11 novembre
dimanche 11 novembre 2018, 16:12 Un peu de recul Lien permanent
Cela a déjà été écrit mille fois. La sidération stuporeuse de fin de journée, pour reprendre les mots de Jaddo, ou l’extraction, étape par étape, de cette implication si nécessaire à notre travail, et pourtant si dangereuse pour nous et nos proches. L’oignon qu’on épluche jusqu’au cœur, ce chemin des larmes.
C’est… se remémorer… cette chienne morte sur ma table d’opération hier, parce que j’ai du décider seul, son propriétaire étant injoignable, de l’euthanasier plutôt que de poursuivre la chirurgie et de la réveiller. Je savais que nous courions à la catastrophe, je n’avais simplement pas envisagé ce diagnostic et son inéluctable issue. J’entendrai longtemps les larmes dans la voix du vieil homme, la déception, la colère – contre le sort, pas contre moi – et la gratitude.
« Merci, docteur, d’avoir fait tout ce que vous avez fait. »
C’est ce veau mort à l’anesthésie, hier encore, et cette fois sans aucune surprise – je tentais la chirurgie sur demande de son propriétaire qui ne pouvait se résoudre à l’euthanasier sans tenter quelque chose.
« Ah ben vous au moins vous essayez ! »
C’est ce chien enfin, mort il y a une heure sur la même table d’opération, pendant la chirurgie de sa torsion d’estomac. Là encore, sans surprise : j’avais prévenu de l’issue probable, voire certaine, vu le contexte, mais son maître ne pouvait se résoudre à ne pas tenter.
« Vous avez fait tout ce que vous avez pu. » me dit-il en me serrant la main, son vieux compagnon dans un sac plastique, à l’arrière du pick-up dans lequel, il y a peu, il l’emmenait encore pour faire semblant de chasser.
Qui les blâmerait d’avoir voulu essayer même quand je leur disais que nous risquions vraiment d’échouer ? Pas moi. Pas moi qui carbure à l’espérance et ne tient le choc que parce que, de temps en temps, je me délecte d’avoir eu tort et de réussir ce qui, selon toute vraisemblance, aurait du échouer.
Comme ce grand nigaud de berger trouvé dans la rue en train de mourir de froid à cause d’une intoxication au chloralose, un très, très vieil anesthésique encore employé pour tuer les taupes. Il a dormi deux jours : nous l’avons porté pendant deux jours. Il aurait du mourir aussi. Il va très bien.
Comme ce chat fracassé par une voiture et qui ronronne à cette heure sur les genoux de sa propriétaire.
Qu’elles finissent bien ou qu’elles finissent mal, ces histoires nous emportent bien trop loin, surtout quand s’y mêlent la fatigue, les soucis d’argent ou d’organisation. La tristesse d’entendre ma fille de sept ans demander à sa mère, alors que je laçais mes éternelles caterpillar pour partir opérer ce chien de chasse avec sa torsion d’estomac : « mais maman, pourquoi papa il a choisi un métier où il ne peut pas rester manger avec nous ? »
Parce qu’il n’avait pas compris à quel point ça lui pèserait, ma chérie. Parce que malgré tout il est fier de tout tenter, de s’impliquer au point de risquer de perdre le recul, parce qu’il sauve des vies, parfois.
« Quoi, il est encore mort le chien ? »
Oui ma puce, celui-là est mort, un autre vivra.
« Quand même, il y a beaucoup de morts dans ton métier. »
Imagine si j’étais urgentiste, ou pompier. Ou plutôt non, n’essayons pas d’imaginer. Moi, j’ai une chance, j’ai ces mots, j’ai ce clavier. Je peux me regarder raconter, constater ma fatigue et mon risque de me brûler, et reprendre la distance nécessaire, bref : j’ai trouvé comment me sauver. Mais vous, mes chéries, vous, vous voyez juste que votre papa n’est encore pas là. Si vous saviez comme j’ai savouré de vous voir chanter ce matin devant le monument au mort, comment j’ai aimé vous voir jouer et crier avec les autres enfants.
Je suis là. Même quand vous ne me voyez pas.
Commentaires
Des bises, copain
"« Quand même, il y a beaucoup de morts dans ton métier. »
Imagine si j’étais urgentiste, ou pompier. "
J'ai un pote cancérologue. En cancérologie expérimentale si je me souviens bien du titre.
En gros, c'est là où vous allez quand tout a échoué et qu'à tout hasard vous participez à un essai clinique au cas où.
Pas facile: non seulement il y a un gros risque que le traitement ne vous serve à rien mais en plus vous vous serez infligés des souffrances qu'un traitement palliatif vous aurait évité.
