Contacts humains
vendredi 15 février 2008, 13:43 Animalecdotes Lien permanent
Par Vache albinos, invité de luxe
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Mardi soir, ou plutôt mercredi matin. Je dors, comme souvent à ces heures-là. La journée écoulée a été rude, les urgences se sont accumulées ces derniers temps sur un planning déjà chargé. Je ne m’en plains pas, même si je préfère crouler sous les vaccins que, comme c’est le cas depuis janvier 2008, sous les cas rares et graves. Le besoin de souffler commence à se faire sentir, une fatigue morale surtout, fatigue de devoir gérer la tristesse compréhensible des uns tout en ménageant l’exaspération incompréhensible des autres qui, pressés par le planning surchargé de leur inactivité latente, ne peuvent concevoir qu’un docteur ait du retard dans ses rendez-vous.
« Je suis vraiment navré madame Clockwork, mais un patient est venu avec un chien en convulsions, nous sommes en train de le gérer, nous allons avoir du retard…
- Mais je n’y suis pour rien, moi docteur, et je n’ai pas que ça à faire. »
Que répondre ? Souvent je m’adapte, je réagis spontanément, trop peut-être. Parfois l’indélicat s’excuse, parfois il raconte alentour avoir été mal accueilli. Dans ce registre, je me souviendrai longtemps de la venue de Robert de Niro dans mon cabinet (pas le vrai, hein…). Jugez vous-même.
Un lundi, jour d’affluence, évidemment, les petits bobos du week-end ont sévi, comme toujours. 45 minutes de retard sur les consultations (sur rendez-vous dans cette plage horaire), une urgence en perfusion, la sortie des chirurgies du matin à prévoir, je n’ai même pas encore trouvé le temps de téléphoner aux propriétaires pour les rassurer. J’ouvre la porte de la salle d’attente (le cabinet n’a ni ASV ni pôle d’accueil, et ouvre sous l’autorité et la responsabilité d’un unique vétérinaire, tandis que l’autre assure les visites à domicile et élevages). 4 places assises en salle d’attente. 7 personnes attendent. Parmi elles, une jeune fille, la vingtaine, timide, et son compagnon, vraisemblablement. La demoiselle, petite blonde à l’inquiétude palpable, tient contre son sein un petit chiot qui, s’il semble couiner quand il change de position, n’en est pas moins en alerte et tente de lécher le gloss de sa patronne. De l’autre main, elle tient celle de son ami, donc, un gaillard caricatural, d’une dizaine d’années de plus qu’elle, musclé comme un athlète, de courts cheveux noirs luisant de gel organisés en piquants décolorés sur la pointe, et un débardeur gris perle trop étroit pour lui. Ses yeux sont masqués par une paire de lunettes de soleil façon Top Gun. La demoiselle est debout, à côté de Mme Respectable, 80 ans, elle aussi debout, tandis que Robert de Niro est assis, jambes écartées. Il mâche ostensiblement, bouche ouverte, un chewing-gum.
Intuitivement, quand j’ouvre, il se lève et presse son amie de me rejoindre. Je ne les connais pas, ils n’ont pas rendez-vous, le charmant chiot n’a pas l’air à l’agonie. Les autres clients en attente les foudroient du regard quand ils leur passent devant.
J’interviens.
« Bonjour à tous, excusez-moi du retard, je vais m’occuper de Mme Suivant qui avait rendez-vous à 15h.»
Mme Suivant, que j’avais repérée dans un angle, s’avance à son tour tandis que le visage de la demoiselle se décompose. Je suis navré pour elle. Elle tente sa chance :
« Docteur, excusez-nous, mais mon chiot s’est fait mal hier en balade. Nous n’avons pas rendez-vous, mais si vous pouviez… »
J’hésite… Cela n’est manifestement ni urgent, ni grave, mais cette petite sait s’y prendre. Je voudrais bien l’aider, mais il va lui falloir attendre un peu, j’aimerais qu’elle le comprenne. Que j’accepte de l’intercaler assez rapidement entre deux autres rendez-vous est déjà une faveur. Je suis vraiment navré pour elle… Mais ça ne va pas durer.
Robert de Niro entre en scène. D’un calme olympien, il abaisse ses solaires sur son nez pour que je voie son regard, qu’il faudrait qualifier d’intimidant, je suppose. Il est tout près de moi, et me chuchote presque, d’une voix autoritaire ne prêtant pas au chuchotement :
« Quand je suis quelque part, on ne me fait pas attendre ».
