Un grand roulement de tambour

Il est six heures et demi du matin lorsque le téléphone sonne. La voix de Frédéric. "Sylvain ? C'est toi Sylvain ? C'est pour la crevette. C'est la fin, elle s'est fait dessus, partout, elle ne respire pas bien. Est-ce que... Est-ce tu... ?"
Oui, oui je peux. Oui j'arrive. J'arrive tout de suite. Il est six heures et demie du matin, et je sais que Frédéric ne m'appellerait pas si elle pouvait attendre. Alors je me lève, j'émerge, j'enfile mes vêtements et je démarre la voiture. Le brouillard couvre tout. Je roule au pas, mais je n'ai qu'une petite forêt à traverser. Frédéric est un voisin.
Sous la lumière des phares qui prend corps dans le brouillard, j'ouvre le lourd portail de sa ferme, mon bonnet vissé sur les oreilles. Frédéric m'attend avec sa femme, Eugénie. Il a déjà sa combi de travail, elle est encore en robe de chambre.
La crevette gît dans son panier. J'essaie de me rappeler son nom : on ne l'a jamais appelée par son nom. Le patou de la ferme, la géante : la crevette. Elle gît et sa respiration est difficile, elle ne réalise même pas que je suis là. Dans le salon, l'odeur de pisse et de merde, le sol encore mouillé par les coups de serpillière. Je m'approche, m'accroupis, la caresse. Lui lève la tête, plonge mes yeux dans les siens. Elle est encore là, mais elle est déjà partie. Elle a quatorze ans. Hier encore, elle allait bien. Je pose mon stéthoscope sur son cœur : rien ne va. Rien n'ira. Elle est partie mais elle ne meurt pas, elle lutte, elle soupire, elle ne reviendra pas. Ils le savent déjà, elle, dans ses bras à lui, lui, dans ses bras à elle, la robe de chambre rose et la combi agricole verte. Ils pleurent.
Je les regarde et leur confirme ce qu'ils savent déjà.
Ils pleurent.
Alors je déplie mes jambes encore ankylosées, je ne suis même pas vraiment réveillé.
La lampe sur le front, je prends dans mon coffre, le garrot, le cathéter, le rasoir, l'alcool, le scotch. L'anesthésique. L'euthanasique.
Je lui rase la patte, lui murmure ces mots qu'elle n'entendra pas. Le cathéter. Le scotch. L'anesthésie, je les préviens, vu l'état de son cœur, elle ne la supportera pas, mais le temps qu'il lâche, elle dormira déjà. Je prends une dernière fois son énorme tête dans mes mains, plonge une dernière fois mon regard dans le sien. Ses yeux noisette hurlent son épuisement désemparé, son absence, sa souffrance. J'injecte, lentement, l'anesthésique. Son endormissement est à peine un frémissement, un apaisement de sa respiration. J'attends quelques secondes. J'injecte l'euthanasique. Repose mes seringues, parfaitement alignées sur la tomette. Je pose mon stéthoscope sur son cœur. Le silence, déjà ?
Non. Non : je perçois à peine un discret battement, une imperceptible fugue. Son évasion : le bruit de ses pas, alors qu'elle s'en va.
Des petits pas qui s'évanouissent déjà.
Puis rien.
Et puis. Et puis, allant croissant. Une discrète course ? Un grondement ? Un roulement de tambour, de plus en plus puissant. Sa fibrillation, son dernier éclat, son chant de vie, son chant de mort. Le tonnerre sur ses collines, quand elle surveillait le troupeau, le vent dans les bois, quand elle courait les sangliers. La cavalcade de ses vaches limousines, l'éclat de sa voix. Ses pattes dans mon dos ! Ses aboiements, ses jeux de brute, ses quatorze dernières années, ses quatorze premières années, les miennes, aussi, dans ce cabinet.
Un roulement de tambour. Un grand roulement de tambour, et puis, presto : rideau.
Son corps n'a pas frémi, elle n'a pas bougé. C'est à moi que son cœur l'a confié : sa vie fut un grand roulement de tambour ; sa vie ? Un putain d'amour.

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