Convaincre

Pour être vétérinaire, il faut aimer les animaux.
Pour être vétérinaire, il faut faire de longues études.
Oh moi docteur, je ne pourrais pas être vétérinaire : ça me retourne de la voir comme ça cette petite bête.

Autant de lieux communs, autant de préjugés. Bien sûr, tout cela est plus ou moins vrai. Mais à mon avis, pour être vétérinaire, il faut surtout aimer les gens, beaucoup, et avoir une patience à toute épreuve.
Et il faut savoir convaincre.

Le vétérinaire souffre d'un handicap terrible lorsqu'il s'agit d'expliquer un diagnostic, un traitement ou un pronostic : la plupart du temps, son client, le propriétaire de la petite (ou grosse !) bête, ne le croit pas.
Bien sûr, je ne parle pas des maladies "simples" dont tout le monde a plus ou moins entendu parler et qui n'amènent pas de discussion. La difficulté survient quand la maladie est complexe, qu'elle est connue mais entourée de nombreux préjugés (diabète, "SIDA du chat" ou épilepsie par exemple), ou que le diagnostic entraîne des conséquences lourdes en termes de traitement (long et pénible à mettre en oeuvre, ou cher).

Pourtant, il me semble que, contrairement au maître, je suis vétérinaire. Que j'ai acquis des connaissances et une certaine expérience, et que j'ai un regard objectif sur l'animal, objectivité dont manque généralement son maître. Logiquement, celui-ci devrait me reconnaître ces qualités et se fier à mes avis. Pourtant, à chaque instant, je dois me battre pour le convaincre !

Le pire survient sans doute quand le maître, ou un de ses amis "qui a des chevaux depuis longtemps, vous comprenez", a déjà posé un diagnostic. Ma terreur, ce sont les centres équestres : le moniteur et dix cavaliers ont déjà donné leur avis. Si vous n'êtes pas d'accord avec eux, vous courrez à l'échec. Evidemment : ils connaissent bien mieux les chevaux que moi ! Généralement j'engage la discussion, histoire de me présenter sans en avoir l'air, et, tout en examinant l'animal, je glisse que j'ai fait une quinzaine d'années d'équitation, mon aisance autour du cheval aidant à en convaincre les spectateurs. Je deviens plus crédible que ce confrère qui est tout autant, sinon plus compétent que moi, mais qui n'a jamais posé ses fesses sur le dos d'un cheval.

La variante, c'est le maître qui s'est renseigné sur internet, sympathique aussi. Son chien ne mange pas ? Hop Google : "chien mange pas". Le premier résultat sera sans doute le diagnostic du maître, sauf si, peut-être, on trouve un peu plus bas une maladie très rare et très horrible, qui emportera certainement ce pauvre loulou dans d'atroces souffrances.

Prenons un exemple caractéristique : le diabète sucré chez le chien. Voilà une maladie relativement fréquente et qui réunit toutes les conditions pour me pourrir la vie (et celle du malade, on s'en doute). C'est une maladie :

  • dont tout le monde a entendu parler. D'ailleurs, tantine fait matin et soir un petit test et se fait une piqure d'insuline sinon elle a trop de sucre dans le sang
  • dont beaucoup de gens croient qu'elle se guérit. Tantine va très bien. Pourtant le diabète sucré ne se guérit pas, jamais : il se gère.
  • que beaucoup de gens croient qu'elle n'est pas grave. Ben oui, tantine va très bien, je vous dit. Pourtant les complications sont fréquentes et éventuellement mortelles.
  • dont la gestion quotidienne demande énormément de rigueur. Aucun écart alimentaire, un régime spécifique (et relativement onéreux), des injections à heure fixe, même en vacance, même le week-end, selon une méthode qui ne doit jamais changer.
  • qui exige des contrôles réguliers, et non, ce n'est pas juste pour facturer des consultations.

Deux cas, deux catastrophes :

  • Mylord. La femme de M. Jessétou est diabétique. Comme elle est très âgée, il gère sa maladie au quotidien avec son excellent endocrinologue qui la soigne si bien. Et comme la gestion du diabète chez le chien n'est pas la même que chez l'homme, il se dit que je ne suis qu'un vétérinaire, que je soigne son chien comme en l'an 40 et qu'il va plutôt faire comme avec sa femme. D'ailleurs, il a posé des questions précises sur la maladie. Il est poli, intelligent et cultivé. Il a même demandé des conseils à son endocrinologue, qui certes, ignore tout de la physiologie canine, mais qui a décrété que j'étais un barbare. Mylord est devenu insulinorésistant, a accumulé les complications puis est décédé. Le pire, c'est que M. Jessétou pense que c'est ma faute : avec ma gestion barbare de la maladie, j'ai occasionné une perte de chance pour son chien. Mais comme il est bon prince et qu'il se rend compte que je suis le fruit d'une formation déficiente et d'une science balbutiante, il me pardonne.
  • Nick. Nick a été vu par une consœur, qui a parfaitement géré son diabète. Mais M. Jeveubienferre l'a entendu expliquer qu'il faudrait peut-être deux injections par jour pour Nick. Si une ne suffisait pas, on diviserait la dose. Au bout de quelques mois, M. Jeveubienferre a acheté une nouvelle boîte de seringues, et il s'est trompé, mais comme Nick allait bien, il n'a pas jugé utile de l'amener à un contrôle, jamais. Et puis Nick a commencé à aller moins bien, il avait écouté, il passe à deux injections, sans contrôle. Aujourd'hui Nick commence à se remettre d'un coma acido-cétosique, une grave complication, à cause d'une erreur de seringue. Il m'a fallu beaucoup d'arguments pour expliquer que non, ma consœur ne s'était pas trompée, et qu'il aurait fallu des contrôle, et qu'on ne change pas le protocole comme ça.

Il est évident que nous devons nous mettre à la portée de nos clients, simplifier notre vocabulaire, aller à l'essentiel, et pourtant répondre à toutes les questions.
Il faut comprendre et intégrer l'anxiété d'un maître qui voit son animal souffrir et qui ne comprend pas.
Je sais utiliser des comparaisons, avec le sport, ou les animaux sauvages, manier l'humour. Je sais aussi me taire et écouter, regarder le maître. Je connais même quelques méthodes de manipulation simple, comme le célèbre "toucher du bras". Je sais quand imposer mon avis médical, et quand céder sur un point pour mieux en placer un autre. Je connais et comprends les difficultés financières et sociales. Je m'améliorerais avec le temps, mais j'utilise déjà cette palette de techniques plus ou moins conscientes qui me permettent d'expliquer la maladie au maître, de le convaincre d'accepter une analyse ou de la nécessité de poursuivre le traitement jusqu'au bout.

Mais vous savez quel est mon plus gros atout, et ce depuis ma sortie de l'école ? Avec ma calvitie précoce et ma petite barbe, je parais dix ans de plus que je n'ai. Certaines amies, sorties de l'école en même temps que moi, entendent encore parfois : "vous êtes la stagiaire ? Où est le docteur ?"

Pour un cas simple qui me demande 5 minutes d'examen et de réflexion, il me faut souvent 10 minutes d'explications afin d'emporter l'adhésion du maître.
Il me faut parfois téléphoner à madame, à la maison, car si c'est monsieur qui a amené le chien, c'est elle qui donnera les médicaments.
Et je passe sur toutes ces maladies où le maître s'identifie au chien, sur la méconnaissance du comportement normal d'un animal, sur l'anthropomorphisme à outrance...

Pour les chiens, pour les chats, pour les hamsters, pour les vaches ou les chevaux : convaincre, convaincre, convaincre.

C'est usant.

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