Contacts humains

Par Vache albinos, invité de luxe
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Mardi soir, ou plutôt mercredi matin. Je dors, comme souvent à ces heures-là. La journée écoulée a été rude, les urgences se sont accumulées ces derniers temps sur un planning déjà chargé. Je ne m’en plains pas, même si je préfère crouler sous les vaccins que, comme c’est le cas depuis janvier 2008, sous les cas rares et graves. Le besoin de souffler commence à se faire sentir, une fatigue morale surtout, fatigue de devoir gérer la tristesse compréhensible des uns tout en ménageant l’exaspération incompréhensible des autres qui, pressés par le planning surchargé de leur inactivité latente, ne peuvent concevoir qu’un docteur ait du retard dans ses rendez-vous.
« Je suis vraiment navré madame Clockwork, mais un patient est venu avec un chien en convulsions, nous sommes en train de le gérer, nous allons avoir du retard…
- Mais je n’y suis pour rien, moi docteur, et je n’ai pas que ça à faire. »
Que répondre ? Souvent je m’adapte, je réagis spontanément, trop peut-être. Parfois l’indélicat s’excuse, parfois il raconte alentour avoir été mal accueilli. Dans ce registre, je me souviendrai longtemps de la venue de Robert de Niro dans mon cabinet (pas le vrai, hein…). Jugez vous-même.

Un lundi, jour d’affluence, évidemment, les petits bobos du week-end ont sévi, comme toujours. 45 minutes de retard sur les consultations (sur rendez-vous dans cette plage horaire), une urgence en perfusion, la sortie des chirurgies du matin à prévoir, je n’ai même pas encore trouvé le temps de téléphoner aux propriétaires pour les rassurer. J’ouvre la porte de la salle d’attente (le cabinet n’a ni ASV ni pôle d’accueil, et ouvre sous l’autorité et la responsabilité d’un unique vétérinaire, tandis que l’autre assure les visites à domicile et élevages). 4 places assises en salle d’attente. 7 personnes attendent. Parmi elles, une jeune fille, la vingtaine, timide, et son compagnon, vraisemblablement. La demoiselle, petite blonde à l’inquiétude palpable, tient contre son sein un petit chiot qui, s’il semble couiner quand il change de position, n’en est pas moins en alerte et tente de lécher le gloss de sa patronne. De l’autre main, elle tient celle de son ami, donc, un gaillard caricatural, d’une dizaine d’années de plus qu’elle, musclé comme un athlète, de courts cheveux noirs luisant de gel organisés en piquants décolorés sur la pointe, et un débardeur gris perle trop étroit pour lui. Ses yeux sont masqués par une paire de lunettes de soleil façon Top Gun. La demoiselle est debout, à côté de Mme Respectable, 80 ans, elle aussi debout, tandis que Robert de Niro est assis, jambes écartées. Il mâche ostensiblement, bouche ouverte, un chewing-gum.
Intuitivement, quand j’ouvre, il se lève et presse son amie de me rejoindre. Je ne les connais pas, ils n’ont pas rendez-vous, le charmant chiot n’a pas l’air à l’agonie. Les autres clients en attente les foudroient du regard quand ils leur passent devant.
J’interviens.
« Bonjour à tous, excusez-moi du retard, je vais m’occuper de Mme Suivant qui avait rendez-vous à 15h.»
Mme Suivant, que j’avais repérée dans un angle, s’avance à son tour tandis que le visage de la demoiselle se décompose. Je suis navré pour elle. Elle tente sa chance :
« Docteur, excusez-nous, mais mon chiot s’est fait mal hier en balade. Nous n’avons pas rendez-vous, mais si vous pouviez… »
J’hésite… Cela n’est manifestement ni urgent, ni grave, mais cette petite sait s’y prendre. Je voudrais bien l’aider, mais il va lui falloir attendre un peu, j’aimerais qu’elle le comprenne. Que j’accepte de l’intercaler assez rapidement entre deux autres rendez-vous est déjà une faveur. Je suis vraiment navré pour elle… Mais ça ne va pas durer.
Robert de Niro entre en scène. D’un calme olympien, il abaisse ses solaires sur son nez pour que je voie son regard, qu’il faudrait qualifier d’intimidant, je suppose. Il est tout près de moi, et me chuchote presque, d’une voix autoritaire ne prêtant pas au chuchotement :
« Quand je suis quelque part, on ne me fait pas attendre ».
Je n’ai même pas le temps de réfléchir à ma réponse que j’entends sortir de ma gorge :
« Eh bien pour une fois, monsieur, cela va devoir être le cas. »
Puis, me tournant vers la demoiselle
« Je suis navré, je fais au plus vite, croyez-moi. »
Mme Suivant entre en consultation, je referme la porte. Robert de Niro prend sa petite blonde par la main et part en vociférant. Je ne les reverrai probablement jamais.

