Chokotoff

Chokotoff a 13 ans. C'est une setter anglaise un peu fatiguée, qui vit dans une immense propriété.

Le monsieur qui me l'amène ce jour là doit avoir une cinquantaine d'années. Je n'ai jamais soigné cette chienne, qui a une fiche elliptique avec deux trois bobos datant de plusieurs années. Je ne connais pas non plus son maître, un homme à l'allure très soignée. Élégant, sans ostentation, manifestement en vacances. Il habiterait à quelques kilomètres de la clinique.
Il m'explique rapidement qu'il est ici pour quelques jours, en vacances - une réunion de famille dans le domaine de feu son père. Sur ses indications, je corrige la fiche, transférant la "propriété" de la chienne à sa veuve. Il vient à peine d'arriver, il n'a même pas déchargé sa voiture. La chienne est très fatiguée, elle lui a à peine fait la fête, il est venu directement. Il a remarqué qu'il lui avait fait mal en la prenant dans ses bras. Il semble presque désemparé, ce qui ne colle pas avec son apparence.

J'examine Chokotoff. Elle a une espèce de tumeur mammaire à l'allure inhabituelle, douloureuse. Elle a également un écoulement vaginal suspect. Je lève un sourcil interrogateur en proposant une prise de sang et quelques analyses. Comme je le supposais, le monsieur est prêt à payer "ce qu'il faut" pour la soigner.
Comme avec la plupart des gens que je ne connais pas, je suis très pédagogue dans mes explications, j'expose ce que je découvre et ce que j'en déduis. Il suit parfaitement, il a manifestement des connaissances médicales. C'est l'écoulement qui m'inquiète le plus. Je choisis de vérifier le fonctionnement rénal, hépatique, et de faire une échographie abdominale. Ces examens me confirment une infection utérine. J'explique donc que le meilleur traitement est chirurgical, et que nous pourrons en profiter pour retirer la tumeur mammaire, sans réaliser une mammectomie totale. J'explique les limites de ce type de chirurgie mammaire : pour faire ça dans les règles de l'art, il faudrait enlever toute la chaîne mammaire, mais j'estime que Chokotoff ne pourrait le supporter dans l'immédiat, en tout cas pas en réalisant simultanément une ovario-hysterectomie.
Rendez-vous est pris pour une chirurgie dans trois jours, avec un traitement antalgique et antibiotique en attendant. J'ai un peu serré le planning car je n'aime pas faire trop attendre ce genre de chirurgie, et le monsieur doit retourner chez lui dans quelques jours. Il ne veut pas laisser le poids d'une chienne convalescente à sa mère.

Jusque là, tout se passe assez normalement.
Le diagnostic est posé, il reste une interrogation sur l'agressivité réelle de la tumeur, mais il n'y a pas de réaction ganglionnaire locale. Généralement, ces tumeurs sont bénignes. Ca pourrait aussi être une espèce de mammite plutôt qu'une tumeur... Ou les deux. Je verrais en l'enlevant.
L'homme qui a amené la chienne m'inspire confiance. Il a téléphoné à sa mère pour savoir si elle était d'accord pour faire soigner la chienne, ce qu'elle a confirmé. Il m'a clairement indiqué que l'argent ne serait pas un problème.

Les choses se compliquent le lendemain, lorsque le monsieur rappelle pour me dire que la chienne ne va vraiment pas bien, pire que la veille. Je lui redonne un rendez-vous. Effectivement, les signes vitaux sont bons mais la chienne n'est vraiment pas en forme. Il faut dire qu'une infection utérine à son âge, ce n'est pas rien, et puis, il y a cette masse douloureuse. Je choisis de l'hospitaliser en attendant la chirurgie, histoire de la garder à l'oeil.

Le jour suivant, je réexamine Chocotoff de pied en cap avec mon confrère. La masse mammaire s'est percée, il y a du pus. "Simple" mammite ou tumeur nécrosée et infectée ? Lui prend plus au sérieux la tumeur que l'infection utérine. Nous sommes en tout cas d'accord sur une chose : l'ovario-hystérectomie est indispensable et l'exérèse de cette masse aussi, mais il a peur que la chirurgie reconstructrice cutanée autour de la masse soit très difficile. Là, je me range à son avis sans discuter : le chirurgien, c'est lui. Ca devient délicat.

