je l'ai shampooiné, je l'ai séché avec la serviette et le sèche-cheveux. Oh, il était si mignon quand il essayait de se lever dans la salle de bain !
- Vous avez retiré le petit à sa mère dès la naissance ? Et vous l'avez lavé ? Dans la salle de bain ?
- Oui pour le sécher il faisait si froid ! Il ne fallait pas ?

Vue la dernière question, elle a du détecter mon changement d'intonation.

Je vous passe le reste de la discussion. Expliquer à un couple de gens adorables qu'ils sont vraiment des crétins finis, le tout en gardant à l'esprit qu'ils sont surtout des ignorants finis et qu'ils vont sans doute être responsable de la mort du bébé, n'est pas une partie de plaisir. Je leur ai expliqué comment aider le pitchoun' à téter, comment maintenir sa mère, comment tenter de lui sauver la vie.

Il est mort deux jours plus tard.

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