Cannabis

Par Vache albinos, invité de luxe
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18h30, un vendredi : Mme Très-Riche, la soixantaine, gérante d'une propriété comprenant des activités de chasse, pêche, exploitations agricoles fruitière et horticole, une propriété abritant également un hôtel restaurant parmi les plus renommés du canton (une opulence qui aura son intérêt dans la section « Diagnostic »)... Mme Très-Riche, donc, débarque en urgence, catastrophée, tenant aux bras Linette, sa petite croisée (type bichon croisée papillon, 1,5 kg environ), sa fifille recueillie et sauvée de la famille Nardier chez qui elle est née dans des conditions douteuses il y a quelques mois.
Linette présente des symptômes plus qu'évidents : elle tremble comme jamais je n'ai vu trembler un animal. La petite chienne a un peu vomi mais, surtout, on citera comme clinique : convulsions brutales, sur l'ensemble du corps, les yeux - en mydriase, noirs de jais – sont pris de violents nystagmus, le tout à une vitesse frénétique. Imaginez quelque chose entre la possession démoniaque et le cartoon (vous savez, Grominet qui prend le jus)... Pathologie d’apparition suraiguë, température corporelle : 42°C (un muscle qui travaille est un muscle qui chauffe). L'animal est hyperesthésique à un degré rare (augmentation des réactions aux stimuli ; dans le cas présent, vous marchiez à moins de 2 mètres sur un sol carrelé sans prendre la précaution de retirer vos semelles et d'arriver en chaussettes, le bruit de vos pas faisait bondir - comme propulsée par un ressort - la pauvre Linette).
Gestion dans l’urgence, Valium insuffisant, anesthésie générale... L'animal continue de trembler sous anesthésie, même profonde...

Vendredi soir : Hospitalisation et soins intensifs. A ce stade, la situation penche fortement dans le sens de l'intoxication (je vous épargnerai le diagnostic différentiel des convulsions), mais une prise de sang (si tant est qu'on parvienne à prendre suffisamment de sang sur cette adorable crevette montée sur piles) pour bilan général est prévue pour le lendemain à l'aube (n’écartons pas d’emblée certaines pistes sans prendre de précautions). La perfusion est en place après 4 essais et 2 vétérinaires différents (une veine minuscule, sur animal en convulsion et hyperesthésique, c'est difficile à cathétériser).

Samedi matin, après une nuit en soins intensifs : Rien à la prise de sang, si ce n’est une hypoglycémie. L'animal est déjà sous perfusion de glucose car il fallait anticiper l’utilisation intensive de ce carburant par les convulsions, tout va donc bien... Sauf pour Linette qui n'a pas évolué d'un brin malgré une perfusion à un débit important (pour diluer - éliminer le toxique, toujours inconnu) et l'utilisation d'anti-convulsivants / anesthésiques standards. Même dans le coma artificiel, elle convulse assez pour faire vibrer toutes les cages du bloc hospitalier, en dépit de sa petite taille...

Dans le Week-End : Parallèlement aux soins commence (ou se poursuit) l'interrogatoire de Mme Très-Riche, et c'est là que l'opulence de son cadre de vie devient un véritable problème :
Moi : Dites-moi, a-t-elle pu être mise en contact avec des neurotoxiques convulsivants, récemment ?
Elle : Des quoi Docteur ? C'est quoi des neuromachins ?
Moi : Et bien, procédons par élimination : des antiparasitaires animaux, anti-puces, pipettes mal dosées ?
Elle : Oh ben vous savez, c'est les chasseurs abonnés de la propriété qui la traitent, ils en prennent soin vous savez, ils lui mettent plein de produits pour les bêtes, des colliers, des bains, des pipettes, même des piqûres qu’on fait aux sangliers de lâcher en principe...
Moi : Un seul s'en occupe-t-il ? Y'a-t-il une "centralisation" de la gestion du traitement ?
Elle : Euh... non je crois pas, ils font ça pour s'occuper d'elle, c'est un peu la mascotte, ils la bichonnent. Une fois même, ils ont mis 2 fois du produit dans la même journée et elle a pas été bien, c'est vrai, mais ça avait passé tout seul, rien à voir avec maintenant, Docteur.
Dans ma tête, je coche : antiparasitaires : possible.
Moi : Ok. D'autres substances : une désinfection récente ?
Elle : Tous les jours. Les eaux usées du resto, le chenil, la volière à faisans, et elle boit dans la piscine aussi, qu'est pas mal chlorée.
Je coche...
Moi : Des désherbants ?
Elle : Oui oui, tous les 15 jours dans les allées et sur les massifs du parking.
Je coche...
Moi : Des médicaments ?
Elle : J'ai rien remarqué, mais je suis sous Prozac. Mais je pense pas qu'elle en ait volé.. Mais bon, je suis tellement étourdie...
Je coche...

