vendredi 3 juillet 2020

Mes piliers

J’écris ceci le 23 juin 2020. Trois mois ont passé depuis le début du confinement du pays, un et demi depuis sa fin. La pandémie continue de s’étendre et nous ne pouvons toujours pas imaginer son impact sur nos sociétés.
A notre tout petit niveau, tout semble passer si vite ! Qui se souvient encore de l’élan de solidarité des professionnels de santé face au cafouillage des masques ? De la réactivité de l’Ordre ? Du chômage partiel, de l’incertitude ? Qui se rappelle qu’il y a quelques semaines seulement nous nous demandions quelle case faire cocher sur un papier pour que nos clients puissent nous amener leurs animaux ?
Je suis déjà passé à autre chose. A une espèce de course d’endurance à l’étouffée, un masque sur le visage, un distributeur de solution hydro-alcoolique sous la main. Cela fait déjà plus de trois mois que la porte de notre clinique est fermée et que nos ASV courent l’ouvrir à chaque fois qu’on sonne. Nous nous habituons et les interrogations d’hier semblent dérisoires, vues d’aujourd’hui. Elles étaient invraisemblables, avant. Nous n’avons aucune idée des questions qui se poseront demain. Le monde improvise, et nous avec.
Finalement, l’importante charge de travail dans ma clinique me permet de recoller au quotidien. Au risque de m’y noyer et de perdre le reste de vue. Mais je ne peux pas me permettre d’être étourdi par les chiffres de la pandémie, par la situation politique en France ou aux Etats-Unis ou par la disparition du permafrost alors que les consultations se succèdent à un rythme frénétique et que je dois jongler entre un chat diabétique, un lapereau à vacciner et un cheval à l’œsophage bouché. On a besoin de moi ici et maintenant. A la clinique, et à la maison.
Ici, et maintenant. Mais où seront ici et maintenant, dans quelques mois ?
Quelles seront mes solutions pour ne pas perdre pied ? Et les vôtres ? Celles de ma profession, celles de l’univers que je peux appréhender, sur lequel je peux agir ? J’ai besoin de piliers sur lesquels m’appuyer. Nous en avons tous besoin.
J’ai besoin de la science, qui fonde ma pratique professionnelle. Qui est là pour m’expliquer le monde dans lequel je vis et doit me permettre de dépasser mes biais et mes croyances.
J’ai besoin des relations humaines qui fondent mon exercice quotidien. Je ne suis pas vétérinaire pour soigner les animaux, mais pour soigner des animaux qui vivent avec des humains. L’animal de compagnie comme de rente se définissent par leur lien à l’humanité. C’est dans cet espace, dans le regard et les mots du « maître », que je touche l’humain et que l’humain me touche.
J’ai besoin d’avoir les pieds dans la bouse et la tête dans les défis sanitaires et éthiques de l’élevage pour redevenir concret et utile à la société.
J’ai besoin, enfin, du regard confiant d’un chien, d’un chat sur mes genoux, du souffle d’un cheval dans mon cou, d’un veau qui m’asperge de liquide amniotique. Parce que mon monde n’est pas qu’humain, parce que c’est là que se trouve et se trouvera toujours mon ici et maintenant.

