Inachevé
mercredi 31 août 2011, 17:34 Vétérinaire au quotidien Lien permanent
Samedi, 21h00. Je suis d'astreinte, et le téléphone sonne. Une voix, féminine, plutôt jeune.
- Je vous appelle pour ma chienne. Elle ne va pas bien, elle respire difficilement, et elle ne veut pas manger. Elle est vieille.
- Et elle ne mange pas depuis combien de temps ?
- Depuis deux jours, mais ça fait une semaine qu'elle ne mange pas comme avant.
Deux jours que ça ne va pas du tout. Une semaine que ça bricole. Et elle m'appelle un samedi soir. Et évidemment, maintenant, c'est une urgence, et il n'est pas question de la repousser. Pas la peine de l'engueuler au téléphone, non plus...
- Bon, et bien on se retrouve à la clinique dans quinze minutes, d'accord ?
Lorsque je me gare sur le parking, elle est déjà là. Une vingtaine d'année, jolie, bien habillée, avec un vieux fox tout pourri dans les bras, qui se laisse poser sur la table et caresser sans émettre la moindre protestation. La jeune femme a tiqué quand j'ai appelé sa chienne "ma jolie" en la rassurant, mais après tout...
- Voilà, elle est vieille, et elle ne mange plus, et elle sent très mauvais...
L'euthanasie du week-end, pour être tranquille ? Elle n'a pas l'air de cadrer, et d'habitude, ces "consultations" là ont plutôt lieu le samedi matin. La jeune femme ne semble pas du tout à l'aise, voire même perdue, et sincèrement inquiète. La fox a quinze ans, n'a jamais été malade, n'a jamais vu de véto. Sa gueule a tout le charme d'une fosse septique, les chicots en plus, elle est un peu déshydratée. Des nœuds lymphatiques rétro-mandibulaires énormes (pas une surprise, vues les dents). L'auscultation est normale, bien qu'elle respire assez difficilement, et le reste de l'examen clinique aussi. Elle est très calme, très gentille.
- Mais pourquoi est-ce que vous ne me l'amenez que maintenant ? Un samedi soir vers 22 heures ?
J'ai posé ma question doucement, sans agressivité. Je ne suis plus en colère, comme je l'étais lors de son appel. Je suis juste un peu sonné, et je sens venir le pire des diagnostics : une insuffisance rénale chronique, et une euthanasie.
- Je ne suis jamais venue chez le vétérinaire. Je pensais que vous alliez la piquer, comme elle est vieille.
- Mais être vieux n'est pas un motif d'euthanasie... je vais peut-être trouver une maladie qui justifie cette décision, mais ce n'est pas certain. Et puis, plus vous attendez, plus son problème risque d'empirer, et plus l'euthanasie devient un risque, non ?
- Ah oui, c'est vrai aussi.
Elle a à peine l'air penaud. Pas contrarié, pas sur la défensive, juste penaud, et un peu surpris. J'ai beaucoup de mal à déchiffrer son visage. Elle n'est définitivement pas venue pour une euthanasie du week-end.
- Je vais faire une prise de sang, et nous allons vérifier comment vont ses reins et son foie. Je ne vais pas faire de comptage de ses cellules sanguines, de toute façon l'infection dentaire va la rendre anormale.
Elle n'émet aucune objection. Je n'ai pas l'impression qu'elle va me planter en fin de consult' en refusant de payer "parce que c'est trop cher". Je suis mal à l'aise, comme je le suis souvent avec les clients que je ne connais pas, entre ceux qui me reprocheraient d'en faire trop et ceux qui m'en voudraient de n'en faire pas assez. Je met les pieds dans le plat. Comme souvent.
- Comme nous ne nous connaissons pas, je préfère vous le demander : est-ce que vous êtes d'accord pour ces analyses ? je veux dire, elle est vieille, d'accord, mais pas forcément condamnée, mais pour poser mon diagnostic, j'ai besoin de ces analyses.
- Oui. Oui, bien sûr.
Surprise, encore une fois. Parce que le docteur en blouse blanche lui demande son avis ?
- Le bilan coûte environ 40 euros.
Pas d'objection.
Lorsque je fais la prise de sang, elle détourne le regard. Coup de bol, cette fox est vraiment adorable et je n'ai pas besoin d'aide pour le prélèvement. En attendant les résultats, j'essaie de la faire parler un peu, dans le silence nocturne de la clinique, cette étrange bulle de lumière dans l'obscurité du bâtiment et du village, avec ses odeurs cliniques et son silence seulement rompu par le halètement de la vieille chienne, nos mots presque chuchotés, le ronronnement asthmatique du frigo et les bzip bzip mécaniques de l'analyseur.
