Fondus d'amour

L’autre soir j’ai vu… Une dame très âgée, aux cheveux gris mauve et bouclés, en robe imprimée coupée comme une blouse. J’ai vu des types massifs habillés comme des bikers, blousons en cuir noir clouté et bandana rouge. L’un d’eux était assis à côté d’une jeune fille aux cheveux soigneusement tressés, perfecto et bandana assortis. J’ai vu un gamin avec ses grands parents, casquette du Stade à l’envers sur le crâne. J’ai vu des couples, des familles sur trois générations, j’ai vu…
J’ai vu une dame assez forte qui pleurait à lourdes larmes. J’ai vu huit jeunes femmes, six violonistes et deux violoncellistes, jupes noires, talons aiguilles et perfectos. J’ai vu des jeunes et j’ai vu des vieux, des grandes gueules et des timides, des gens habillés avec la classe des habitués, et d’autres qui avaient fait un effort mais qui n’avaient pas les codes.
J’ai vu un accordéoniste, j’ai vu un pianiste : Alain Lanty, quand même.
J’ai vu un vieux monsieur aux jambes maigres dissimulées sous son pantalon, ventre rond et polo à rayures rouges, qui se dandinait avec maladresse. J’ai vu ses yeux cernés, sans dec’.
J’ai vu tout cela dans la pire salle que je pouvais imaginer, celle d’un casino neuf et clinquant, qui essaie d’être ostentatoire, mais avec goût. J’aurais pu prendre un repas d’avant-spectacle à la brasserie du Fouquet’s. J’ai failli fuir. Vraiment.
J’avais envie de hurler, en m’asseyant. Au lieu de ça, j’ai regardé les gens. Tous ces inconnus qui se rassemblaient pour une même raison : l’amour. Et pour un même bonhomme : Renaud.
Pour une fois, les gens : merci beaucoup, infiniment.

C’est un drôle de chemin qui m’a amené là. Je suis venu seul, même si j’étais accompagné. C’était un moment si intime que je ne pouvais pas le partager, même avec elle qui me connaît si bien, car c’était une étape de mon histoire, de ma relation avec lui, lui, le jalon, le symbole, le maître, le compagnon. Elle n’a même pas osé me toucher : j’étais trop concentré.

Mes parents n’écoutaient pas Renaud. Mon père disait : « Il n’a pas de voix ». « Il ne sait pas chanter ». Et moi je pensais : hé, laisse béton,c’est pas l’sujet. Bordel papa, t’as fait mai 68 quand même (« une bonne guerre, même si j’me rappelle pas qui c’est qu’avait gagné »).
Il avait quand même acheté quelques uns de ses disques, et je n’ai jamais cessé de les écouter. Ma mère avait écouté, sans rien dire, comme d’habitude, et s’était procurée « La belle de mai » (et sa boîte en métal qui rayait le CD). Elle avait beaucoup de tendresse pour cet album, je crois, elle qui dans sa jeunesse chantonnait Hugues Aufray. Depuis combien de dizaines d’années ne l’ai-je pas entendue chanter ?

Le rideau s’est levé, tout le monde a crié, et il a aboyé : « J’ai 100 ans, et j’suis bien content ». C’est presque vrai, mais ça ne le sera jamais. Je n’ai rien compris à ce qu’il a dit, ou croassé, et je n’ai pas été surpris, je n’ai pas été déçu, je savais déjà que je ne venais pas vraiment l’écouter. Et puis le petit chat est mort, et les cordes, la puissances des violons et leur orchestration : presque une distraction. Putain, ces musicos, y z’ont vraiment trop d’talent.

Moi, je ne le quittais pas des yeux. La pêche à la ligne, il s’appuyait déjà sur le piano, son index tapant la pulsation tandis que ses mots tombaient à côté du tempo, en cloque, il a laissé la salle chanter. J’étais penché en avant, si intensément concentré. J’ai chanté, bien sûr que j’ai chanté, je chantais déjà ces mots que j’ai tant écoutés. Dans ma tête sa voix des albums se superposait à la musique et à sa voix d’aujourd’hui, les orchestrations connues par cœur s’entremêlaient à ces cordes. J’avais imaginé l’intensité des émotions que je ressentirais ce soir là, je ne m’étais pas vraiment trompé, même si je n’avais pas tout anticipé.
D’abord, j’avais eu tort d’avoir peur. Me confronter à Renaud en 2023, c’est faire s’affronter l’image du gringalet, du blondinet, du papa de Lolita, de l’alcoolique sur la scène de la halle aux grains, 23 ans plus tôt, tout ce que j’avais projeté sur lui, et le vieux monsieur d’aujourd’hui. Accepter un chemin de vie, engagé, riche et sincère, bourrés d’instants de tendresse et d’éclairs de génie, mais aussi d’erreurs et d’errements, de renoncements. Nous avons tous écouté où c’est qu’j’ai mis mon flingue, et j’ai embrassé un flic. J’en ai entendu le condamner, Renaud c’est mort, il est récupéré. D’autres se taire en silence, consternés. J’ai toujours eu du mal à me situer : qui suis-je pour le juger ? Qu’aurais-je fait à sa place ?

