Matrice oh ma matriiiice, ne touche pas à matrice...

Oui, je sais, le titre est mauvais, mais il est tiré d'une excellente chanson des Singlar Blou dont je vous recommande chaudement les délires musicaux. Notamment la Complainte du taureau, une ballade comme on les aime (promenez vous sur le site, c'est sur le dernier album dans la partie "discothèque"). C'est du rock agricole, c'est à dire que les musiciens sont avant tout agriculteurs, en Corrèze. Et en plus ils sont bons (en musique en tout cas, le reste, je sais pas).

Bref.

Certains invoquent la loi des séries, d'autre le pas de bol, les plus pragmatiques parlent de complications de vêlages tardifs. Mouais...
En tout cas, cette semaine, au menu il y avait des renversements de matrice.

Le principe est simple : une vache vêle, mais le veau sort accompagné de l'utérus qui se retourne comme une chaussette et pend à l'extérieur, exposant la muqueuse utérine aux intempéries. Cette complication est très grave, pour plusieurs raisons :
L'utérus est accompagné de deux très grosses artères, les artères utérines, qui peuvent se déchirer lors de leur extension vers l'extérieur (comme lors de leur réintroduction vers l'intérieur). C'est la mort pour ainsi dire immédiate, et sans appel : localiser précisément l'hémorragie et parvenir à la juguler est impossible.
La douleur est intense, très intense. Heureusement, les vaches sont des animaux très endurants à la douleur, ce qui leur évite de mourir de choc algique (contrairement à d'autres espèces : je n'ai jamais vu une jument survivre à ça, mais heureusement c'est rarissime chez elles).
L'utérus est dehors, et il n'est pas fait pour ça. Il arrive fréquemment que la vache se l'accroche aux barrière, aux fourrés, aux barbelés, ou qu'une autre vache marche dessus. Parfois, les dégâts sont au-delà du réparable...

Évidemment, visuellement, c'est très impressionnant : si j'arrive juste après le renversement, l'utérus est généralement assez petit (une vingtaine de kilos, une longueur d'environ 70-80 cm). Mais parfois, on m'appelle le matin pour un vêlage de la nuit, la vache ayant attendu 2, 5, voire 10 heures... et là l'utérus se gorge de sang veineux, la muqueuse sèche et se fragilise, j'en ai vu de plus d'1m20 de long pour un poids avoisinant sans doute les 50 kg.

Semaine de matrices, donc. Sachant que pour une raison inconnue, je n'en avais pas fait depuis quelques mois.

Echauffement

Lundi, 7h30

"Service de garde bonj...
- Allo, c'est Nère ! J'ai une vache qui a le ventre dehors !
- Hmmf j'arrive de suite"

5 minutes plus tard, je suis sur la route, le téléphone sonne à nouveau.

"Allo, c'est Noyant !
- Oui ?
- J'ai une vache qui arrive pas à vêler j'ai l'impression que c'est très gros !
- Ben je remets une matrice et j'arrive..."

Lundi, 7h50

La vache est debout, isolée dans son boxe de vêlage. Bon point, aucune autre n'aura marché sur la matrice. Manifestement, elle est fraîche, et délivrée, ça tombe bien, je suis pressé, il y a un vêlage qui m'attends. M. Nère a déjà attrapé la bestiole et préparé un arrosoir plein d'eau glacée, dans lequel je vide un désinfectant. Dans un coin, le veau grelotte, il est trempé : j'avais vu juste, ça vient d'arriver.

La paille est fraîche, craquante, le reste du troupeau nous regarde à travers les barrières, il fait beau et je serais au soleil pour travailler. Pas si mal.

Première chose, une anesthésie épidurale. La vache a le bon goût de ne pas bouger ni de tenter de me dégommer à grands coups de savate.
La queue retombe comme un linge, l'effet est presque immédiat. Parfait.