Pour le médecin... et bien c'est dur à plusieurs niveau. Par exemple parce que la plupart de vos patients meurent et qu'il ne faut pas pour autant s'endurcir pour éviter de les traiter comme des statistiques. Mais aussi parce que les traitements expérimentaux étant très lourd, il lui arrive de refuser des patients parce qu'il sait qu'ils ne supporteraient pas le traitement, physiquement parlant.
Et parmi ces patients il y a eu au moins une fois quelqu'un qu'il connaissait. Qui était venu espérant qu'il allait pouvoir tenter sa chance. Raté: cancer trop avancé.
Je sais qu'il tient entre autre à cause des cas qui marchent. Parce qu'un patient sauvé par de l'expérimental, ça veut dire que d'autres qui étaient considérés comme foutus vont peut-être s'en sortir ou à défaut gagner quelques années de vie heureuse en plus.
Le fait est qu'on y passe tous. Mais en tant que véto, vous voyez plus que les autres ceux qui meurent. Moi j'en verrai combien de mort des animaux domestiques dans ma vie? 10? Mais j'en sauverai combien? 2?
Mon pote passe son temps à voir des gens mourir. Mais il en sauve aussi. C'est pas donné à tout le monde.
Oui gamine, mais c'est parce que quand les animaux viennent voir ton papa, c'est qu'ils sont dans les griffes de la mort. Et ton papa il fait tout pour les sauver. Et il en sauve beaucoup.
Ton papa, il fait un métier dur où il faut être courageux. Parce que si ton papa était pas là, les animaux ils mourraient tout seuls, abandonnés. Tu as un papa courageux qui sauve des vies, gamine. C'est pas tous les papas qui font ça. ;-)
« Ah ben vous au moins vous essayez ! »
Rien que pour ça : félicitations et merci pour tous ceux que vous aidez ;-)
Encore une fois, merci. Leçon de vie, leçon de
courage. Si chacun, dans son domaine, dans son
petit environnement, faisait de son mieux… Continuez et faites-nous part de ce que vous vivez.
Même quand l'histoire finit mal (car la vie n'est pas
un conte de fée), elle réconforte, paradoxalement car
elle nous rappelle qu'en dehors des faits divers parfois
atroces des journaux, il y a tout plein d'"humains"
qui font de leur mieux.
que dire devant un tel texte, si humain, si décent, tout en retenue...qui déchire le coeur. Il y a toujours lieu d'être fier que l'on sauve ou soigne un humain ou un animal mais évidemment pour les petites, ce n'est pas facile. Comme dit Johan, ce n'est pas tous les papas qui font cela, et avec une telle implication.
Merci pour eux, les animaux et leurs " humains propriétaires" ( qui s'approprie l'autre ? ).
Beaucoup d'émotion à la lecture de ce post! Bon courage à vous!
J'y pensais, petite fille de Boule de Fourrure.
Ton papa est très courageux et il sauve des vies.
Mais toi aussi tu sauves des vies. Quand ton papa il te voit, je suis sûr que ça l'aide à continuer. Parce qu'il se dit que l'animal qu'il va soigner, c'est peut-être l'animal d'une petite fille qui est très triste et qui a peur de perdre son chien, son chat. Et qui va être contente que ton papa l'ait sauvé.
Et ce sera un peu grâce à toi, parce que tu auras du manger sans ton papa même si c'est dur, que cet animal il sera sauvé.
Bravo à toi aussi petite fille de Boule de Fourrure. Toi aussi, à ta manière, tu sauves des vies.
Quand Chien est mort, au retour de l'incinération, j'ai acheté une jolie carte pour mon véto, tandis que l'Urne m'attendait dans la voiture.
Au coeur de celle-ci, j'ai laissé quelques mots pour son enfant,sa femme aussi, et deux photos, afin de laisser comme une preuve, une explication au petit qui va devenir grand; qu'il sache vraiment Qui était son père.
Aussi, pour que les jours de doute, s'il y en a à venir, ce jeune véto les dépasse.
Alors, un jour comme le 11 novembre, votre article et le sens du témoignage...
L'espoir dans les pires moments, c'est toujours ce qu'il nous reste.
Autre métier. Responsabilité moins écrasante. Pas de mort. Mais insertion+social+enseignement = la même "sidération stuporale" qui me rend gaga quand je rentre chez moi pendant une bonne heure.
Je suis chez moi aux heures des repas. Mais : on ne se voit pas quasiment pas en dehors du 18-20 h.
Mais : pas un peseta pour bouger un peu, voir ailleurs, dépayser.
Par contre, la fierté d'être utile. Le SENS. Tant le cherchent. Nous l'avons. C'est une chance. Bisous.