Ce billet a été écrit pour La Semaine Vétérinaire numéro 1862 du 3 juillet 2020

vendredi 26 juin 2020

Les temps qui changent

DSC_4033.JPGA chaque semaine qui passe, tout semble vouloir nous ramener vers la « normale ». Pourtant, les masques, les distributeurs de SHA et les gestes barrière persistent. Pourtant, malgré nos envies de regarder ailleurs, les nouvelles alarmantes continuent d’affluer. Ici, la deuxième vague menace, tandis qu’ailleurs, la première n’en finit pas de submerger les pays les plus pauvres ou les plus riches.
Il faut pourtant bien, à l’échelle de notre clinique, commencer à tirer des bilans. Nous, nous ne sommes pas très sûrs de vouloir retourner à la situation antérieure. L’organisation de crise a souligné certaines de nos forces et de nos faiblesses, et a soulevé d’autres aspirations, aussi.
Nous avons moins travaillé, nous sommes restés chez nous, nous nous sommes occupés de nos enfants… et nous avons aimé ça.
Nous avons allongé les créneaux de consultations (pourtant déjà longs chez nous, systématiquement une demi-heure), pour que personne ne se croise, nous avons pris plus de temps avec nos clients et leurs animaux… et nous avons aimé ça.
Nous avons envoyé promener la prophylaxie et l’administratif paperassier... et nous avons aimé ça.
Nous avons même cessé de payer impôts, URSSAF et CARPV, et vous savez quoi ? Nous avons aimé ça.
Bon, pour ce dernier point, nous sommes déjà revenus à la situation antérieure. Mais pour le reste, nous nous posons des questions, car le reste, c’est tout simplement l’usage de notre temps, la seule unité de valeur qui compte vraiment. Notre temps professionnel comme notre temps personnel. Celui que nous consacrons à nos clients et à nos patients. Celui que nous consacrons à nos amis et à nos familles. Nous excellons dans l’urgence, mais nous en avons assez de ne pas pouvoir prendre de recul. Nous sommes des généralistes et notre point fort n’est pas notre compétence, mais l’attention que nous portons à ceux que nous soignons. Nous ne sommes pas les meilleurs des vétérinaires, mais nous sommes là pour nos patients et leurs propriétaires. Vraiment là, je veux dire. Nous prenons le temps. C’est ce que nous devons nous rappeler, et valoriser. Pour le faire, nous avons donc besoin de temps. Pour le faire, nous avons besoin de ne pas être débordés, nous avons besoin, aussi, d’équilibrer vie professionnelle et vie privée. Alors ? Se réorganiser ? Embaucher ? Vétérinaire, ou ASV ? Avec quel argent ? Et avons-nous vraiment envie de faire grossir notre effectif ? Ou alors, faut-il trier ? Refuser des clients ? Est-ce cela, le véritable luxe pour bien travailler ? Mais est-ce crédible au quotidien ? Nous sommes là pour soigner !
Nous n’avons pas encore les réponses, mais nous avons au moins les questions. Le COVID-19 nous aura rappelé qu’elles existaient. Que nous pouvons mieux travailler, que c’est sans doute celui-là, notre défi de vétérinaires en milieu de carrière. Ne pas nous endormir, ne pas céder à la facilité et à la routine, ou pire encore, à l’amertume à force de nous sentir impuissants, car débordés. Ne pas non plus nous laisser envahir par notre métier, au risque d’oublier qu’à trop en faire, nous mettons en danger aussi bien nos patients que nos familles. Il va nous falloir soigner nos priorités.

Ce billet a été écrit pour La Semaine Vétérinaire numéro 1861 du 26 juin 2020

vendredi 19 juin 2020

Et la science, dans tout ça ?

