Un grand roulement de tambour
vendredi 16 novembre 2018, 13:52 Vétérinaire au quotidien Lien permanent
Il est six heures et demi du matin lorsque le téléphone sonne. La voix de Frédéric. "Sylvain ? C'est toi Sylvain ? C'est pour la crevette. C'est la fin, elle s'est fait dessus, partout, elle ne respire pas bien. Est-ce que... Est-ce tu... ?"
Oui, oui je peux. Oui j'arrive. J'arrive tout de suite. Il est six heures et demie du matin, et je sais que Frédéric ne m'appellerait pas si elle pouvait attendre. Alors je me lève, j'émerge, j'enfile mes vêtements et je démarre la voiture. Le brouillard couvre tout. Je roule au pas, mais je n'ai qu'une petite forêt à traverser. Frédéric est un voisin.
Sous la lumière des phares qui prend corps dans le brouillard, j'ouvre le lourd portail de sa ferme, mon bonnet vissé sur les oreilles. Frédéric m'attend avec sa femme, Eugénie. Il a déjà sa combi de travail, elle est encore en robe de chambre.
La crevette gît dans son panier. J'essaie de me rappeler son nom : on ne l'a jamais appelée par son nom. Le patou de la ferme, la géante : la crevette. Elle gît et sa respiration est difficile, elle ne réalise même pas que je suis là. Dans le salon, l'odeur de pisse et de merde, le sol encore mouillé par les coups de serpillière. Je m'approche, m'accroupis, la caresse. Lui lève la tête, plonge mes yeux dans les siens. Elle est encore là, mais elle est déjà partie. Elle a quatorze ans. Hier encore, elle allait bien. Je pose mon stéthoscope sur son cœur : rien ne va. Rien n'ira. Elle est partie mais elle ne meurt pas, elle lutte, elle soupire, elle ne reviendra pas. Ils le savent déjà, elle, dans ses bras à lui, lui, dans ses bras à elle, la robe de chambre rose et la combi agricole verte. Ils pleurent.
Je les regarde et leur confirme ce qu'ils savent déjà.
Ils pleurent.
Alors je déplie mes jambes encore ankylosées, je ne suis même pas vraiment réveillé.
La lampe sur le front, je prends dans mon coffre, le garrot, le cathéter, le rasoir, l'alcool, le scotch. L'anesthésique. L'euthanasique.
Je lui rase la patte, lui murmure ces mots qu'elle n'entendra pas. Le cathéter. Le scotch. L'anesthésie, je les préviens, vu l'état de son cœur, elle ne la supportera pas, mais le temps qu'il lâche, elle dormira déjà. Je prends une dernière fois son énorme tête dans mes mains, plonge une dernière fois mon regard dans le sien. Ses yeux noisette hurlent son épuisement désemparé, son absence, sa souffrance. J'injecte, lentement, l'anesthésique. Son endormissement est à peine un frémissement, un apaisement de sa respiration. J'attends quelques secondes. J'injecte l'euthanasique. Repose mes seringues, parfaitement alignées sur la tomette.
Je pose mon stéthoscope sur son cœur. Le silence, déjà ?
Non. Non : je perçois à peine un discret battement, une imperceptible fugue. Son évasion : le bruit de ses pas, alors qu'elle s'en va.
Des petits pas qui s'évanouissent déjà.
Puis rien.
Et puis. Et puis, allant croissant. Une discrète course ? Un grondement ? Un roulement de tambour, de plus en plus puissant. Sa fibrillation, son dernier éclat, son chant de vie, son chant de mort. Le tonnerre sur ses collines, quand elle surveillait le troupeau, le vent dans les bois, quand elle courait les sangliers. La cavalcade de ses vaches limousines, l'éclat de sa voix. Ses pattes dans mon dos ! Ses aboiements, ses jeux de brute, ses quatorze dernières années, ses quatorze premières années, les miennes, aussi, dans ce cabinet.
Un roulement de tambour. Un grand roulement de tambour, et puis, presto : rideau.
Son corps n'a pas frémi, elle n'a pas bougé. C'est à moi que son cœur l'a confié : sa vie fut un grand roulement de tambour ; sa vie ? Un putain d'amour.
Commentaires
Et moi je pleure...
Au revoir La Crevette. Elle a eu une belle vie qui se termine en roulements de tambour, c'est réconfortant.