- Elle est vieille.
Elle répète cette phrase hors contexte, avec une drôle d'intonation, comme si elle testait une saveur étrange, mais sans la moue de l’écœurement, ni l'acidité de la peur. Elle ne le répète pas pour me dire quelque chose. Répète-t-elle ce que lui ont dit ses proches, en lui disant de ne pas venir ? Essaie-t-elle de s'en convaincre ?
Elle a la chienne depuis qu'elle est toute petite, l'a gardée avec elle lorsqu'elle a quitté sa famille, et n'a jamais vu un vétérinaire. Elle pense que sa chienne est vaccinée, enfin sans doute avant qu'elle se rappelle, quand elle avait 5 ans, elle. En réalité, elle ne connaît rien de mon univers. Sa louloute est une compagne de toujours, mais elle est un acquis, comme ces copines ou ces femmes que l'on ne prend plus la peine de regarder, de séduire, ou d'écouter. Elle est là, elle a toujours été là, et si elle sait qu'elle ne sera pas toujours là, cette notion n'est qu'abstraite. Qu'elle l'aime, je n'en doute pas un instant. Ce n'est pas une euthanasie du week-end, cela ne l'a jamais été. Cet amour est inconditionnel, même si elle est vieille, même si elle est moche, même si elle pue. Il ne lui viendrait pas à l'idée de ne plus l'aimer à cause de ça. Il est plus de 22h et je me perds dans cette conversation d'où perce, en filigrane, ces éléments qui ne sont que mes mots, mes analyses. J'attends le fichu bzip final de mon fichu analyseur, pour lire un résultat d'insuffisance rénale, et lui expliquer que je ne vais sans doute rien pouvoir faire, ou rien de bien, et finir par lui donner raison.
Je n'ai pas envie de la culpabiliser, pas envie de grand chose en fait. Je me sens fatigué.
Et puis, les résultats sont excellents. Du genre scénario de série à l'eau de rose. Même pas crédibles. tellement pas que je refais un paramètre, en douce. Enfin une bonne nouvelle à annoncer ?
Oui.
- Les résultats sont excellents, vraiment. Son bilan est très bien, regardez-là, ses reins, l'urée, la créatinine, là le foie... On ne va pas la piquer, ça c'est sûr. Maintenant, je vais lui faire une radio, pour vérifier que sa respiration difficile n'est pas liée à une infection profonde. Et si elle est normale, on va simplement soigner ses dents et sa monstrueuse infection dentaire.
Elle ne dit pas grand chose, sourit à peine. J'essaie d'être simple, pédagogue, mais elle ne semble accrocher qu'à mes conclusions. Le reste ne l'intéresse manifestement pas. Je réausculte la cocotte, histoire d'être sûr de ne pas avoir manqué un râle ou une aire silencieuse, et direction la radio.
Lorsque je reviens, la jeune femme est assise par terre.
- Je suis désolée, je ne me sens pas bien...
J'ouvre la porte de sortie directe de la consultation, l'accompagne sur la terrasse de la clinique, lui offre un verre d'eau. Sa chienne campe à ses pieds. Rassuré, je retourne en salle de développement.
Il n'y a pas grand chose d'anormal, ce sont des poumons de vieux chien.
Elle a juste des dents pourries, des abcès dentaires, une plaque de 3mm d'épaisseur, et la douleur, la réaction lymphatique et tout le toutim. A priori pas de septicémie associée, elle me semble "trop bien". De toute façon, on va la bombarder d'antibiotiques, et d'anti-inflammatoires.
J'explique le traitement à la jeune femme, revenue en salle de consultation. Lui détaille le diagnostic, résumant les bons points et les mauvais, lis avec elle l'ordonnance. je lui explique également qu'il faudra faire un détartrage et enlever les dents pourries, d'ici une à deux semaines.
Je ne peux m'empêcher de répéter :
- Vous voyez que les vétérinaires ne piquent pas un chien juste parce qu'il est vieux.
Elle sourit. Son premier vrai sourire depuis qu'elle est entrée.
Et lorsque je lui présente la facture, elle ne peut retenir un : "Oh, mais ce n'est pas cher !"
Que répondre à cela ?
De toute façon, il n'est pas loin de 23h, avec toutes ces conneries.