DSC_4031b.JPGCertains ont annoncé, dès les premières rodomontades du Pr Raoult, que la science serait la grande perdante de cette épidémie de COVID-19. Je ne sais qu’en penser. Je crois qu’on peut faire une longue liste des grands et petits perdants de cette épidémie. En ce qui concerne la science…
Les relations entre science et médecine, ou médecine vétérinaire, me paraissent très compliquées. Très incertaines. Sur le principe, les scientifiques émettent des hypothèses, puis tentent de les infirmer. Si les données vont dans le sens de leurs suppositions et qu’il n’y a pas de contradiction, ils valident. En théorie, les vétérinaires, comme les médecins, transforment ce matériau scientifique, cette information validée, en nouvelles prises en charge. Guidelines, recommandations, protocoles, nouvelles molécules, nouvelles pratiques. Et nous enterrons les anciennes molécules et pratiques démontrées inutiles ou pire, néfastes. Quand les données scientifiques validées manquent, les soignants s’organisent et improvisent, expérimentent et tentent parfois d’établir des consensus. C’est ainsi, avec l’empirisme, que tout a commencé : par l’expérience.
Les années ont montré que l’empirisme avait ses limites. Comme l’expérience. Celle qu’on accumule ou celle qu’on réalise. Le bon sens n’est pas l’intelligence, et nos cerveaux nous trompent. Nos cerveaux veulent des preuves de ce qu’ils croient déjà, nos cerveaux transforment les corrélations en causalités, l’espoir en certitude, et la contradiction en désagrément. Les croyants croient, et les savants essaient de se souvenir qu’ils ne doivent pas croire. C’est à ça que sert la méthode scientifique : à s’affranchir de nos biais. A nous forcer à ne pas croire.
Nous sommes en 2020 et la médecine vétérinaire vise l’excellence. Le triomphe de la science. De la raison. De la médecine basée sur les preuves. Quand j’écoute mes stagiaires, je me dis que le contenu de leurs cours a bien gagné en solidité scientifique. Je grince des dents quand ils m’apprennent que je ne suis pas à jour sur tel ou tel sujet. C’est une école de l’humilité, la science. Mais quel bonheur de trouver sur pubmed des guidelines claires et argumentées, soulignant leurs propres limites et celles de nos connaissances sur les maladies des animaux que nous soignons. Quel joie d’écouter des conférenciers qui annoncent leurs conflits d’intérêts et expliquent où en sont les données acquises de la science.
Et puis arrive le Pr Raoult, qui n’a comme preuves que sa réputation, son statut de star et ses études bidon. Suivent ses contradicteurs, dont les études ne sont parfois pas plus solides. Jusqu’à la fraude de l’article du Lancet censé enterrer le délire marseillais. Aujourd’hui, les données sont assez claires : rien ne permet de penser que son protocole fonctionne. Mais pourquoi personne n’a-t-il été capable de produire l’étude parfaite ?
Que devons-nous donc penser des études censément solides qui guident tel ou tel recommandation aujourd’hui largement appliquée en médecine, vétérinaire ou pas ? Et quand les données sont solides, pourquoi décantent-elles si lentement dans la population médicale ? Pourquoi des intuitions amènent-elles tant de praticiens à prescrire n’importe quoi ? Et pourquoi y a-t-il encore des formations à l’homéopathie à l’AFVAC ou à la SNGTV ? Où est la science, dans tout cela ? Pourquoi en arrivons-nous à nous réfugier dans la croyance, ou dans la paranoïa ? « De toute façon, les labos contrôlent tout, les études sont bidons, je ferai ce que je veux et appliquerai mes croyances ou le fruit de mon expérience, de mes biais ? »
Ne valons-nous pas mieux que cela ? Pas mieux que nous-même, en somme ? Je crois que si. L’étude du Lancet a été rétractées parce que des scientifiques « anonymes » ont relevé ses incohérences comme ils ont relevé celles de l’IHU de Marseille, qui lui, n’a rien rétracté. Juste changé sa communication. La méthode scientifique est robuste. Il ne faut pas l’abandonner à la croyance et à notre besoin d’espoir et de stars.
La médecine vaut mieux que ça. Être humble n’implique pas d’être crédule, être critique n’implique pas de ne plus avoir confiance en personne. Mais fions-nous à ceux qui mettent la méthode en avant, pas leur personne.

Ce billet est dédié aux médecins et scientifiques « anonymes » qui ont, pendant des mois, lu et argumenté sur les forces et faiblesses des études publiées autour de la COVID-19, et partagé leurs réflexions sur Twitter.