Toujours aussi attachantes, les descriptions de votre quotidien. La vie, et la… mort. Un tout indissociable, pour
les humains et les animaux. Et chaque disparition vous
ôte un petit morceau du cœur. Un jour, il n'en reste plus et
nous lâchons le gouvernail à notre tour. Heureux sont ceux
qui sont en paix avec eux-mêmes à ce moment-là. Je suis
sûre que cela sera votre cas.
Bjr Sylvain.
Puis rien.
Juste mon silence.
Respect Toubib!
Heureusement qu'il y a aussi de la joie dans la vie d'un vétérinaire car ça doit être un déchirement à chaque fois. Rien qu'avec ces mots je pleure, pour la crevette mais aussi pour ses maitres.
J'aimerais que le vétérinaire qui s'occupera de mon chat le moment venu (le plus tard possible) soit aussi humain et bienveillant que vous.
Bon,
deux opinions,
La première, je suis sincèrement désolé.
La seconde, je pense que vous êtes en train de péter un plomb et que vous auriez besoin de voir un psy parce que ça vous fait trop d'horreurs dans le crâne. Et je suis sincère.
Pour Youpi.
Aïe...Aie..
Vous cognez dur à vous lire.
A mon sens, la confrontation répétée à la mort est destructrice sur un individu doté d'humanité. On n'est pas "malade" pour autant, on a juste besoin d'être entendu, compris.
Ce blog est un lieu de rendu d'expériences vécues où justement chacun peut dire ce qu'il vit.
Sylvain nous y entend, j'espère aussi l'y écouter.
Deux mots y disent l'irréversible: "Puis rien".
Deux autres résument avec tact l'essentiel: "Putain d'amour".
C'est très complexe de vivre avec un lot de sentiments, d'émotions qui cohabitent en soi.
Nous vivons dans un monde où l'on cache, l'on tait la déchéance et la mort de l'humain, de l'animal... Et derrière, se profile insidieusement l'angoisse de notre propre devenir.
Alors, oui on a besoin de soutien, voir de compassion...
Sylvain a mal. Et Sylvain est véto, Sylvain tient la seringue au creux de sa main. Il sait qu'il n'est pas au bout de sa souffrance, et je suppose c'est ce qui fait de lui un bon véto.
Le psy est à notre époque une espèce de solution fourre-tout, et ce n'est pas normal ! Cela souligne surtout l'indifférence qui règne dans notre société. A chacun de voir si c'est sa voie de soutien...ou pas. Sur le papier, les belles théories font école mais sur le terrain, le psy n'y est pas. Que peut-il saisir de ces choses s'il n'a pas lui-même été confronté à la mort de manière "répétitive"?
Quand Sylvain ne pourra plus, alors il deviendra peut-être , en plus, écrivain, d'ailleurs, il l'est déjà.
Sylvain sentira sa limite et ajustera son activité en fonction de cela...On ne connait pas ses limites à l'avance, ça on l'apprend après les luttes.
@Anne et de manière générale
Je m'excuse, je me suis exprimé trop brutalement en effet.
Je ne voulais pas paraître désobligeant, mais je pense que l'auteur du blog est en train de se prendre une charge de mort un peu trop lourde pour ses épaules ces derniers temps. Ce qui m'inquiète c'est les deux derniers sujets...
Je me demande donc si se faire "aider" ça ne serait pas utile. Le mot "dépression" étant le terme qui m'est venu à l'esprit dans ce cas là, peut être pas adapté il est vrai...
Réponse à Youpi : Et si le "psy", c'était "nous", à qui, en expliquant ce que vous faites, ce que vous ressentez, vous permet d'évacuer le trop-plein
d'émotions, en les analysant, et puis, en les
exprimant de façon claire et condensée ?
De toute façon, il y a dans la vie de tous, des moments où rien ne tourne rond et d'autres ou
tout va super-bien.
Réponse à Youpi : Et si le "psy", c'était "nous", à qui, en expliquant ce que vous faites, ce que vous ressentez, vous permet d'évacuer le trop-plein
d'émotions, en les analysant, et puis, en les
exprimant de façon claire et condensée ?
De toute façon, il y a dans la vie de tous, des moments où rien ne tourne rond et d'autres ou
tout va super-bien.
