11 novembre

Cela a déjà été écrit mille fois. La sidération stuporeuse de fin de journée, pour reprendre les mots de Jaddo, ou l’extraction, étape par étape, de cette implication si nécessaire à notre travail, et pourtant si dangereuse pour nous et nos proches. L’oignon qu’on épluche jusqu’au cœur, ce chemin des larmes.
C’est… se remémorer… cette chienne morte sur ma table d’opération hier, parce que j’ai du décider seul, son propriétaire étant injoignable, de l’euthanasier plutôt que de poursuivre la chirurgie et de la réveiller. Je savais que nous courions à la catastrophe, je n’avais simplement pas envisagé ce diagnostic et son inéluctable issue. J’entendrai longtemps les larmes dans la voix du vieil homme, la déception, la colère – contre le sort, pas contre moi – et la gratitude.
« Merci, docteur, d’avoir fait tout ce que vous avez fait. »
C’est ce veau mort à l’anesthésie, hier encore, et cette fois sans aucune surprise – je tentais la chirurgie sur demande de son propriétaire qui ne pouvait se résoudre à l’euthanasier sans tenter quelque chose.
« Ah ben vous au moins vous essayez ! »
C’est ce chien enfin, mort il y a une heure sur la même table d’opération, pendant la chirurgie de sa torsion d’estomac. Là encore, sans surprise : j’avais prévenu de l’issue probable, voire certaine, vu le contexte, mais son maître ne pouvait se résoudre à ne pas tenter.
« Vous avez fait tout ce que vous avez pu. » me dit-il en me serrant la main, son vieux compagnon dans un sac plastique, à l’arrière du pick-up dans lequel, il y a peu, il l’emmenait encore pour faire semblant de chasser.
Qui les blâmerait d’avoir voulu essayer même quand je leur disais que nous risquions vraiment d’échouer ? Pas moi. Pas moi qui carbure à l’espérance et ne tient le choc que parce que, de temps en temps, je me délecte d’avoir eu tort et de réussir ce qui, selon toute vraisemblance, aurait du échouer.
Comme ce grand nigaud de berger trouvé dans la rue en train de mourir de froid à cause d’une intoxication au chloralose, un très, très vieil anesthésique encore employé pour tuer les taupes. Il a dormi deux jours : nous l’avons porté pendant deux jours. Il aurait du mourir aussi. Il va très bien.
Comme ce chat fracassé par une voiture et qui ronronne à cette heure sur les genoux de sa propriétaire.
Qu’elles finissent bien ou qu’elles finissent mal, ces histoires nous emportent bien trop loin, surtout quand s’y mêlent la fatigue, les soucis d’argent ou d’organisation. La tristesse d’entendre ma fille de sept ans demander à sa mère, alors que je laçais mes éternelles caterpillar pour partir opérer ce chien de chasse avec sa torsion d’estomac : « mais maman, pourquoi papa il a choisi un métier où il ne peut pas rester manger avec nous ? »
Parce qu’il n’avait pas compris à quel point ça lui pèserait, ma chérie. Parce que malgré tout il est fier de tout tenter, de s’impliquer au point de risquer de perdre le recul, parce qu’il sauve des vies, parfois.
« Quoi, il est encore mort le chien ? »
Oui ma puce, celui-là est mort, un autre vivra.
« Quand même, il y a beaucoup de morts dans ton métier. »
Imagine si j’étais urgentiste, ou pompier. Ou plutôt non, n’essayons pas d’imaginer. Moi, j’ai une chance, j’ai ces mots, j’ai ce clavier. Je peux me regarder raconter, constater ma fatigue et mon risque de me brûler, et reprendre la distance nécessaire, bref : j’ai trouvé comment me sauver. Mais vous, mes chéries, vous, vous voyez juste que votre papa n’est encore pas là. Si vous saviez comme j’ai savouré de vous voir chanter ce matin devant le monument au mort, comment j’ai aimé vous voir jouer et crier avec les autres enfants.
Je suis là. Même quand vous ne me voyez pas.

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