Ce billet a été écrit pour La Semaine Vétérinaire numéro 1860 du 19 juin 2020

vendredi 12 juin 2020

Le besoin d’oublier

Il se passe à merveille, ce déconfinement. Ici, à la clinique, beaucoup de clients sont arrivés dans la fameuse phase « quoi, on a foutu l’économie française en l’air pour ça ? », « y en a marre de ces consignes » et autres « tout ça c’est des conneries, je l’ai toujours dit, on en a trop fait. »
On savait que ça viendrait, qu’une fois que le pire serait passé, que les choses iraient mieux, il serait facile d’oublier que c’est (en partie) grâce aux mesures prises. Comme le bug de l’an 2000 !
Il faut à nouveau insister pour les masques et les gestes barrière. Les complotistes et les antitout commencent à se sentir pousser des ailes, n’hésitant pas à m’expliquer que tout ça, c’est dû à « eux » (je n’ai pas réussi à savoir une seule fois qui était « eux »). Alors bien entendu, ce n’est pas le cas de tout le monde, beaucoup restent très attentifs et apprécient les distributeurs de solution hydro-alcoolique placés à chaque porte, les consignes répétées avec gentillesse mais fermeté, bref, notre attention portée à la sécurité, notamment les plus fragiles. « Beaucoup de choses sont inutiles quand elles ne sont utiles qu'aux autres. »
Le contraste est quand même saisissant entre notre petit village préservé et le centre-ville de Toulouse dans lequel je suis allé la semaine dernière, constatant que les commerces restaient drastiques sur les gestes barrière.
Moi-même, il faut bien que je me l’avoue, je suis très tenté de lâcher la pression. Les chiffres sont bons, il n’y a plus de nouveaux cas graves, il n’y en a jamais vraiment eu par ici, il fait beau, tout va bien. J’aspire à un retour à la normale. Je sature, comme tout le monde, de l’ambiance anxiogène de ces derniers mois. J’ai envie de passer à autre chose, quitte à abandonner la raison. Juste un moment. Ou plus longtemps. C’est confortable, et puis si ça va bien en en faisant moins, c’est que ce n’était pas utile d’en faire plus ?
Mais lorsque je suis tenté de tomber le masque, je repense à mes clients éleveurs bovins ou canins et aux épidémies qui ravagent périodiquement leurs cheptels. Je m’entends leur répéter les protocoles de vaccination et de désinfection, les quarantaines, les procédures. Les choix réalisés ensemble pour sauver leurs animaux et leur revenu. Je me vois, un an ou deux après l’épizootie, insister et leur rappeler de commander les vaccins, de faire attention. Je me vois aussi, atterré devant un diagnostic de leptospirose sur un chien dont la vaccination a été abandonnée cinq ans plus tôt, parce que… parce que la paresse. Le déni. La peur, parfois. Je me suis même fait engueuler par un éleveur dont j’avais élucidé le problème de carence en minéraux, parce que du coup je lui faisais acheter un complément alors « qu’il n’avait aucun souci ». Nous sommes faits pour oublier. Pour garder les bons souvenirs, et enterrer les mauvais. Nos cerveaux nous trahissent. C’est certainement un mécanisme de sauvegarde de notre santé mentale, mais il nous coûte souvent très cher. On dit que l’histoire se répète… Alors je garde mon masque, je continue à consulter fenêtres ouvertes avec des clients qui restent dehors, je remplis mes distributeurs de SHA et j’attends de voir ce que l’avenir nous réserve.

Ce billet a été écrit pour La Semaine Vétérinaire numéro 1858 du 12 juin 2020

vendredi 22 mai 2020

Gueule de bois

Je ne sais pas vous, mais ce déconfinement me laisse sacrément circonspect. Peut-être parce que je ne me suis jamais senti vraiment confiné : si nous avons adapté notre façon de travailler, elle n’a pas été transformée, et ces derniers jours ressemblaient beaucoup à ceux d’avant le 11 mai. La porte de la clinique est toujours fermée, les clients sonnent, les ASV vont les voir et soit les orientent vers les portes extérieures des salles de consultation, soit gèrent leurs demandes. Elles courent beaucoup. Elles courent d’autant plus que nous essayons de laisser chaque vétérinaire gérer la distanciation en consultation selon sa sensibilité et…
Il y a celles et ceux qui, pragmatiques, essayent de faire au mieux mais sans y croire vraiment, parce qu’il faut bien tenir l’animal, et qu’il est difficile d’aérer en grand quand on consulte des chats. Certes, la plupart des clients sont plus ou moins bien masqués et essayent de respecter au mieux les règles sanitaires, mais est-ce réellement suffisant ?
Et puis il y a celles et ceux qui préfèrent laisser les clients dehors et soigner l’animal, seuls, oui, mais souvent avec une ASV, qui court donc de l’accueil à la porte puis de la porte à l’accueil puis de l’accueil à la salle de consultation puis de la salle de consultation au bloc ou au chenil car la vie continue…
Alors les pragmatiques fatalistes se disent que les prudents qui y croient en font trop, et les prudents qui y croient se disent probablement que les pragmatiques fatalistes n’en font pas assez. Les pragmatiques fatalistes sont des praticiennes et praticiens mixtes qui ont sans doute trop appris à accepter qu’une épidémie se gère plus qu’elle ne se jugule, les prudents qui y croient sont des purs canins qui savent qu’on peut toujours faire mieux.
Et entre les deux ?
Les ASV continuent à courir.
Dans ma clinique, ce sont vraiment elles, mes héroïnes du COVID-19.
Et je ne me plains pas. J’entends trop de consœurs et confrères qui aimeraient bien que leurs problèmes se limitent à des salariés prudents qui compliquent « trop » leur organisation, et qui se retrouvent surtout bien seuls, leurs équipes réduites aux seul(e)s libéraux et à de rares ASV, avec parfois une activité délirante quand il faut gérer tout le travail en retard à cause du confinement et les cabinets voisins qui n’ont pas tous réellement repris.
Il y a beaucoup de choses qui m’échappent, je le devine. Ma profession se transforme encore si vite, le COVID accélère les choses, on faisait du conseil téléphonique gratuit, puis on a fait des bilans sanitaires d’élevage, et maintenant du conseil téléphonique payant, pardon, de la téléconsultation. Tant de cabinets abandonnent leurs gardes aux (lointaines) structures d’urgences, mais les clients préfèrent appeler ceux qui continuent encore à assurer localement. Pour combien de temps ? Les irréductibles gaulois se fédèrent finalement en inéluctables GIE ou autres chaînes de cliniques, et nous suivons le mouvement, nous essayons même de l’anticiper, mais finalement, moi, je voudrais juste soigner des animaux malades et faire des vêlages.
A quarante ans, suis-je obsolète au temps du COVID-19 ?