Réponse à Youpi : Et si le "psy", c'était "nous", à qui, en expliquant ce que vous faites, ce que vous ressentez, vous permet d'évacuer le trop-plein
d'émotions, en les analysant, et puis, en les
exprimant de façon claire et condensée ?
De toute façon, il y a dans la vie de tous, des moments où rien ne tourne rond et d'autres ou
tout va super-bien.
Pour Youpi.
Puis je pensais à toutes les fois où la chose déjà lui était quasiment imposée, pire, injustifiée.... Il m'a dit aussi que c'était, par moments, terrible de le faire parce qu'au moins il savait que sinon la personne irait le faire faire ailleurs et que de cette façon, au moins, il était certain qu'avec lui ce serait fait "correctement", il a dit exactement "bien fait"...
Chez les humains, on se sert bien souvent du palliatif pour se "dédouaner" de sa propre souffrance afin de moins affronter la douleur du malade...Ces choses sont si complexes, si complexes...Comment être un bon praticien et garder une grosse dose "d'indifférence"? Comment tenir systématiquement la bonne distance? C'est juste impossible sauf à être un robot ou un monstre. Surtout quand on connait personnellement d'avant l'animal en question.
Vivre, aider à faire perdurer la vie, le mouvement du corps, de "l'âme", quel défi! Sans compter qu'il faille accepter qu'on se soit trompé dans ses choix, parfois...Ce thème est d'ailleurs très tabou chez les médecins, et je passe nos biais de cognition!
Alors, oui, on peut avoir très mal en soi. Et c'est plutôt signe que l'on est quelqu'un de bien car on a une éthique.
Et si un jour la valise devient importable alors on doit réajuster nos choix de vie. Mais on peut aussi sur son chemin, rencontrer des gens qui nous aident à la trimballer.
Pour ma part, j'aime ce blog, et je suis certaine que vous aussi...J'en ai même besoin...Et je passe sur le talent d'écriture...En fait, Sylvain fait partie de ma vie, ses combats , ses émotions aussi. Parfois pourtant je l'ai trouvé froid, dans certains articles, voir "dur"...Comme quoi...
Donc, sur ce, belle journée à tous, à vous Youpi, et belle et douce journée à Sylvain !!
Oui, la douceur...
Merci. C'est beau, ce que vous dites. Quelle belle fin.
Nous z'autes z'humains, on n'aura probablement pas cette chance-là. Prolongés contre notre gré. Pas euthanasiés. J'aimerais bien avoir un Sylvain comme voisin !
Ce texte est si beau. J'ai vécu cette situation récemment mais en tant que propriétaire de chat. Ma vétérinaire a connue toute sa vie ma petite boule de poils nommée Mia, de jeux de chaton à l'arrivée de sa maladie. Notre parcourt à trois a été semé d’embuches, d'examens et de moments de joie, de larmes aussi. Nous lui avons offert quatre années en "plus" jusqu'au moment où nous savions que s'en était trop, trop pour elle.
J'ai toujours eu une confiance aveugle en ma vétérinaire et je la respecte énormément. J'ai vu ce qu'il lui en coutait de continuer à exercer ce métier. Ce moment si horriblement douloureux, ce dernier adieu au moment de l'euthanasie, c'est transformé un quelque chose de presque sacré entre nous trois. Le chat, la vétérinaire et la propriétaire. Pas besoin de mots pour nous comprendre à ce moment là.
Alors merci, c'est notamment grâce à votre article sur l'euthanasie que j'ai pu "apprivoiser" ce moment et m'y préparer pendant la maladie de Mia. Votre blog me permet de voir l'envers du décor. C'est grâce à des vétos comme vous que des propriétaires comme moi vivent (presque) sereinement au côté de leurs animaux.
C'est beau. J'ai pleuré, cela m'a rappelé l'euthanasie de ma crevette à moi, un croisé de 45 kg , il y a un an...
Je suis tombé sur votre blog par hasard en recherchant des citations sur l'empathie!
Future psy et contrairement à ce que d'autres disent dans les commentaires, je ne pense pas que soyez particulièrement en train de"péter un plomb", vous êtes capable de décrire avec beaucoup de justesse ce que vous font vivre ces situations...ce blog est surement votre exutoire.Bonne continuation!
Suivant ce blog depuis plusieurs années, je me permets de laisser un témoignage sous ce billet. Un besoin de partager ces choses là, sans doute...