J'arrête là la liste des intoxications possibles, et encore... Je fais une erreur... Madame est très sereine, a une vie épanouie malgré sa légère dépression, conduit son établissement d'une main de fer et parait tout ce qu'il y a de plus "clean" du point de vue toxicologique... Il ne me vient pas à l’idée de lui parler de cannabis...

2 jours plus tard, c'est ma consœur qui finit par lâcher :
- Euh... Vu que cela fait bientôt 3 jours qu'elle est dans cet état, la pauvre Linette, et compte tenu de l'inefficacité manifeste de nos traitements (même si, reconnaissons-le, nous lui sauvons la vie au quotidien en évitant la crise hypoglycémique qu'elle aurait rapidement atteint sans perfusion), il faudrait peut-être retravailler la propriétaire en n'omettant pas les drogues...

En effet, parmi les causes de convulsions sans aucune amélioration thérapeutique, il y a le cannabis. Vague souvenir d'études, souvenir ravivé et confirmé par un coup de fil avisé au Centre Anti-poison spécialisé (le CNITV, pour ceux qui connaissent) :

"Houlà, vous savez docteur, si c'est du cannabis, y'a rien qu'à attendre...Attendre combien ? Ça dépend de combien elle en a pris et de si elle vit assez longtemps pour l'évacuer"...

Fort de cette confirmation qui m’évite de passer inutilement pour un dépravé aux yeux de ma cliente, je rappelle Mme Très-Riche :
Moi : Hmmm... Je vais certainement vous poser une question indiscrète, madame, mais cela peut éventuellement nous aiguiller sur l'identification du toxique qui ronge Linette... Comprenez bien que je ne juge pas… Etes-vous consommatrice de cannabis ?
Elle (outrée) : Grand dieu non voyons, jamais de la vie !
Une voix d'homme, derrière Mme Très-Riche (le haut-parleur téléphonique devait être branché) : Mais chérie, toi non, mais t'as pas vu les yeux de tes serveurs au resto ? Ils enfument plus que les hauts-fourneaux !
Moi : Mais... dans cette hypothèse, a-t-elle pu en toucher ?
Eux : Ah bah ça, elle passe sa vie dans leur chambre, à jouer ...
Moi : Euh, dites-moi, dans le fatras qu'elle a vomi…
Elle : Ben je vous l'ai dit docteur, elle a vomi ses croquettes, de la bile, de la mousse, et des petits bouts de plastique !
Moi : Justement... Ce plastique, vous pourriez me le décrire ?
Elle : Ah ben je peux même vous le retrouver si vous voulez, il doit toujours être dans la poubelle, mais c'était vraiment des tas de petits bouts docteur.

Un puzzle vomitif plus tard, les bouts de plastique mêlés au bol alimentaire de Linette prennent la forme d'une belle barrette de shit, probablement entière (environ 6 cm par 3, sur 1 cm d'épaisseur).

Linette s'en sortira heureusement sans mal, une miraculée selon le CNITV compte tenu de la dose absorbée. Elle aura malgré tout passé 4 jours sous perfusion, et continué à avoir des trémulations et quelques signes cliniques légers pendant 1 semaine de mieux.

Les serveurs incriminés, eux, se verront lourdement réprimandés par leur patronne (menaçant même de les licencier pour cette frayeur, je n'oserai jamais demander le fin mot de leur devenir à ma cliente).

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