Je n’ai même pas le temps de réfléchir à ma réponse que j’entends sortir de ma gorge :
« Eh bien pour une fois, monsieur, cela va devoir être le cas. »
Puis, me tournant vers la demoiselle
« Je suis navré, je fais au plus vite, croyez-moi. »
Mme Suivant entre en consultation, je referme la porte. Robert de Niro prend sa petite blonde par la main et part en vociférant. Je ne les reverrai probablement jamais.
Le dernier cas en date, celui qui a motivé l’écriture de ce billet, est aussi éloquent, voire plus, même s’il a été pour moi moins spectaculaire car téléphonique, et donc « confidentiel ». Je n’ai pu résister au besoin de partager cette expérience étrange avec Fourrure. Sa réponse personnelle fut « Mon Dieu, je compatis ». Reprenons donc notre histoire.
Mardi soir, ou plutôt mercredi matin. Je dors, comme souvent à ces heures-là. La journée écoulée a été rude, les urgences se sont accumulées ces derniers temps sur un planning déjà chargé.
Le téléphone d’astreinte sonne. J’ai un principe, ma clientèle le connaît : je laisse sonner, ils laissent un message, je les rappelle. Cela me permet de me préparer au dialogue, je suis un peu « ours » au réveil. Surtout ce genre de réveil. Et puis, cela filtre les appels. Ceux qui n’appellent pas vraiment pour une urgence ont – souvent – le temps de la réflexion pendant le défilement de la boite vocale, et ne laissent pas de message. Ils rappellent le lendemain matin, penauds :
« J’ai essayé de vous joindre, j’avais besoin d’un conseil, mais je n’ai pas osé vous laisser de message parce que c’était pas si grave, et il était quand même tard. »
Cette fois, je n’ai pas cette chance. Il y a un message. La voix est affolée.
« Bonjour Docteur Albinos, c’est Mme Perdrix, vous connaissez ma chatte, Cabotine. Elle a 6 mois et mon autre chat n’arrête pas de lui tourner autour, c’est très urgent je veux la faire stériliser de suite avant qu’il n’arrive quelque chose. »
… Je relis le message pour être bien certain de ne pas avoir loupé une information justifiant l’affolement de mon interlocutrice.
Rappeler, ou pas ? Le cas ne le justifie clairement pas… Mais Mme Perdrix semblait vraiment inquiète. C’est une nouvelle cliente, les confrères de la clinique voisine « ont tué » son chat précédent d’une PIFPéritonite infectieuse féline, une maladie assez rare, incurable – ils n’y sont donc pour rien – et elle a choisi, pour sa jeune Cabotine, de changer de crèmerie, à mon bénéfice. Je ne l’ai vue qu’une fois, pour la vaccination.
L’affolement dans le ton du message me fait rappeler. Ca sonne. Je baille.
« Oui allo ? »
« Bonsoir Mme Perdrix, ici le Docteur Albinos, vous venez de me laisser un message en urge… »
« Vous êtes où ? »
Comment cela, où je suis ? Chez moi, pardi !
« Et bien, à mon domicile, madame, vous venez… »
« Vous êtes à quel endroit là ? » La voix est crispée, limite énervée…
« Euh… Je vis sur Etable-les-mille-vaches, madame. » Je ne sais même pas pourquoi je le lui dis, elle est capable de venir chez moi, si ca se trouve… Pris au dépourvu, je suppose. Je n’ai pas l’esprit très frais, au réveil.
« Non merci docteur, vous ne m’intéressez pas, je cherche un vétérinaire sur Champ-de-fleurs. »
Euh… Elle se fiche de moi là ?
« Mais madame, mon cabinet se trouve sur Champ… » BIP BIP BIP
Elle a raccroché ! Pincez-moi je rêve ! Soit elle est vraiment très inquiète, soit elle tourne pas rond cette femme… Debout pour debout, je rappelle. Je n’arriverai pas à dormir sans avoir le fin mot de cette histoire. La ligne est occupée. Elle doit être en communication avec un confrère. Je ne serai donc pas le seul à profiter des humeurs nocturnes de Mme Perdrix. Je laisse passer quelques dizaines de secondes, toujours occupée. Après quelques minutes, j’obtiens gain de cause.
« Oui bonsoir, Docteur Albinos, vétérinaire à Champ-de-fleurs ! Je connais Cabotine, vous êtes venue la faire vacciner chez nous. Vous m’avez laissé un message, qu’est-ce qui se passe ? » J’ai bien tout précisé, elle ne peut pas me confondre avec un autre, là…
« Ah oui bonsoir docteur, désolée mais je n’ai plus besoin de vous, j’ai trouvé un autre vétérinaire pour faire stériliser Cabotine, il m’a répondu de suite ». J’entends un « LUI » dissimulé en fin de phrase. Je ne relève pas.