Le dernier cas en date, celui qui a motivé l’écriture de ce billet, est aussi éloquent, voire plus, même s’il a été pour moi moins spectaculaire car téléphonique, et donc « confidentiel ». Je n’ai pu résister au besoin de partager cette expérience étrange avec Fourrure. Sa réponse personnelle fut « Mon Dieu, je compatis ». Reprenons donc notre histoire.

Mardi soir, ou plutôt mercredi matin. Je dors, comme souvent à ces heures-là. La journée écoulée a été rude, les urgences se sont accumulées ces derniers temps sur un planning déjà chargé. Le téléphone d’astreinte sonne. J’ai un principe, ma clientèle le connaît : je laisse sonner, ils laissent un message, je les rappelle. Cela me permet de me préparer au dialogue, je suis un peu « ours » au réveil. Surtout ce genre de réveil. Et puis, cela filtre les appels. Ceux qui n’appellent pas vraiment pour une urgence ont – souvent – le temps de la réflexion pendant le défilement de la boite vocale, et ne laissent pas de message. Ils rappellent le lendemain matin, penauds :
« J’ai essayé de vous joindre, j’avais besoin d’un conseil, mais je n’ai pas osé vous laisser de message parce que c’était pas si grave, et il était quand même tard. »
Cette fois, je n’ai pas cette chance. Il y a un message. La voix est affolée.
« Bonjour Docteur Albinos, c’est Mme Perdrix, vous connaissez ma chatte, Cabotine. Elle a 6 mois et mon autre chat n’arrête pas de lui tourner autour, c’est très urgent je veux la faire stériliser de suite avant qu’il n’arrive quelque chose. »
… Je relis le message pour être bien certain de ne pas avoir loupé une information justifiant l’affolement de mon interlocutrice.
Rappeler, ou pas ? Le cas ne le justifie clairement pas… Mais Mme Perdrix semblait vraiment inquiète. C’est une nouvelle cliente, les confrères de la clinique voisine « ont tué » son chat précédent d’une PIFPéritonite infectieuse féline, une maladie assez rare, incurable – ils n’y sont donc pour rien – et elle a choisi, pour sa jeune Cabotine, de changer de crèmerie, à mon bénéfice. Je ne l’ai vue qu’une fois, pour la vaccination.
L’affolement dans le ton du message me fait rappeler. Ca sonne. Je baille.
« Oui allo ? »
« Bonsoir Mme Perdrix, ici le Docteur Albinos, vous venez de me laisser un message en urge… »
« Vous êtes où ? »
Comment cela, où je suis ? Chez moi, pardi !
« Et bien, à mon domicile, madame, vous venez… »
« Vous êtes à quel endroit là ? » La voix est crispée, limite énervée…
« Euh… Je vis sur Etable-les-mille-vaches, madame. » Je ne sais même pas pourquoi je le lui dis, elle est capable de venir chez moi, si ca se trouve… Pris au dépourvu, je suppose. Je n’ai pas l’esprit très frais, au réveil.
« Non merci docteur, vous ne m’intéressez pas, je cherche un vétérinaire sur Champ-de-fleurs. »
Euh… Elle se fiche de moi là ?
« Mais madame, mon cabinet se trouve sur Champ… » BIP BIP BIP
Elle a raccroché ! Pincez-moi je rêve ! Soit elle est vraiment très inquiète, soit elle tourne pas rond cette femme… Debout pour debout, je rappelle. Je n’arriverai pas à dormir sans avoir le fin mot de cette histoire. La ligne est occupée. Elle doit être en communication avec un confrère. Je ne serai donc pas le seul à profiter des humeurs nocturnes de Mme Perdrix. Je laisse passer quelques dizaines de secondes, toujours occupée. Après quelques minutes, j’obtiens gain de cause.
