dimanche 29 mai 2011

Vocabulaire médical

Une petite étable, un papy, une mamie, leur fille, et leur petite fille. Elle doit avoir 6 ans, curieuse et confiante.

Moi, j'attaque une césarienne. Le genre de chirurgie qui n'a lieu, ici, qu'une fois tous les dix ans. Une vache qu'ils viennent d'acheter, une génisse pseudo-parthenaise qui, vue la taille des canons du veau, doit avoir été croisée avec un charolais.

Je n'ai même pas essayé de tirer, j'ai tranquillement préparé ma chirurgie. Pas d'urgence, maxi-bébé est bien au chaud. Je n'aurais que le vieil homme pour m'aider à tirer, mais bon, pas de raison que cela soit un gros souci. Il benne du fumier et des boules de foin toute la journée, il a beau être vieux, il est sûrement plus costaud que moi.

La génisse est un peu froussarde, mais sans plus. Quelques cordes, une anesthésie locale, et on n'en parle plus. Je rase le flanc de la bête - une seule coupure.

Tout est prêt.

Un grand coup vertical, et le cuir, puis les muscles s'écartent pour laisser passer ma lame. Une artériole décide de me repeindre de rouge, l'étable est silence. Lorsque je perce la dernière membrane, le péritoine, l'air s'engouffre dans l'abdomen avec un bruit de chasse d'eau.

- Maman, elle a mal ?
- Non, tu vois, elle ne bouge même pas, elle ne pleure pas.

J'explore le ventre, trouve mes repères. Le veau est énorme, il me rappelle mes premières années de césariennes dans le charolais. Incision utérine, je saisis les onglons postérieurs et fais basculer la matrice, rapprochant mon ouverture utérine de mon incision abdominale. Les deux onglons, rouges de sang, pointent désormais dehors. Le papy fixe les cordes, et commence à tirer. Je l'aide et soulevant les jarrets, mais le cul ne passe pas. L'effort est délirant. Je saute sur mon bistouri, agrandit l'ouverture abdominale. Toujours pas. Un nouveau coup de lame, et cette fois, ça doit passer. Je vois les tendons sur le cou de l'éleveur, je tire de toute mes forces, je sue, j'ai presque envie de craquer et de tout lâcher tellement l'effort est violent, et putain de bordel, ce foutu veau ne sort pas, il reste là comme un con, le cordon tendu, à moitié sorti, la tête dans le liquide amniotique, et il va y passer si on ne se dépêche pas de le sortir, il va se noyer s'il inspire, il va inspirer, c'est obligé, le cordon est comprimé, ses côtes sont encore dedans, le papy ne peut pas en faire plus PUTAIN DE BORDEL DE MERDE DE BITE A CHIER DE MERDE DE PUTE DE VEAU !

Il est sorti.

Je crois que j'ai hurlé.

Je me suis déchiré les biceps.

Il est vivant, il respire, je tombe assis et expulse une grande bouffée d'air. Le seau plein de chlorhexidine est là, devant moi, et j'y plonge la tête, avant de descendre un demi litre d'eau.

Des bouts d'utérus et de placenta pendent du flanc de la vache.

Tout va bien.

- Maman ?
- Oui ma chérie ?
- Il a dit quoi le vétérinaire ?
- Des mots médicaux. Qui ne s'utilisent que pendant les césariennes.

lundi 11 août 2008

Pleure pas maman, on en achètera un autre

"Pleure pas maman, on en achètera un autre !"

Louis doit avoir 5 ou 6 ans, derrière ses lunettes et ses cheveux en brosse, il a l'air désorienté. Désemparé, non pas tant par le cadavre de son chien qui gît, les pattes raides, la langue pendante et les yeux exorbités, que par les larmes de sa mère.

La boule de poils doit peser trois ou quatre kilos, un petit caniche de trois ans, jusque là sans histoire. Perle. Drôle de nom pour un mâle...

La jeune femme étouffe un sanglot, Louis me regarde. Je ne sais pas si mon expression est déchiffrable. Mélange de consternation, d'impuissance et de gêne. Je n'ai rien à faire ici, je ne peux rien faire pour ce chien.

"On pourrait peut-être lui mettre de l'électricité avec les poignées ?"

Il a parlé tout bas, sa mère est debout, appuyée contre le mur, il se tourne à nouveau vers moi.

"Non Louis, c'est trop tard."

Je met mon doigt devant la bouche lorsqu'il entame cette phrase qu'il répète comme une litanie depuis quelque minutes : "pleure pas maman, on en achèt..."

Son visage est étonnant : il a l'air triste, mais je devine qu'il ne sait pas vraiment pourquoi. Parce que sa mère est en larmes, certainement. Surpris, aussi, mais pour quelle raison ? Perplexe : il réfléchit, ça se voit, et ne sait pas du tout quelle attitude adopter.

"Pleure pas maman. Tu sais, il y en a d'autres au magasin."

Cette fois encore, il me regarde. Il me prend à témoin ? En tout cas, il attend de moi que j'intervienne. La blouse et le stéthoscope, peut-être. Sur la table, il y a un cadavre ébouriffé, la bave séchée a collé les poils autour de la gueule, la langue est presque violette.