« Euh… C’est pour la stériliser que vous nous avez appelé ?
- Bah oui, il faut le faire de suite, le chat lui tourne autour.
- Mais madame, ce n’est pas une urgence, on peut prendre rendez-vous dans la semaine, un matin…
- Oui je sais, ça va me coûter un peu plus cher parce qu’on le fait de nuit, mais quand je suis décidée, je le suis. »
Je suis atterré. Atterré que cette dame trouve ça normal, de nous déranger pour une chirurgie de convenance en pleine nuit. Atterré qu’un confrère ait répondu positivement à sa requête, une stérilisation en pleine nuit, et en urgence. Atterré du prix qui lui est proposé aussi, plus de 2 fois le prix habituel. Le petit chaperon rouge a rencontré le grand méchant loup, et ils ont l’air de bien s’entendre… Je ne supporte pas la bêtise humaine, j’essaie donc de le lui faire comprendre.
« Mais enfin madame, Cabotine est-elle à jeun ?
- Et alors ?
- Cabotine est peut-être en chaleurs ?
- Et alors, justement !
- Madame, ce genre d’interventions se planifie, c’est ce que l’on appelle une chirurgie de convenance, on la pratique dans les conditions maximales de sécurité pour l’animal, il faut…
- Ecoutez docteur, je pars en vacances ce samedi, pour 15 jours, et je n’ai pas du tout envie de trouver à mon retour 6 chatons derrière Cabotine. Vous comprenez elle va rester seule 15 jours… »
Je commence à trouver la situation cocasse…
« Euh… Madame, la gestation du chat est d’environ 2 mois, donc au pire, elle serait en début de gestation à votre retour, et tout à fait opérable. En revanche, si vous partez et laissez Cabotine fraîchement opérée seule, qui va contrôler un éventuel œdème ? Qui va surveiller le léchage, la cicatrisation ? Beaucoup de chattes essaient de s’ôter pansements et fils de suture, vous savez, il serait plus sage de… »
La réponse de Mme Perdrix me trotte encore dans la tête.
« Ecoutez docteur, vous êtes gentil, mais je n’ai pas de conseils à recevoir. L’autre docteur, au moins, il répond de suite et il hésite pas à se lever la nuit pour répondre à mes urgences. » BIP BIP BIP. Je n’en reviens pas. Je fais l’effort de la rappeler, et elle me raccroche au nez. Et dans les « bip » de la communication interrompue, j’entends encore son « il hésite pas à se lever la nuit pour répondre à mes urgences », sous-entendu : LUI.
C’est impossible, j’ai du rêver. Pourtant je suis bien là, dans le salon, et j’ai froid sans la protection des couvertures de mon lit.
Cette nuit-là, je n’ai quasiment pas réussi à dormir, je suis une vache, j’ai une fâcheuse tendance à ruminer.
Note : aussi caricaturaux et étranges que les personnages de ce billet puissent paraître, je vous certifie que rien n’a été inventé, et les seules déformations qui aient pu être appliquées aux propos sont celle, volontaire, de l’anonymat et du respect de la déontologie, et celle, involontaire, de la mémoire (qui n’a pas du trop faire de ravages, toutes les anecdotes relatées datant de quelques semaines au plus).
Commentaires
Moi, je compatis.
Sincèrement.
Je n'oserais même pas esquisser un sourire
Ben moi, j'avoue, j'ai éclaté de rire.... (et plusieurs fois...)
Histoires incroyables ! C'est quand même sidérant....
Cher vache albinos, vous avez aussi toute ma compassion.
et malgré tout vous êtes resté aimable... quoique, sous le coup de la surprise je serais restée coite je crois, estomaquée.
je suis d'accord, félicitation d'etre resté aimable, parce que franchement, moi...(censuré, :-p )
En général je reste aimable dans ce genre de cas...
Parce que je suis tellement scié que je ne trouve pas les mots qui cassent.
Généralement, j'arrive à un truc du niveau de : "Vous... vous avez un nez... heu... un nez...très grand."
C'est complètement dingue cette histoire de stérilisation en urgence...! Elle était gratinée celle là ! En tout cas, je trouve que tu as été particulièrement loquace à cet heure, et même très persuasive. Mais, comme disais Brassens, quand on est c_n, on est c_n.
Bonne nuit. Je vais me coucher avec le téléphone sur la table de chevêt... (j'suis d'garde).
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Hugues
Bonjour Fourrure.
J'ai trouvé le lien vers ici chez Eolas, et ce fut l'heureux clic du soir ! J'ai lu tout votre blog avec beaucoup de plaisir et d'intérêt (en plus, vous exercez le métier dont je rêvais, bref...) Et vos histoires sont si bien racontées et si bien écrites. Merci pour ce bon moment de lecture, je vais reviendre à coup sûr.