Il prend un verre sur le piano et boit quelques gorgées. « C’est de l’eau, vous inquiétez pas. J’ai pas touché une goutte d’alcool depuis deux ans et demi. Pas une cigarette depuis trois, quatre semaines. »

Applaudissements.

« On t’aime, Renaud ! »

Le cri a traversé la salle. Putain oui, on t’aime.

Je chante, la voix tremblante, vrillée par l’émotion, je pleure et nous chantons, mieux que lui certainement, j’ai déjà assisté à des dizaines de concert, en toute intimité ou dans des stades immenses, par des dieux vivants ou des petits groupes de quartier, j’ai entendu Bercy entier chanter… mais pleurer et chanter, d’amour sincère et partagé, jamais. « J’croyais qu’un mec en cuir, ça pouvait pas chialer, j’pensais même que souffrir, ça pouvait pas t’arriver. Hé Manu vivre libre, c’est souvent vivre seul, ça fait p’t’être mal au bide, mais c’est bon pour la gueule. Hé déconne pas Manu... » Un cocon de rencontres à la fois intimes et partagées, pouvez-vous l’imaginer ? Je ne l’avais pas anticipé. Il n’y avait rien d’autre que lui pour nous réunir ce soir là, et pas juste nous poser dans la même salle, nous qui n’étions en rien destinés à nous rencontrer : les fans, les curieux, les accompagnants, les nostalgiques, les pousse-mégots et les nez d’bœufs, Renaud nous observe et la salle est très, très souvent éclairée : il est venu nous rencontrer. Pas chanter. Pas faire un show. Nous rencontrer. Nous regarder. Il réagit et il sourit, esquisse un geste très mal assuré, parfois. Envoie chier un mec qui gueule « il est gros ton ventre, pourtant ! » (« même si j’dev’nais pédé comme un phoque, moi j’s’rai jamais, en cloque »). « Et ta gueule, elle est grosse ? »
C’est nul comme répartie. Mais il sourit, on sourit. Une infinie tendresse.

C’est quand qu’on va où, la médaille, morts les enfants, et ses mots, comme le jour où il les a pour la première fois chantés, résonnent avec l’actualité. Renaud a chanté de sacrés conneries, même sur ses plus vieux disques, mais il a aussi posé des mots justes, de ceux qui éveillent une conscience politique. Ce n’est pas rien de découvrir Renaud, quand on a 15 ans, 16 ans (je t’aime).

Germaine et la scène se transforme en guinguette, les violons toujours, et tout le monde se lève et danse, il se dandine en agitant à peine les avant-bras, ça sonne encore plus faux que sa voix, mais on s’en fout. Certains se lèvent et dansent par pure joie, d’autres juste pour lui faire plaisir ? On t’aime, Renaud.

C’est un cocon d’amour, inattendu et improbable, ou juste tellement évident et je n’ai pas été assez lucide pour l’imaginer ? On est venus parce qu’on t’aime et qu’on veut te le dire, qu’on sait que tu as été très grand et que tu as merdé, à répétition et avec application, mais avec beaucoup de sincérité.
Je t’aime.

La teigne et ta voix se casse. C’est un de tes plus beaux textes, je crois. Est-ce que tu penses à lui comme tu penses à Lucien et sa bande ? Pourquoi as-tu choisi ces chansons-là ?
500 connards et le retour des lampions, pourquoi ?
Son bleu, bien sûr, tu dis que c’est ta chanson préférée de ces dernières années. Mais elle a plus de vingt ans cette chanson, Renaud !
Mistral gagnant, c’était un passage obligé. Je me retiens, même de fredonner, celle-là tu l’as bien mieux chantée que je ne le ferai jamais.

Tant qu'il y aura des ombres, de toutes celles que tu as jamais écrites, c’est ma préférée. Quelque chose dans la mélodie et la nostalgie plus que dans les paroles, qui ne me concernent pas. Une vibration de souvenirs, celle de ma voix résonnant dans ma cage thoracique, allongé au sol de la mezzanine, ma fille, mon bébé de six mois posé sur moi, et le murmure de tes chœurs et de ta chanson en boucle. Je ne m’attendais pas à ce que tu la chantes en concert en 2023. Je ne suis même pas sûr de t’écouter vraiment, j’entends ta voix d’alors et je te regarde, le reste n’a aucune importance, même si je sais que ce n’est pas vrai : je t’écoute aussi mais tout se superpose sans s’associer, ai-je déjà été aussi concentré ? Aussi focalisé sur une personne et sur mes souvenirs, sans pour autant m’extraire de cette somme d’individus qui amènent eux aussi ici leur propre foi en toi ?

Morgane de toi passe comme Mistral gagnant, mais la ballade nord-irlandaise elle aussi me ramène à un jalon de ma vie, à une scène, à un bœuf improvisé, des amis, un guitariste, une copine, on chante mal mais hé, nous avons été à bonne école, n’est-ce pas ?

Ce soir j’ai fait écouter tant qu'il y aura des ombres à mes filles, mais la nostalgie passe mal avec les pré-ados. Elle m’ont demandé Père Noël Noir. J’ai hâte qu’elles découvrent Chanson dégueulasse (mais chanson d’amour), que je dessinais en BD avec mes potes pendants les cours de philo.

Je t’aime, Renaud.

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