"Chhhhut Louis, ce n'est pas le moment, on verra plus tard."

Et moi, qu'est-ce que je fais là ? La jeune femme s'est garée en trombe sur le parking éblouissant de la clinique, il y a cinq minutes à peine. J'étais en train de ranger le coffre de ma voiture, elle a crié, je me suis précipité. Sur le siège enfant, à l'arrière, il y avait le cadavre de Perle. J'ai immédiatement pris le petit corps dans les bras, il était déjà complètement raide. Mort, et depuis longtemps. Bouillant.

Un coup de chaleur, une hyperthermie intense parce qu'il est resté dans la voiture par cette très chaude journée d'été. Fatal en quelques dizaines de minutes, peut-être moins vu son poids.

Il est bien trop tard, mais je ne peux pas rester planté là sur la parking, regarder la dame et lui dire que son chien est mort. Je cours donc jusqu'à la salle de consultation, balance la porte d'un coup de pied, et le pose sur la table. Il semble fait de bois, ses pattes sont tordues comme celle d'une mouche crevée.

Je pose quand même mon stéthoscope, pour ne rien entendre. Pour... formaliser.

Je relève la tête et la regarde, il serait stupide de prolonger ce moment.

"Je suis désolé madame, il est mort."

Le visage de la dame était déjà baigné de larmes, ses cheveux roux collés à son front comme les poils du chien autour de sa gueule. Elle explose en sanglots. Francesca referme doucement la porte de la salle de consultation, nous isolant de l'accueil. Il faudra que je pense à la remercier.

"Pleure pas maman, on en achètera un autre."

samedi 12 juillet 2008

Leçon de choses

Astrée est sur la table, tremblante dans les bras de sa maîtresse, une jeune femme blonde qui a décidé qu'une portée, c'était bien assez.
Les chiots à la maison, c'est vraiment une expérience inoubliable : je me rappelle des échographies de suivi de gestation, de la radio quelques jours avant la mise-bas, quand, sa fille de 6 ans dans les bras, elle comptait avec moi les crânes et les colonnes vertébrales.

Salle noire, négatoscope : "Huit, maman !"

Pendant les échographies, elle dessinait des bébés sur mes certificats de vaccination antirabique. Une manière comme une autre de finir le stock de paperasses...

Les chiots à la maison, donc, c'est vraiment le paradis. Sauf si la mise-bas se complique et que, finalement, les bébés naissent à la clinique.

"Enfin, une autre portée, avec un chien choisi cette fois, ce serait bien, je connais un groenendal magnifique... Là, j'ai vraiment fait tout ce que j'ai pu, mais le braque d'un voisin a défoncé le grillage."

Aujourd'hui, donc, on fait avorter Astrée.
Pas de problème : la chienne est jeune, en bonne santé, et nous avons désormais à disposition d'excellents produits qui n'ont, pour ainsi dire, aucun effet indésirable, sauf sans doute pour le portefeuille.

La première étape, c'est un examen gynécologique. Astrée est donc sur la table, tremblante dans les bras de sa maîtresse. Elle n'était pas trop pour l'avortement, mais elle se plie à la réalité d'une gestation indésirable, quand la précédente a failli tuer sa chienne.
Pendant ce temps, sa fille découvre les ordonnances à papier carbone et les tampons. Sa mère tente donc de la canaliser un peu en l'intéressant à la consultation :

"Tu vois, le docteur va faire une piqure à Astrée pour qu'elle n'ait pas de bébés.
- Pourquoi ?"

Bouche en cœur, boucles blondes, sujet glissant.

"Parce que la dernière fois elle a été très malade et qu'il ne faut pas qu'elle en fasse cette fois."

Sa mère répond du tac au tac, simple et efficace. J'avais déjà apprécié sa gestion de la gestation d'Astrée et de ses complications, même si l'enfant est parfois difficile à calmer.

Moi, avec mon speculum et ma lampe frontale, je vérifie que les chaleurs sont bien terminée et qu'il n'y a rien d'anormal là-dedans.

"Dis docteur, tu fais quoi ?
- Je regarde si Astrée est encore en chaleurs. Et tu vois, ce n'est plus rouge, ça veut dire que c'est fini.
- Pourquoi ?
- Parce que quand elle est en chaleurs, c'est rouge, il y a des gouttes de sang.
- Et ça, c'est quoi ?"

Je lance un regard interrogateur à sa mère, sourcil levé.
Elle me répond avec un grand sourire et un haussement d'épaules, une façon de me dire "débrouillez-vous".

"Ca, c'est le vagin.
- Ca sert à quoi ?
- C'est par là que sortent les bébés."

Je n'ai pas d'enfants, mais je trouve que je ne m'en sors pas si mal, non ?

"Et ça c'est quoi ?"

Doigt pointé, précis.

Je retiens un rire.

"Ca, c'est le clitoris."

J'interromps l'enfant avant la question fatidique :

"Ta maman t'expliquera à quoi ça sert, hein ? Moi, je vais faire sa piqure à Astrée, mmmh ?"