Ce billet a été écrit pour La Semaine Vétérinaire numéro 1854 du 22 mai 2020

vendredi 15 mai 2020

Bricolage

Quand vous lirez ces lignes, le déconfinement aura déjà commencé. Pour l’heure, je n’en suis pas là. Je viens de rentrer de la clinique après une journée éreintante, qui s’est achevée sur la découpe à la scie sauteuse des plaques de plexiglas achetées au brico-machin du coin. Nos ASV seront donc enfermées dans un aquarium. Ce n’est pas esthétique, ça a le parfum du temporaire, et j’avoue que ça me convient bien. Ce bricolage fera le job à court terme, et s’il faut que ça tienne plus que quelques mois, on prévoira quelque chose de mieux. En attendant, ça me permet d’avoir l’impression que tout cela ne durera pas.
D’ailleurs, ce bricolage est dans l’air du temps.
Il ressemble à nos masques. Pas de FFP2, pas de masques chirurgicaux, ou à des prix indécents. Deux de nos salariées nous ont offert leur travail, de jolis masques en tissu qui ne sont certainement pas aux normes médicales en vigueur, mais qui font d’excellents écrans anti-postillons.
Il ressemble à la porte de la clinique, sur laquelle j’ai scotché, tout de guingois, des feuilles découpées pour proclamer, avec un mot par feuille en Arial Black 140 : « Nos masques vous protègent. Protégez-nous : masquez-vous ! »
Il ressemble à nos plannings et à ceux de nos ASV. Nous marquons des noms sur des jours sans être certains qu’il en restera quelque chose la semaine prochaine. Il ressemble à la « rentrée » scolaire de nos enfants. Alors les CP ce sera lundi 18, et puis le mardi matin aussi. Les CE2, par demi-groupe, mais on ne sait pas encore quels jours. Les nounous ? Oui, aussi, mais en respectant la distanciation, quoique cela puisse signifier avec des enfants de moins de trois ans. Ah, et pour les grande section, oui, mais par classe de cinq, priorité aux enfants de soignants, de profs et autres. Autres. Qui est l’autre prioritaire ? Aucune idée. De toute façon, les parents ne sont pas sûrs de vouloir mettre leurs enfants à l’école, à cause du COVID peut-être, plus encore à cause des conditions irréalistes imposées aux enseignants. Je me dis que finalement, dans ma clinique, j’ai de tout petits problèmes. Surtout, je n’ai pas une hiérarchie complètement déconnectée de la réalité.
Mon bricolage ressemble aussi à la motivation de mes salariées qui se préparent à sortir de leur confinement, celles que nous n’avons pas vues depuis deux mois. Elles me semblent aussi impatientes que mortes de trouille, posant des questions sur la désinfection des stéthoscopes et le partage des combinés téléphoniques. Quand je les lis sur whatsapp, j’ai l’impression d’être un parent quinqua écoutant une jeune femme expliquer la mère qu’elle sera, construisant un projet plein de principes louables mais peu susceptible de résister à l’épreuve de la réalité. On fera avec, et qui sait ? Leurs idées amélioreront peut-être nos routines de vieux cons paternalistes qui les regardent du haut de leurs deux mois d’expérience.
Oui, décidément, ce bricolage est tout à fait dans l’air du temps : il ressemble aux français, qui s’adaptent et se débrouillent en dépit des contradictions et injonctions hiérarchiques et gouvernementales. Il ressemble à tous ces trucs qu’on n’aurait pas imaginé il y a six mois : feu notre univers stable et prévisible.