J'enfile ma chasuble en plastique, histoire de sauver mes vêtements en début de journée, puis je prends la matrice à bras le corps. Elle n'est pas trop lourde. Je la soulève et la fait tourner tout en la nettoyant sous l'arrosage de l'éleveur. Je la cale ensuite sur mon bras gauche et contre ma poitrine, puis, de ma main droite, je commence la réintroduction. D'abord le vagin que je remets à sa place, puis le col de l'utérus. Ca, en général, c'est très facile. Grâce à l'anesthésie, la vache ne pousse pas.
Maintenant, je pose ma main à plat contre la muqueuse utérine et je la fais glisser vers l'intérieur tout en la soulevant de mon bras gauche. Doucement, Pas trop gonflée, pas abîmée, elle rentre presque toute seule : trop facile. En 5 minutes, le travail est fait. J'enfonce mon bras dans le vagin jusqu'au fond de l'utérus pour déployer la "chaussette" renversée à sa place. Je ne décèle aucune lésion, la vache va bien, c'est vraiment impeccable. Je met trois oblets antibiotiques, puis je passe à la "suture".

La plupart du temps, grâce à l'anesthésie, la vache ne pousse pas et ne risque pas de ressortir la matrice, mais cela peut arriver, surtout quand ladite anesthésie arrive à son terme. La coutume est donc de placer trois à quatre immenses épingles à nourrice en travers de la vulve afin de la fermer, puis de les lacer avec une bonne ficelle. Piercing de sauvages, comme l'avait commenté une de mes stagiaires... La vache est anesthésiée, elle ne sent rien. Il vaut mieux d'ailleurs, sinon elle m'expliquerait probablement tout le bien qu'elle pense de mes méthodes.

Une injection d'antibiotiques et je saute dans ma voiture, direction la stabu de M. Noyant. Là-bas, ce sera une césarienne, mais c'est une autre histoire. Il est déjà 8h10.

Corps à corps

Lundi, 19h30

Pour une fois, on pourrait presque dire que nous finissons à l'heure (19h00, en théorie). Juliette et moi réalisons les derniers soins aux animaux hospitalisés, quand le téléphone sonne. Je décroche, c'est encore moi qui suis d'astreinte.

"Service de garde, bons...
- Allo, c'est Aimans, j'ai une vache qui a rendu le ventre !"

Ah, pas banal chez un laitier. Bon... Je vérifie que j'ai tout ce qu'il faut dans la voiture, et je file. C'est qu'il habite à une vingtaine de kilomètres le bonhomme.

Le soleil tombe en oblique sur les Pyrénées, la lumière est splendide sur les crêtes des collines. Je n'ai pas mon appareil photo, tant pis.
Je me gare dans le couloir central de la stabulation, le père Aimans est en train de traire, son fils n'est manifestement pas là, c'est un jeune ouvrier qui m'accueille.
J'adore l'ambiance de ces grandes stabulations, le bruit de la machine à traire, la poussière soulevée par le manitou, le boucan des génisses qui attendent la nourriture, le bruit des cornadis qui claquent. Le soleil filtre à travers les tôles percées du fond du bâtiment, dessinant des rayons de lumière jaune dans la poussière.

La vache est couchée dans le parc de vêlage, elle n'a pas l'air fraiche du tout, elle. La matrice ne semble pourtant pas être sortie depuis longtemps, le veau est mort, étendu derrière elle avec encore les cordes de vêlage accrochées aux antérieurs. La litière est trempée, très sale, mais des sacs d'aliments vides ont été placés sous la matrice pour la protéger. Bon réflexe.

"Je n'ai jamais vu ça."

C'est la voix du père Aimans, 75 ans au moins, toujours sur le pont, et la déclaration me surprend, mais il est vrai que cet accident est très rare chez les vaches laitières.

"Je crois que je ne vous servirai pas à grand chose, mais Jérémie va vous aider, à deux, vous y arriverez ?"