Plusieurs semaines après, je reste toujours fasciné et surpris par les réactions de cette jeune femme, dont je n'ai d'ailleurs jamais eu de nouvelles. Je n'ai pas pensé à lui demander son numéro de téléphone, et elle n'a jamais rappelé. Je ne sais même pas si elle habite dans la région. Je ne sais pas si mon traitement a fonctionné, si elle a fait détartrer sa chienne.
Et cette consultation, ou cette conversation, me laisse un drôle de goût d'inachevé.
Commentaires
Les consult' de garde, c'est comme les boîtes de chocolats ....
ce billet me mets les larmes aux yeux, parce que je sais que mon vieux chien est dans la même situation, mauvais résultats en plus, et que je n'ose pas aller chez le véto, parce qu'on vient de faire piquer son frère jumeau, et que je ne veux pas perdre mon vieux...
culpabilité mais peur de bouger...
euh bah y a pas que pour vous qu'il y a un gout d'inachevé du coup !
c'est étrange comme visite !
ah si une question
est ce qu'il vous serait possible d'expliquer au profane que je suis, ce que sont des "nœuds lymphatiques rétro-mandibulaires énormes" ?
Merci
@amon, c'est ce qu'on appelle les ganglions. Vous savez quand le médecin vous fait lever la tête et palpe derrière votre mâchoire puis votre cou.
Fourrure :
Voilà : ce sont des centres de défense locaux, ils grossissent quand les défenses qui sont dedans s'activent, en cas d'infection par exemple.
Ah ben merci
trop content je suis
Me reste plus qu'à apprendre ça par cœur et trouver une occasion pour le placer :p
Flute, zut, nous aussi on aurait aimé savoir...
Je trouve ça curieux... Je veux dire, j'ai un vieux souvenir d'une époque lointaine où je faisais pas mal de gardes, soit un week end sur deux et deux nuits par semaines.
À l'époque, c'était plié : je demandais systématiquement un numéro de portable. Afin de ne pas me retrouver comme une c... à la clinique à attendre des gens qui ne viennent pas, ne viennent pas, hmm, je vais attendre combien de temps, là ? Et puis je les rappellais, ah, ben, ça va mieux... On a décidé de ne pas venir finalement !
En tous cas je suis bien contente pour cette bestiole !
elle est belle cette histoire... c'est une belle histoire d'amour entre cette jeune femme et son chien. Oui elle aurait pu l'amener plus tôt, lui donner plus de soins préventifs... oui... mais peur du prix (à 20 ans on est fauchés), peur de perdre sa chienne ? Dans sa tête, elle venait avec la certitude qu'elle rentrerait sans elle parcequ"elle est vieille". la démarche a du être tellement difficile !! mais elle l'aime sa chienne...
merci à vous (et oui... un bilan pour 40€ ce n'est pas cher, mais alors pas cher du tout ! je rêve de prix comme ça ! mais en Suisse... faut pas rêver lol)
ben quand on vient d'une famille qui ne fait pas soigner ses animaux et qu'on n'a jamais été chez un veto, on imagine deja que c'est ruineux, et on a toujours très peur qu'il nous annonce des trucs terribles. Vu qu'on a aucune connaissance on est forcement oblige de se fier a son diagnostic et ça fait très peur car on se dit "s'il m'annonce le pire je fais quoi?"
ça fait 9 ans que j'ai un lapinou, en plus aller chez le veto pour ce "genre" d'animal....je vous dis pas l'absence de soutien familial et les remarques désobligeantes ...heureusement que j'avais une copine pour m'accompagner la toute première fois pour aller chez le veto
j’imagine que cette fille avait du baigner dans des remarques du genre que ça va la ruiner, ça sert a rien de soigner son chien qui est vieux, que c'est ridicule d'aller chez le veto, que comme le chien est vieux de toute façon le veto va le piquer....
quand on est jeune c'est quand même encore assez difficile de s'opposer a son environnement, c'est bien qu'elle ait ose faire la démarche, que son inquiétude pour son chienne l'ait aidée a dépasser ça
On dirait presque un rêve. Un personnage sortant de nul part, et qui disparait, qui laisse derrière lui simplement une drôle d'impression, une bonne surprise qu'est cette réaction inattendue, et cette impression d'inachevé, comme lorsqu'on se réveil trop tôt.
A Mline...
Comment dire?...
Sans vouloir vous désobliger, (et en toute humilité quand à l'interprétation de cette tranche de vie) y'a pas une once de rêve dans l'attitude du Bon Dr Fourrure!