Nous revoyons ensemble le fils de la maîtresse de Chokotoff. Nous lui exposons nos certitudes, et nos doutes.
Certitudes sur l'infection utérine et sur la capacité de la chienne à supporter l'anesthésie avec un risque minime.
Doutes sur la nature de la masse, sur son agressivité (a-t-elle métastasé si c'est un cancer ?). Doutes sur la capacité de la chienne à cicatriser après l'exérèse de la masse mammaire.
Je sens qu'Olivier, mon confrère, n'y croit pas trop. Je suis plus optimiste, même si je reste nuancé. Nous exposons aussi cela à l'homme qui se trouve devant nous, qui, comme tout le monde, préférerait une réponse en noir ou blanc. Ce genre de situation est rare : en général, nous pouvons indiquer l'issue la plus probable, mais ce n'est pas du tout le cas ce jour là. Difficile.

C'est l'une de ces rares situations où il est difficile d'aider le propriétaire dans son choix. Nous l'informons, nous "l'éclairons", comme on dit. Il pose des questions, sur l'intervention, sur le pronostic, sur les moyens diagnostics qui pourraient être mis en oeuvre, sur les statistiques de survie après chirurgie. Et le choix reste toujours aussi difficile. Je devine qu'il ne veut pas baisser les bras, mais il ne veut pas non plus laisser une chienne impotente à sa mère. Ou faire subir ces chirurgies à Chokotoff si c'est pour qu'elle souffre pendant plusieurs semaines et meure de toute façon au bout de trois mois.

Mon confrère nous quitte pour aller faire une autre chirurgie. Notre client choisit de passer des coups de fil, à sa mère, à sa belle-soeur. Une demi-heure passe, je reçois pendant ce temps un cocker hargneux avec une otite douloureuse.

Lorsque nous reprenons notre conversation, seuls dans la salle de consultation, il ne s'est toujours pas décidé. Il m'explique que sa mère habite à quelques kilomètres du domaine ou vit Chokotoff. Que son "vrai" maître, le patriarche, est décédé trois ans auparavant. C'était un homme "qui avait réussi". Originaire de Lille, il avait fondé une usine qu'il a cédée pour s'installer et finir paisiblement ses jours dans les coteaux pyrénéens. Son fils, mon interlocuteur, vit désormais quelque part près de Lyon. Il revient parfois au domaine pour quelques jours en famille, et n'oublie jamais d'emmener Chokotoff à la chasse. Le reste de l'année, c'est sa mère, veuve solitaire qui habite désormais une petite maison tranquille, qui vient nourrir la chienne.
Personne ne s'occupe réellement de Chokotoff : la matriarche la nourrit, mais elle ne "l'aime" pas vraiment. Elle aime les chiens "à sa façon", comme il dit. Pas comme les gens d'aujourd'hui. Lui, il n'est pas contre l'euthanasie, mais si on peut soigner la chienne avec un espoir raisonnable, il pense que ce n'est pas parce que sa mère a 82 ans que Chokotoff doit mourir. Il culpabilise, c'est palpable. Même si mon confrère et moi avons ouvert cette porte en indiquant que ce n'était pas un choix déraisonnable. Car nous avons quelques certitudes, et beaucoup de doutes, sur le cas de Chokotoff.

