Laurent Kloetzer - Petites morts

De l'époque des Colin, Gaborit, Calvo, Kloetzer, je garde de ce dernier un souvenir... romantique, lié sans doute à la fascination pour la petite Dvern, alors explorée dans un cahier de Casus Belli. Si mémoires vagabondes m'avait dérouté et laissé un souvenir mitigé, mes impressions sur la voie du cygne restent enthousiastes. Je ne sais plus de quoi tout cela parlait, en dehors de Jaël de Kherdan et Dvern, mais nombre de bouquin finissent ainsi, en cocons d'émotions ou d'idées, lovés dans un coin de mémoire.

Le royaume blessé m'avait déçu. Une impression de cible manquée, d'inadéquation, et des "clins d’œil" qui m'avaient horripilé. C'était des détails, mais ces private joke me sortaient immanquablement de ma lecture.

Cleer m'a intrigué, puis dérouté, parfois fasciné. Étrange objet littéraire, le souvenir est bien plus récent. Il est brillant, voire éblouissant. Indescriptible et pourtant... J'y ai retrouvé le plaisir des idées agiles, d'une narration déroutante, liquide, à la fois surprenante et fluide. Un bouquin avec la transparence du verre dépoli. Je sais, ça ne veut rien dire. Mais lisez-le.

Laurent Kloetzer ; Petites morts Petites morts est un étonnant projet. Laurent Kloetzer a repris plusieurs nouvelles anciennes, et joué sur la confusion entre les aventures de l'écrivain (son personnage, qui est écrivain, et qui est un peu lui aussi, sans doute) et celles de son alter ego romanesque. Souvenirs d'amours anciennes, brumes d'enchantements, drogues, réalité augmentée, rêves. On ne sait plus quand Kherdan rêve, quand il s'écrit, ou quand il rêve qu'il s'écrit. On ne sait plus s'il est conscient, s'il est fou, s'il est une victime ou un bourreau. Kloetzer utilise les codes des rêves et des cauchemars, les détourne, les perd. Reprend les fils de son intrigue, puis nous égare.

Des trois nouvelles qui constituent l'ossature des deux premiers tiers du volume, je pense en avoir déjà lu deux. Sensations horripilante de déjà lu, qui vient pourtant intelligemment opérer son charme, car les nouvelles ont été réécrites. Souvenirs flous de lectures anciennes, brumes de rêves mal digérés au réveil, même sensations ? Le procédé peut agacer... mais Kloetzer explore avec justesse les contradictions et la noirceur de celui qui s'imagine héros romantique, épéiste élégant dont l'amour sincère et absolu se donne sans retenue, sans arrière-pensée, pour s'évanouir et disparaître lorsque le jeu ne le satisfait plus. Cruel et enfantin, Jaël de Kherdan fuit ses romances lorsqu'elles ne peuvent plus s'accorder à sa vision fantasmée de son personnage. Jaël de Kherdan est lâche, et même détestable lorsqu'il s'abandonne, sans vraiment se l'avouer, à ses moindres pulsions.

Jonglant avec les insaisissables avatars de son héros, Laurent Kloetzer pousse plus loin le jeu sur la subjectivité de l'identité dans Immacolata, abandonnant ses anciennes nouvelles pour se réapproprier les codes de Cleer, jetant une passerelle étonnante de justesse entre l'écrivain de 1998 et celui de 2010. Plus de rêves et de magie, plus d'Amance, mais la réalité augmentée comme une drogue. Laurent Kloetzer fait de son personnage un "reconstructeur d'identité publique", manipulant le réseau et les documents pour offrir à ses clients une histoire plus adaptée à leurs ambitions. Abîmes d'identités construites et démantelées au gré de manipulations de l'histoire des personnages, dont la réalité n'est finalement attestée, lorsque la mémoire fuit, que par des documents falsifiables ou manipulables. Kloetzer nous perd et perd son personnage. Il nous effrayait avec l'évocation de ces doubles de nous-mêmes qui peuplent nos rêves et nos fantasmes, nous montrant l'ambiguïté des représentations de nous mêmes que nous offrons à ceux avec qui nous vivons. Il rend cette idée concrète en nous laissant entendre à quel point l'image que nous avons de ceux que nous côtoyons, ceux pour lesquels nous votons ou pour qui nous travaillons, ne dépend en réalité que de sources fragiles, dont la manipulation permet de construire une histoire fantasmée plus "réelle" que celle que tous ont oubliée.

Petites morts n'est pas mon roman de l'année, ni, dans mon souvenir (flou) mon Kloetzer préféré. Mais il stimule, il agace, pour le meilleur et pour le pire. Il dépasse le cadre de la fantasy avec l'ambition, plus commune en science-fiction, de nous faire réfléchir. Sans trop en avoir l'air.

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