« Oui bonsoir, Docteur Albinos, vétérinaire à Champ-de-fleurs ! Je connais Cabotine, vous êtes venue la faire vacciner chez nous. Vous m’avez laissé un message, qu’est-ce qui se passe ? » J’ai bien tout précisé, elle ne peut pas me confondre avec un autre, là…
« Ah oui bonsoir docteur, désolée mais je n’ai plus besoin de vous, j’ai trouvé un autre vétérinaire pour faire stériliser Cabotine, il m’a répondu de suite ». J’entends un « LUI » dissimulé en fin de phrase. Je ne relève pas.
« Euh… C’est pour la stériliser que vous nous avez appelé ?
- Bah oui, il faut le faire de suite, le chat lui tourne autour.
- Mais madame, ce n’est pas une urgence, on peut prendre rendez-vous dans la semaine, un matin… - Oui je sais, ça va me coûter un peu plus cher parce qu’on le fait de nuit, mais quand je suis décidée, je le suis. » Je suis atterré. Atterré que cette dame trouve ça normal, de nous déranger pour une chirurgie de convenance en pleine nuit. Atterré qu’un confrère ait répondu positivement à sa requête, une stérilisation en pleine nuit, et en urgence. Atterré du prix qui lui est proposé aussi, plus de 2 fois le prix habituel. Le petit chaperon rouge a rencontré le grand méchant loup, et ils ont l’air de bien s’entendre… Je ne supporte pas la bêtise humaine, j’essaie donc de le lui faire comprendre.
« Mais enfin madame, Cabotine est-elle à jeun ?
- Et alors ? - Cabotine est peut-être en chaleurs ? - Et alors, justement ! - Madame, ce genre d’interventions se planifie, c’est ce que l’on appelle une chirurgie de convenance, on la pratique dans les conditions maximales de sécurité pour l’animal, il faut… - Ecoutez docteur, je pars en vacances ce samedi, pour 15 jours, et je n’ai pas du tout envie de trouver à mon retour 6 chatons derrière Cabotine. Vous comprenez elle va rester seule 15 jours… » Je commence à trouver la situation cocasse… « Euh… Madame, la gestation du chat est d’environ 2 mois, donc au pire, elle serait en début de gestation à votre retour, et tout à fait opérable. En revanche, si vous partez et laissez Cabotine fraîchement opérée seule, qui va contrôler un éventuel œdème ? Qui va surveiller le léchage, la cicatrisation ? Beaucoup de chattes essaient de s’ôter pansements et fils de suture, vous savez, il serait plus sage de… » La réponse de Mme Perdrix me trotte encore dans la tête. « Ecoutez docteur, vous êtes gentil, mais je n’ai pas de conseils à recevoir. L’autre docteur, au moins, il répond de suite et il hésite pas à se lever la nuit pour répondre à mes urgences. » BIP BIP BIP. Je n’en reviens pas. Je fais l’effort de la rappeler, et elle me raccroche au nez. Et dans les « bip » de la communication interrompue, j’entends encore son « il hésite pas à se lever la nuit pour répondre à mes urgences », sous-entendu : LUI.

C’est impossible, j’ai du rêver. Pourtant je suis bien là, dans le salon, et j’ai froid sans la protection des couvertures de mon lit.

Cette nuit-là, je n’ai quasiment pas réussi à dormir, je suis une vache, j’ai une fâcheuse tendance à ruminer.

Note : aussi caricaturaux et étranges que les personnages de ce billet puissent paraître, je vous certifie que rien n’a été inventé, et les seules déformations qui aient pu être appliquées aux propos sont celle, volontaire, de l’anonymat et du respect de la déontologie, et celle, involontaire, de la mémoire (qui n’a pas du trop faire de ravages, toutes les anecdotes relatées datant de quelques semaines au plus).

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