Effectivement, il faut pas mal de force pour être utile dans ce genre de circonstances, et à deux, on devrait y arriver. Je prends les devants avant qu'il ne retourne à la salle de traite :

"Vous savez, ça peut mal finir ce genre de choses. Même si elle vient de la sortir, le choc consécutif au renversement de matrice peut très bien la tuer.
- Et bien, de toute façon, on n'a pas le choix, non ?
- Non."

A voir l'attitude de la jeune vache, couchée sur le côté, battant vaguement des postérieurs, j'ai un mauvais pressentiment. Début de fièvre de lait avec, ou prémices de l'agonie ? Ou simplement le choc et la douleur d'une primipare qui ne comprend pas du tout pourquoi sa vie tranquille s'est soudainement transformée en enfer de douleur ?
Pendant que Jérémie va chercher deux seaux d'eau froide, je fais l'anesthésie puis je délivre la vache. Je sépare le placenta de l'utérus en prenant bien garde à ne pas déchirer les cotylédons. Ces espèces de champignons très vascularisés servent de surface d'échange entre la mère et le placenta chez les ruminants. J'arrive à en enlever la majorité, mais pour certains, je laisse un bout de placenta, encore trop bien accroché. Je ne suis pas là pour déchirer les cotylédons, elle expulsera plus tard ces quelques débris.
Une fois l'ouvrier revenu, je tente de la relever. Redressée sur le thorax, nous la secouons, coups de fourche, grandes claques et cris d'encouragements. Rien à faire, elle retombe invariablement sur le flanc.

"Bon, on ne va pas pouvoir la lever. Le but du jeu va donc être de la garder couchée, mais sur le thorax, et les postérieurs en arrière, en "grenouille". Il faut deux grandes cordes, et une ou deux bottes de paille pour caler la vache."

Le temps qu'il aille chercher tout ça, je rassemble mon matériel : trousse de suture, désinfectant, épingles, oblets gynécologiques, antibiotiques, anti-inflammatoires.

Nous attachons les cordes aux postérieurs, puis nous les tendons en les attachant vers l'arrière. Pour l'instant, elle est toujours sur le flanc, et ne se débat pas. Je n'aime pas ça, elle est trop passive. La tête de la vache est attachée à l'opposée du boxe.
Ensuite, nous la basculons sur le sternum avant de la caler grâce aux bottes de paille. Puis nous retendons les cordes des postérieurs vers l'arrière, tout se déroule impeccablement bien, la matrice pendouille lamentablement et se pose sur le sol entre les deux cuisses.

"D'habitude, c'est plus compliqué de les mettre comme ça..."

J'aurais du me taire. Deux mouvements et vlan, la vache est de nouveau sur le flanc. Il faut reprendre la manœuvre au début... C'est une jolie bestiole de plus d'une demi-tonne que nous manipulons à deux, qui a mal, qui a peur, et qui n'apprécie pas les contorsions que nous lui imposons. Mais nous n'avons pas le choix.

L'odeur de sang est prenante, mêlée à celle des eaux du vêlage, à la bouse et à la poussière, dans un vacarme assourdissant : machine à traire, meuglements sourds ou aigus, claquements des cornadis, Jérémie et moi sommes couverts de merde et trempés de sueur. Le cadavre du veau est toujours dans un coin du parc.
Il faudra 5 essais pour stabiliser la vache.

Le travail peut commencer. Je m'agenouille entre les postérieurs écartés, puis je m'avance jusqu'à pouvoir poser la matrice sur mes jambes. Je suis serré entre les cuisses de la vache qui bouge encore, mais sans conviction. Calé, concentré, je dois rentrer cette matrice, et vite, avant qu'elle ne se remette sur le flanc. Je réponds mécaniquement aux questions de l'ouvrier qui n'avait jamais vu ce chantier. Il a quel âge, 18 ans ?

"Oui, la matrice est énorme, mais elle a déjà réduit de taille, imagine qu'elle contenait ce veau il y a encore une heure."

"Oui, elle s'est retournée comme une chaussette. Ca, c'est la muqueuse, le tapis interne, si tu veux. Ca, les cotylédons, il y en a plus d'une centaine. Ces trucs blanchâtres translucides, ce sont des fragments de placenta."