Amitiés d'un poulet qui voulait être véto.
Fourrure : Vouip, comme la Vache albinos je profite de ce commentaire pour saluer tous ceux qui passent par ici et qui trouvent du plaisir, de l'intérêt ou tout autre chose à ces billets.
A par ça, je suis nul en volailles, il vaut mieux ne pas me confier les poules et autres canards !
Merci à tous pour vos commentaires.
Oui, je sais être très loquace, même au réveil, à partir du moment où il y a un combat contre la bêtise humaine à mener (ou une personne qui aime le silence au réveil à ennuyer, mais ca c'est une autre histoire ;op)
Je me dis que je suis parfois trop poli, oui. Ca m'est arrivé d'envoyer "bouler" un mal léché, mais après je le regrette amèrement et je psychotte, genre "ca y est, ma carrière est ruinée, il va aller tout raconter à 200 km à la ronde..." Du coup, j'essaie d'éviter le choc frontal. Peut-être pas forcément la bonne solution.
Fourrure : Le jour où un de tes clients comprendra qu'il peut facilement te faire culpabiliser, tu seras dans de beaux draps.
quelle horreur!!!
je compatis franchement!
courage, courage!
Je viens de découvrir votre blog à tous deux, je l'ai parcouru d'un trait : j'aime beaucoup.
Exactement tout ce pour quoi je rêve de quitter la clientèle.
Bravo pour la patience avec la dame complètement folle (moi, j'en ai pas, de patience, pour des cas comme ça.... Quoique, si, ça peut m'arriver... "fin bref.)
Bon courage en tous cas ! ;)
Humm, moi aussi je compatis :)
Et surtout quelle patience, je crois que je l'aurai envoyée sur les roses, mais elle m'a bien fait rigoler pour un lundi matin :)
halala encore une qui ne me fait pas regretter d'avoir abandonné la clientèle pour la presse pro!
moi j'ai enlevé une tique à 21h un samedi soir en urgence ... j'ai rien fait payé, mais j'ai eu plus tard un parfum Hermès ;D
eu aussi : "allo mon cheval boite depuis 15 jours et on part dimanche en concours vous pouvez venir de suite?" il est vendredi 19h...ben non désolée il va boiter encore 2 jours de plus!
alors ils sont vraiment aussi horribles avec les vétos qu'avec les médecins?!
je compatis... je compatis...
j'ai eu dans une nuit de samedi à dimanche à 2h du mat une dame qui téléphonait pour des renseignements pour sa chienne York qui avait fait une eclampsie la semaine précedente, donc après une discussion de 20min , je lui propose de passer controler sa chienne( reveillée pour reveillée autant que ce soit pour qq chose ) je lui demande où elle habite , et la, elle me sort qu' elle habite à 60km de là , qu'elle n'a pas l'intention de venir , qu'elle a juste trouvé mon nom dans le carnet de la chienne que j'ai vaccinée qd elle avait 2 mois , aucune prise de conscience du fait qu'on est reveillé à 2h du mat pour un renseignement et qu'on met 2h à se rendormir tellement on a les nerfs en pelote !
ce n'est pas gentil, du tout, mais suis morte de rire... excusez-moi :)))
Cynthia
Non mais où va t-on ?.... Je me disais que je devais les attirer, tomber sur des cas (je suis éleveur & éducateur canin) mais je constate que la bêtise est plus répandue que ce que je craignais !...
Quelque part, je me sens moins seule.... & je compatis au plus haut point !?... Mais quelle tristesse !!!!!!!!!!!!!!!
Je pleure de rire. C'est pas gentil mais je pleure de rire. Excusez-moi.
Est-ce de la bétise ? Ou plutot un égocentrisme montreux qu'aucune éducation n'est venue tempérer ?
Je comprends mieux que Fourrure soit remonté contre une catégorie de clients.
Dans un autre registre de clientèle, mon mari et moi pourrions aussi en écrire des pages et des pages...
je compatis sincèrement... On dit que la bétise n'a pas de limites, je veux bien le croire. Merci pour vos billets empreints d'humour, et de sensibilité aussi et d'une grande humilité et hummanité. Ceci étant tout à votre honneur.
J'ai bien sur pleuré sur l'euthanasie du chat (me concernant, cela fait 15 jours que j'ai du prendre cette terrible décision pour mon Olyme),bien entendu le sujet est à vif, mais merci pour vos billets.
Moi je trouve ca triste. Et je me demande quand les gens cesserons de traiter les animaux comme des objets. Parce que là, c'est vraiment du grand n'importe quoi.