Ce billet a été écrit pour La Semaine Vétérinaire numéro 1853 du 15 mai 2020

lundi 11 mai 2020

L’après, l’avec et le sans

Il y a donc enfin un « après ». Un « après » un peu plus précis depuis les annonces du premier ministre, hier. Un « après » qui n’en est pas vraiment un puisque le virus est toujours là et que nous ne sommes toujours pas prêts, alors… Alors quoi ? Alors ce sera un « avec » plus qu’un « après ». On fera un peu différemment, mais pas trop. Néanmoins, nous pouvons nous projeter, enfin, hors de l’incertitude complète de ces dernières semaines. Chaque cabinet, chaque clinique, chaque CHV a déjà trouvé son rythme et réfléchit déjà à la suite. Bien sûr, il reste des incertitudes. Sera-t-on dans un département à déconfinement restreint ou pas ? Les écoles seront-elles rouvertes et les enfants y retourneront-ils ? On ne sait pas, on ne sait pas, on ne sait pas. Alors on fera « avec ». Ou on fera « sans » les salariées concernées si elles sont coincées à la maison (je laisse au féminin, accordons en genre à la majorité). On a appris à faire sans elles, un peu. On a surtout réappris à quel point elles sont indispensables à nos structures, les ASV. Bien sûr, nous sommes tous capables de les remplacer aux commandes de médicaments ou au ménage, au téléphone ou à l’accueil (ce qui est d’ailleurs l’occasion de réaliser que nous ne faisons pas aussi bien qu’elles). Par contre, quand nous faisons leur boulot, qui fait le nôtre ? Nos confrères et consœurs salariées, dont beaucoup sont restés à la maison ? Là aussi, on a pu voir l’épuisement des libéraux qui ont réduit, de gré ou de force, leurs équipes.
Moi, j’ai surtout appris que j’aime rester à la maison, partager vraiment du temps avec ma femme et mes enfants, y compris dans la contrainte des devoirs. Parce que dans ma structure mixte à dominante canine l’activité a beaucoup diminué et nous avons dès le début fait le choix de garder une ASV en permanence et une véto salariée. Le rush prévisible de l’après 11 mai et le retour à la « normale » ne me paraissent du coup guère attrayants, même s’il lèveront probablement les inquiétudes économiques pour ma clinique. Je ne suis pas impatient.
Je sais par contre l’épuisement des confrères et consœurs de certaines structures proches de la mienne, plus ruraux, ou dans de plus grandes villes, où les libéraux se sont retrouvés plus ou moins seuls face à une activité parfois importante, à enchaîner les jours de travail et les nuits d’astreinte. Je devine aussi l’angoisse de celles et ceux qui ont complètement fermé leurs cabinets, notamment en ville, parce qu’il n’y avait plus personne pour y travailler… Vous avez remarqué ? Ce n’est plus le virus qui domine nos inquiétudes. On fait déjà « avec ».
Alors pensons à l’« avec » plutôt qu’au « sans ». Nous sommes là pour soigner des animaux et protéger des gens, cela, au moins, ne change pas. Reprenons le contact avec celles et ceux qui sont restées coincées à la maison, voyons comment elles reviendront, comment nous nous adapterons, encore. Après tout, cela fait presque 20 ans que je suis vétérinaire, et en 20 ans mon métier n’a cessé de se transformer, comme il le faisait déjà pendant les décennies précédentes. Cette fois-ci ce ne sera ni un progrès technologique ou scientifique, ni une mutation sociétale, mais celle d’un virus, qui nous forcera à nous adapter. Nous réussirons, je n’ai aucun doute là-dessus. Nous en tirerons le meilleur si nous ne voulons pas en subir le pire.
Regretterons-nous l’avant ? Certainement.
Mais pouvons-nous nous plaindre alors que nous pouvons continuer, malgré tout, à travailler, quand tant d’entreprises sont totalement sinistrées ? Alors que nous avons les connaissances, les compétences et le matériel pour nous protéger ? Alors qu’il y aura toujours des animaux à soigner et des gens à protéger ?