"Oui, elle peut y rester, le pire danger maintenant ce serait que les artères utérines, qui transportent tout le sang vers l'utérus, se rompent, notamment quand je redéploie l'utérus à l'intérieur. Malheureusement, il n'y a rien à faire... On verra bien."

Au fil de la discussion, l'utérus reprend sa place. Jérémie a versé les deux seaux d'eau et d'antiseptique sur la matrice - et mes genoux. Le vagin d'abord, puis le col, le corps de l'utérus, et les deux cornes. Pas de déchirure, j'ai de la chance, l'utérus est assez solide quand il n'est pas resté dehors à attendre. Ca glisse, ça dérape, ça saigne, la manœuvre me prend environ 15 minutes.
Je suis les oscillations de la vache lorsqu'elle essaie de tirer sur les cordes qui entravent ses postérieurs. Drôle de sensation que cette fusion avec l'animal, son utérus entre les bras, posés sur mes jambes, je suis serré entre ses cuisses, agenouillé dans le sang, le liquide amniotique et le lisier. Gestes rapides et méthodiques, le vagin, le col et l'utérus ont repris leur place.
Je finis par m'allonger derrière la vache pour redéployer toute la matrice à l'intérieur, je suis trempé. Les oblets, les épingles, et nous détachons la vache, qui reprends une position intermédiaire. Je titube et vacille en me relevant, ankylosé et épuisé.

Antibiotiques, anti-inflammatoires, je lui administre également des sels de calcium et de phosphore au cas où elle en manquerait, ce qui pourrait expliquer sa faiblesse.

Elle devrait survivre.

Moi aussi, mais je vais aller me doucher. Il est 21h30.

Champ de bataille

Samedi, 10h15

Francesca passe la tête dans l'entrebâillement de la porte de la salle de consultation.

"Docteur, c'est madame Alleroy, un renversement de matrice."

Et m...

Rebelote, et cette fois j'emmène Juliette qui n'a pas vu ce genre de chantier depuis longtemps. La matinée est calme, profitons-en.

Il me faut une dizaine de minutes pour être sur place. La vache est une laitière (encore !) dans une vielle étable. Je rentre, plutôt souriant, mais mon sourire s'efface lorsque je vois la vache.
Manifestement, madame Alleroy est venue dans ce bâtiment après avoir fini de traire, avoir mis les vaches au pré et pris son café : celle-ci a certainement vêlé au milieu de la nuit. Le veau est attaché contre le mur. Lui, il va bien. La vache aussi, remarquez. Elle rumine bêtement, comme si de rien n'était. Tant mieux. Par contre, elle est couchée, mais en position normale.
Ca va être l'horreur. L'utérus est noir et violacé, on devine la finesse de sa paroi sous sa tension. Vu sa taille, il est gorgé de sang. Ou bien des intestins voire la vessie sont passés dedans, dans la chaussette renversée. Typiquement le genre de matrice qu'il suffit de toucher pour déchirer.

Celle-là, si elle y survit...

Je fais l'anesthésie, tout le matériel est là. Vue son attitude, elle doit pouvoir tenir debout. Des voisins commencent à affluer et pronostiquent le match. Pas un ne doit avoir moins de 60 ans, mais cette-fois, je vais avoir besoin de main d'œuvre.

Grandes claques, cris, coups de fourche et de pieds, la vache reste couchée, imperturbable. Elle n'essaie même pas de se lever. Il faudra carrément sortir l'aiguillon électrique pour la décider, mais, en deux essais, c'est un succès. Cette fois, je me sers d'une planche d'une quarantaine de centimètres de large et d'un mètre de long pour soutenir la matrice.

