L'incertitude

Un mois déjà. Un mois encore. Au moins. Qui sait ?
Le week-end de garde de Pâques vient de s’achever. Le lundi fut emblématique de la période : les trois quart des gens avaient oublié que c’était un jour férié. Il faut avouer que tout ça ne veut sans doute plus rien dire. Un client s’est esclaffé « on est tous devenus des retraités ».
Pas vraiment, non, mais le temps s’est détraqué. Et pas à cause des satellites que les américains ont envoyés sur la lune. Nos plannings ne veulent plus rien dire, nous ne prévoyons plus rien. Nous arrivons le matin sans savoir si nous serons trop nombreux ou trop peu pour affronter la journée.
L’invraisemblable est déjà devenu habituel : la porte fermée, les clients qui attendent dans leur voiture, ou abandonnés sur le parking, tandis que nous avons emmené leur animal en salle de consultation. Les petits sachets préparés pour les éleveurs, laissés à côté de la porte, avec leur nom agrafé. Les appels incertains de clients qui ne savent plus s’il faut consulter, ou pas. Ceux qui ont peur de venir alors que leur animal a besoin de nous, ceux qui tonnent parce qu’ils veulent une ovario pour leur minette qui n’en peut plus de hurler ses chaleurs.
Les gens ressortent, mais pas vraiment. La peur est passée. Un peu. Ici, il n’y a pas de cas, le confinement est arrivé assez tôt. Alors, est-il utile ? Mais si tout le monde va bien, c’est parce que personne ne sort ? Est-ce qu’on n’en fait pas trop ? Ou pas assez ? Les tracteurs tournent comme ils ont toujours tourné, la boucherie et la boulangerie sont ouvertes, dans le village, des gens se parlent, sans oser se rapprocher, mais sans non plus trop s’éloigner. Devant la pharmacie, la queue s’étire au fil des marques au sol. Les médecins s’ennuient et s’inquiètent. Leur covidrome est vide, mais leurs salles de consultation aussi. Où sont les malades, les autres, ceux « d’avant »? Il y a d’abord eu le déni, voire le défi, puis la peur, la panique, l’acceptation, l’action et aujourd’hui, il reste l’incertitude. À notre échelle, elle concerne nos choix de court terme.
Gérer les arrêts de travail des salariées fragiles, les arrêt de travail pour garde d’enfant, le chômage partiel, le besoin de se reposer, aussi, sans trop réussir à baisser la garde. Que fait-on des vacances prévues des salariés ?
Remplir les papiers, repousser les échéances des emprunts, demander un prêt de trésorerie.
Accepter, ou pas, de recevoir des animaux en consultation. Arrêter les vaccins, oui, mais les portées ? Les suivis de reproduction en élevage bovin, oui, non ? Ce n’est pas « vital » mais pourquoi mettre l’équilibre de l’élevage en péril si nous sommes au cul des vaches quand l’éleveur reste devant ? Et puis, les gestes barrières et les distances de sécurité deviennent très théoriques quand on fait un vêlage ou qu’on perfuse un veau. Mais nous voyons beaucoup de monde, trop, nous sommes « à risque » et la jeunesse n’est pas la première caractéristique de nos clients éleveurs de bovins.
C’est l’incertitude qui domine. Notre petite incertitude de vétérinaire, employeur ou pas, qui colle si bien avec celle qui s’empare de notre société.
L’incertitude, aussi, des scientifiques, qui s’accorde avec celle des politiques : on n’en sait pas assez sur ce virus, sur l’immunité qu’il suscite, sur sa circulation, même, pour deviner comment nous nous en sortirons.
L’incertitude, enfin, sur l’avenir : nous sommes à un point de bascule, comme en 2001, comme en 1989, comme en 1939, comme… Qui peut dire de quoi demain sera fait ? Je me sens comme lorsque je joue un diagnostic – et la vie d’un animal – sur des indices insuffisants. Inquiet, curieux, patient.
Humble, et incertain.

Ce billet a été écrit pour La Semaine Vétérinaire numéros 1850 et 1851 du 24 avril et du 1er mai 2020

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