Ce billet a été écrit pour La Semaine Vétérinaire numéro 1852 du 8 mai 2020

mercredi 29 avril 2020

L'incertitude

Un mois déjà. Un mois encore. Au moins. Qui sait ?
Le week-end de garde de Pâques vient de s’achever. Le lundi fut emblématique de la période : les trois quart des gens avaient oublié que c’était un jour férié. Il faut avouer que tout ça ne veut sans doute plus rien dire. Un client s’est esclaffé « on est tous devenus des retraités ».
Pas vraiment, non, mais le temps s’est détraqué. Et pas à cause des satellites que les américains ont envoyés sur la lune. Nos plannings ne veulent plus rien dire, nous ne prévoyons plus rien. Nous arrivons le matin sans savoir si nous serons trop nombreux ou trop peu pour affronter la journée.
L’invraisemblable est déjà devenu habituel : la porte fermée, les clients qui attendent dans leur voiture, ou abandonnés sur le parking, tandis que nous avons emmené leur animal en salle de consultation. Les petits sachets préparés pour les éleveurs, laissés à côté de la porte, avec leur nom agrafé. Les appels incertains de clients qui ne savent plus s’il faut consulter, ou pas. Ceux qui ont peur de venir alors que leur animal a besoin de nous, ceux qui tonnent parce qu’ils veulent une ovario pour leur minette qui n’en peut plus de hurler ses chaleurs.
Les gens ressortent, mais pas vraiment. La peur est passée. Un peu. Ici, il n’y a pas de cas, le confinement est arrivé assez tôt. Alors, est-il utile ? Mais si tout le monde va bien, c’est parce que personne ne sort ? Est-ce qu’on n’en fait pas trop ? Ou pas assez ? Les tracteurs tournent comme ils ont toujours tourné, la boucherie et la boulangerie sont ouvertes, dans le village, des gens se parlent, sans oser se rapprocher, mais sans non plus trop s’éloigner. Devant la pharmacie, la queue s’étire au fil des marques au sol. Les médecins s’ennuient et s’inquiètent. Leur covidrome est vide, mais leurs salles de consultation aussi. Où sont les malades, les autres, ceux « d’avant »? Il y a d’abord eu le déni, voire le défi, puis la peur, la panique, l’acceptation, l’action et aujourd’hui, il reste l’incertitude. À notre échelle, elle concerne nos choix de court terme.
Gérer les arrêts de travail des salariées fragiles, les arrêt de travail pour garde d’enfant, le chômage partiel, le besoin de se reposer, aussi, sans trop réussir à baisser la garde. Que fait-on des vacances prévues des salariés ?
Remplir les papiers, repousser les échéances des emprunts, demander un prêt de trésorerie.
Accepter, ou pas, de recevoir des animaux en consultation. Arrêter les vaccins, oui, mais les portées ? Les suivis de reproduction en élevage bovin, oui, non ? Ce n’est pas « vital » mais pourquoi mettre l’équilibre de l’élevage en péril si nous sommes au cul des vaches quand l’éleveur reste devant ? Et puis, les gestes barrières et les distances de sécurité deviennent très théoriques quand on fait un vêlage ou qu’on perfuse un veau. Mais nous voyons beaucoup de monde, trop, nous sommes « à risque » et la jeunesse n’est pas la première caractéristique de nos clients éleveurs de bovins.
C’est l’incertitude qui domine. Notre petite incertitude de vétérinaire, employeur ou pas, qui colle si bien avec celle qui s’empare de notre société.
L’incertitude, aussi, des scientifiques, qui s’accorde avec celle des politiques : on n’en sait pas assez sur ce virus, sur l’immunité qu’il suscite, sur sa circulation, même, pour deviner comment nous nous en sortirons.
L’incertitude, enfin, sur l’avenir : nous sommes à un point de bascule, comme en 2001, comme en 1989, comme en 1939, comme… Qui peut dire de quoi demain sera fait ? Je me sens comme lorsque je joue un diagnostic – et la vie d’un animal – sur des indices insuffisants. Inquiet, curieux, patient.
Humble, et incertain.

Ce billet a été écrit pour La Semaine Vétérinaire numéros 1850 et 1851 du 24 avril et du 1er mai 2020