Un papy à ma gauche, appuyé contre le mur.
Un papy à ma droite, assez petit, qui soutient la planche sur ses bras croisés.
Mamie tire la queue de la vache pour tenter de la décoller du mur.
Juliette aide le papy à ma droite.
Une autre mamie papillonne par-ci par-là, se demandant comment être utile.
Et la vache est contre le fond du bâtiment. Ca ne va pas nous simplifier les choses puisque si elle se met contre le mur et y cale son derrière, je me retrouverais superposé au papy qui est censé tenir la planche de ce côté. Elle semble terriblement perturbée par notre agitation : elle est occupée à manger du foin...

Cette fois, il faudra 5 seaux pour nettoyer l'utérus. Il y a quelques déchirures superficielles, je vais éviter de les recoudre, mon aiguille risquerait de faire plus de dégâts qu'autre chose. L'eau et l'antiseptique débordent par tous les côtés, les deux vieux prennent la douche et rigolent : "c'est les bains turcs !"
Celui qui est à ma droite m'inquiète, je ne suis pas sûr qu'il soit en état de porter la planche et ses 60 kg de matrice derrière une vache qui bouge. Sa femme non plus d'ailleurs, qui vient prêter main forte à Juliette. A trois, si ils ne se gênent pas trop, ils devraient y arriver. Avec la rigole derrière l'aire de couchage, c'est pas gagné.
Lors de mes stages, j'ai souvent porté cette planche que nous utilisons dans ces cas où l'utérus est trop gros pour être sur mes seuls bras, malgré ma musculature remarquable (...). Je sais à quel point c'est pénible. En plus, il faut porter cette planche très haut, juste sous la vulve, et de préférence un peu en pente vers la vache pour utiliser la gravité dans la réintégration de la matrice.
Pour moi, c'est aussi l'horreur : la planche, placée plus ou moins sous mes bras, m'oblige à travailler avec les bras très haut, sans que je m'appuie non plus, c'est déjà assez lourd pour mes sexagénaires. En plus, je travaille à bouts de bras à cause de la largeur de la planche, l'effort musculaire est bien plus pénible que dans les cas précédents.

Cette fois, j'y vais très, très doucement. Réintégration du vagin et du col, facile comme toujours. Je "vide" l'utérus vers le ventre, et sens les intestins regagner leur place. J'avais vu juste, ils s'étaient glissés dans le poche crée par la matrice renversée. Déjà, son diamètre a diminué. Ensuite, le plus délicatement possible, je fais rentrer l'utérus, lentement, doucement, avec cette vache qui balance de droite et de gauche et ces vieux qui ahanent, la mamie à droite a carrément posé la planche sur son dos en se penchant en dessous. C'est l'enfer.

Et évidemment, ce qui devait arriver arriva. Grosse déchirure sous mon poing serré. J'enlève mes gants et bondis sur ma trousse de chirurgie, je fais un surjet en quelques instants, serre mes nœuds, et reprends. Méthodiquement, doucement. Malgré tout, je vois la muqueuse se déchirer à nouveau sur ma suture : peine perdue, je ne recoudrais plus, l'utérus n'est pas assez solide. Espérons que toutes ces déchirure seront assez superficielles pour ne pas percer la séreuse, cette membrane qui tapisse les organes côté ventre. Sinon, ce sera la péritonite... et sans doute la mort.

Pas à pas, très doucement, l'organe reprend sa place normale. Le travail est presque terminé lorsqu'un pied qui glisse fait descendre la planche. La matrice suit, trente bon centimètres à reprendre...
Les renversements de matrice ce sont souvent des bataille de patience et d'obstination. Dans le calme de cette vieille étable, on entends les respirations sifflantes de mes coéquipiers, et mes inspirations hachées. Je suis épuisé, mais je n'ai pas le choix. Je devine ces douleurs musculaires dans mes biceps et mes pectoraux, qui signent les déchirures et les cachets d'aspirine pour les jours à venir.

Je sens les fluides tièdes couler le long de mes bras, du sang et de l'eau qui glissent dans ma chasuble et coulent le long de mon thorax : j'ai oublié de remettre des gants après la suture. Parfait, je vais être magnifique en enlevant ce truc tout à l'heure.