Je continue les explications à sa place, prudemment, j'essaye de lui faire dire ce qu'il n'exprime pas. Qu'apparemment, sa mère apprécie le souvenir incarné de son époux, et puis, qu'elle aime bien les animaux. Qu'il ne lui viendrait pas à l'idée de se débarrasser de la chienne, même si elle doit chaque jour parcourir une dizaine de kilomètres dans sa petite automobile pour donner son repas à Chokotoff. Mais que si elle a choisit aujourd'hui de soigner la chienne, c'est plus par devoir moral que par affection réelle. L'homme est gêné, mais il confirme.
Je devine plus dans ses hésitations. Je lance un hameçon au hasard en inventant un autre cas similaire, dans lequel les gens avaient refusé d'envisager l'euthanasie car le cas du chien rappelait celui d'un membre de la famille. Bingo, mais je ne suis pas très fier. L'homme pleure presque. Je prie pour que personne ne frappe à la porte de la salle de consultation.
Son frère est mort 25 ans plus tôt d'un cancer du foie. La famille a placé tous ses espoirs dans une greffe, mais lorsqu'un organe a été disponible, lorsque tous se sont réjouis, il était trop tard. L'opération a été annulée, et le foie, donné à un autre malade.

J'essaie de reprendre le dialogue. Je reprends quelques points qui me paraissent essentiels. Je recentre la discussion sur la chienne.
Chokotoff est soignable, mais le succès est incertain.
La phase post-opératoire immédiate sera délicate, il faudra réaliser certains soins et une surveillance qui seront peut-être trop demander à une personne qui ne garde une chienne que pour le souvenir qu'elle incarne, pour le "devoir". Je me dis que dans ce cadre, le jeu n'en vaut sans doute pas la chandelle.
Je crains par contre, et je l'énonce clairement à mon client, qu'il ne culpabilise énormément si l'on abandonne à cause des réserves que je viens d'émettre. Et, comme il me le dit, sa mère serait quand même contente si la chienne allait bien.

Opérer, au risque de faire souffrir la chienne pour un bénéfice médiocre, ou tout arrêter, au risque de condamner Chokotoff, qui pourrait encore vivre plusieurs années.

C'est la question qui déchire cet homme soudain très vulnérable, habité par le souvenir de son père et de son frère. Qui semble craindre d'espérer, en se souvenant de la douleur de l'espoir brisé avec la vie de son frère, il y a si longtemps. Qui se trouve ridicule de transférer ainsi. Qui se dit que, quand même, ce n'est qu'une chienne. Mais que c'est Chokotoff. Qu'il a chassé avec lui il y a encore quatre mois.

Il réprime un sanglot, il me dit d'euthanasier la chienne, il me dit qu'il prend cette décision sur lui, puisque sa mère et sa belle soeur lui ont confié ce choix. Il me dit "tant pis, je dirais à ma mère que lorsque vous l'avez opérée, vous avez trouvé un cancer métastasé, et vous l'avez euthanasiée."
Je craignais qu'il choisisse cette voie de fuite. J'essaie de garder une voix assurée. "Monsieur, ce qui se passe dans votre famille ne regarde que vous. Je n'ai pas à juger, je comprends que vous vouliez protéger vos proches. Mais si jamais votre mère téléphonait, je ne lui mentirais pas."
Il se redresse. Il encaisse. Je ne suis vraiment pas fier, je me demande qui je suis pour m'imposer comme ça dans la vie de cet homme. Je crains sa colère, ou sa rancune. Je commence à culpabiliser sérieusement, et un parfum de vanille me revient à l'esprit.

"Opérez-là. mais avant, faites cette radio dont vous m'avez parlé, pour les métastases. Faites comme vous m'avez dit, regardez d'abord la tumeur, voyez si elle infiltre les muscles, les tissus en dessous. Puis si tout va bien, sauvez-là. Mais s'il y a le moindre détail qui fait basculer le pronostic, s'il-vous-plaît, arrêtez tout. Vous avez mon autorisation, je vous signe toutes les décharges que vous voulez." Sa voix est grave, claire, affirmée, mais sans violence, exprimée ou contenue.

Il se lèvre, me serre la main. "Je vous remercie, pour tout." Et s'éloigne.

Il semble apaisé. Je me demande si lui mentir l'aiderait. Je me demande aussi comment je peux envisager ça alors que je viens d'exiger de lui qu'il soit honnête avec sa famille.

Quelques minutes après son départ, je couche Chokotoff sur la table de radio, je fais le cliché.

Cette chienne est adorable.

Il y a trois métastases pulmonaires.

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