J'y vois surtout une immense perplexitude du narrateur sur les tenants et aboutissants qui ont conduit cette jeune femme à venir consulter: Pourquoi à ce stade de la "maladie" et surtout, pourquoi à cette heure-ci???
Et, Pourquoi une évaporation dans la nature après-coup? On est limite "X-Files" dans ce genre de situation!
Le Dr F. a reçu une éducation toute pétrie de pragmatisme, de cartésianisme, et de plein d'autres sciences dures en "isme" qui adorent qu'à une question posée se trouve une réponse appropriée!
Alors, le silence, ça va pas du tout, là!
En plus, Fourrure est un homme: j'vous dis pas les abysses d'incompréhension existant parfois entre les sexes. Il y a peu, je lisais un livre passionnant:"Pourquoi les hommes n'écoutent jamais rien et les femmes ne savent pas lire les cartes routières ? "de Barbara Pease, Allan Pease et Thomas Segal...
J'y ai appris pas mal de trucs, entre-autres qu'une femme parle beaucoup, pour le simple plaisir de communiquer, sans nécessairement attendre de réponse en retour, alors que pour un homme: 1 question = vite, vite, 1 réponse efficace et circonstanciée!
1 problème = vite, 1 solution.
Pour une femme, la solution est déjà dans le fait d'avoir verbalisé le "problème"
En plus, après avoir tourné deux heures autour du chien, en fin de soirée qui plus est, à se torturer les méninges en se disant "Ca peut pas être aussi simple pour qu'elle m'ait dérangé nuitamment, il doit bien avoir quelque chose qui m'échappe ce Klebs!!!" y'a plus trop de place pour la poésie du mystère...
Moi aussi, ça me fait poser des questions ce genre d'attitude...
J'irais même, des fois, jusqu'à m'interroger sur l'état psychique de mes concitoyens...
@ Rollin:
Lorsque je parle de rêve, j'évoque bien l'activité cérébrale du sommeil où l'on "vit" des événements bizarres, parfois sans queue ni tête, et souvent sans véritable commencement et/ou fin claire. Je n'évoque pas le rêve dans sa définition d' "événement très agréable qui ne peut se réaliser qu'en rêve". D'ailleurs je ne sais pas vous, mais personnellement je n'ai quasiment pas de rêves qui répondent à cette définition !
J'espère être plus claire :)
à moi aussi il me faut des réponses, et à la place de fourrure, j'aurais été tout autant perturbée de cette visite, avec les mêmes pourquoi que vous évoquez ci dessus.
Verbaliser le problème ne m'apporte jamais de solution, tout au plus cela me permet de mieux cerner la difficulté (comme lorsqu'on pense à voix haute), mais souvent ça apporte aussi bon nombre d'autres questions ! Je ressemble plus à un homme du point de vue communication je crois bien :)
Ho, c'est personne me rappelle moi dans le sens ou j'ai eu ma première chienne à 10 ans et qu'elle m'a suivit jusqu’à mes 25 ans. Elle avait 17 ans ma vielle. ELle m'a toujours suivit. Je ne la laissais jamais en arrière. Elle a été ma meilleurs amie durant bien longtemps.
Il est vrai que je l’emmenais rarement chez le véto. Mais bon avec l'age, elle a commencé à cumuler les problèmes de santé. Et mon véto me voyais presque tout les mois. Et cette cliente me rappelle moi aussi parce qu’a chaque fois que j'allais chez le véto, je me faisais des films ou il me disais, faut la piquer. (parce qu'elle était vieille justement) Je crois que c'est depuis cette époque que les vétos sont ma hantise. lol
Par contre attendre 22h00...avant de venir vous voir...c'est assez étrange. Quand on vous lis, on a presque l'impression qu'elle n'est pas vraiment là.
Ben oui, soigner les dents de son chien, je comprends, mais il y a tellement de gens qui ne peuvent soigner les leurs....par les temps qui courent !
Pourquoi 22h? Parfois, c'est tout simple: l'angoisse de recourir au véto, plus peut être celui du coût de la consult dont elle ignore même l'ordre de grandeur, face à l'angoisse de la souffrance du chien... ya un moment où ça s'inverse, où la seconde devient plus forte que la première, et il est 22 heures, c'est tout. La persistance d'une angoisse forte mais diffuse explique sans doute le comportement "pas vraiment là".
A-t-elle, n'a-t-elle pas fait soigner les dents de son chien? Le mouton a-t-il ou non mangé la rose?
J'aime bien vos histoires, même (surtout?) lorsqu'elles sont inachevées.