Il faudra plus d'une demi-heure d'efforts pour que la matrice regagne enfin sa place normale. Je place les oblets, les épingles et le lacet. Puis j'injecte antibiotiques et anti-inflammatoires, que je vais prolonger sur une semaine, elle en aura bien besoin. Les sexagénaires rentrent chez eux, en refaisant le match et en comparant avec les techniques d'il y a 10, 20 ou 30 ans. Manifestement, ça leur rappelle leur jeunesse !

Quant à ma tenue, c'est une merveille : le sang dilué a teinté mon t-shirt blanc et mon pantalon écru de nuances pastels, très artistiques. Un client me voit arriver à la clinique avant que je file à la douche.

"Vous êtes splendide !
- C'est une ovario de chatte, il y a eu une petite hémorragie, mais elle va bien."

Le gars rigole. Allez, à la douche.

Dernier round ?

Lundi, 7h50

Le téléphone sonne. Encore. Je vous ai déjà parlé de sa sonnerie, je crois ?

"Service de garde, bonjour ?"

Tiens, on ne m'a pas interrompu.

"Oui, c'est Baldet, j'ai un renversement de matrice."

Oh, ça change. Un qui dit "renversement de matrice" et pas "rendu le ventre". Ailleurs, j'ai entendu :
- Sortir le petit Jésus
- Mettre le sabot au vent
- Sortir le mascloun (mais ça ça n'a pas la même signification ici, où je travaille maintenant).
Et chez vous, on dit comment ?

Vingt minutes de route, une stabulation au soleil, c'est agréable sans la pluie.

La vache est couchée avec trois autres dans un petit parc. Dangereux, ça, si une autre avait marché dessus... Son veau est à ses côtés, encore mouillé. Parfait : celle-là est récente.

"Je n'ai pas essayé de la faire lever, pour pas qu'elle s'abîme, on va la mettre entre les barrières, là."

Impeccable. La manœuvre est moins facile que prévu avec cette bestiole qui n'a pas décidé de nous aider, mais en 5 minutes elle est à peu près en place. Au moins, il n'y a pas eu besoin de la brutaliser pour la faire se lever. Je fais l'anesthésie locale, comme d'habitude.

Délivrance facile et rapide, nettoyage de la muqueuse, j'enlève la paille, la bouse et les débris non identifiables. Encore une douche glacée pour commencer la journée, mais l'eau froide favorise la vasoconstriction, réduisant la taille de la matrice et les petites hémorragies.

Cette fois, il faudra une dizaine de minutes pour remettre l'utérus à sa place, l'éleveur est content, il voit que ça se passe bien. Je le tempère quand même en lui rappelant qu'on peut avoir des morts lors de la réintégration. De fil en aiguille, j'évoque avec lui mes pires matrices.
Celle aux douze coutures.
Celle qui avait suivi une embryotomie.
Celle de la vache en liberté dans un sous-bois, qui avait accroché une des ronces et des mûres à son placenta (celle-là, heureusement qu'elle n'avait pas délivré, le placenta avait protégé l'utérus).
Celles qui sont mortes à peine le travail terminé.
Celle de la limousine qui avait piqué un cent mètre dans les prés avec sa matrice au derrière, laquelle était tombé au bout de quelques ruades. La vache avait fait 50 mètres de plus avant de mourir, saignée.
Celle qui avait gelé, un petit matin d'hiver (elle a survécu, et a eu encore un veau après !!).
Celle qui était morte parce que son éleveur avait décidé que ce serait plus facile de remettre la matrice à la ferme, et qui lui avait fait remonter tout un pré et une petite route attachée derrière le tracteur.
Celle qui était déchirée et chez laquelle la vessie, renversée elle aussi, était passée dans la déchirure.

Quelques anecdotes pour appeler à l'éleveur (et au lecteur ?) que même si les dernières se sont bien passées, les catastrophes ne sont malheureusement pas rares.

Fil des commentaires de ce billet