2298

La 2298 a 18 ans.

La 2298 est une vache ordinaire.

La 2298 est plutôt gentille, mais ni plus ni moins qu'une autre.

La 2298 est une vieille vache qui ressemble vaguement à une blonde d'Aquitaine croisée d'on-ne-sait-quoi.

La 2298, malgré son âge, reste dans l'élevage. Parce qu'elle a toujours vécu tranquillement et fait son veau tous les ans, qu'elle a allaité sans difficulté. Parce qu'en outre, elle n'a pas de difficultés de locomotion. Elle a simplement dépassé de 6 ans l'âge moyen de réforme pour ce type d'animaux.

La 2298 est tombée sur le côté, il y a quelques semaines. Elle ne s'est pas relevée. Son éleveur l'a redressée sur le sternum, l'a calée avec une botte de paille, lui a donné à boire et m'a appelé.

La 2298 est pleine de 4 mois, et elle est percluse d'arthrose. Je lui injecte un anti-inflammatoire et recommande à son éleveur de la lever de force avec des sangles ou une pince afin de ne pas la laisser couchée trop longtemps, de la faire manger, surtout du foin, et de la faire boire.

La 2298 s'est relevée en quelques heures, et a repris son train-train quotidien.

La 2298 est retombée sur le côté, il y a quelques jours. Elle ne s'est pas relevée. Son éleveur l'a redressée sur le sternum, l'a calée avec une botte de paille, lui a donné à boire et m'a appelé.

La 2298 est un peu maigre, mais sans plus. Elle a bon oeil, n'a pas de déficit neurologique décelable, elle rumine toujours, mais sa température baisse doucement. Elle est fatiguée. Fatiguée de porter son veau qui n'a pas encore commencé sa phase de croissance rapide, dans les derniers mois de gestation. Fatiguée de se lever tous les matins, fatiguée de ces hanches qui ne suivent plus comme avant. Je lui injecte un anti-inflammatoire et ne recommande pas grand chose à l'éleveur, il a déjà tout fait, même curer le stabulation pour conserver une fine épaisseur de fumier et lui permettre de s'appuyer sur la terre battue en-dessous. La 2298 n'est tout simplement plus vraiment capable de porter son poids.

La 2298 ne s'est pas relevée, malgré les efforts de son éleveur. Deux jours plus tard, il m'a rappelé.

La 2298 est couchée, sur le côté, elle a repoussé les bottes de paille qui la soutenaient sur le sternum. Elle a toujours un bon oeil, elle boit, elle mange. Son éleveur m'a accompagné, le visage fermé. Le père de l'éleveur a préféré rester à la maison.

La 2298 est morte. Je l'ai euthanasiée.

La 2298 a vaincu 18 ans sans incident majeur. Elle a eu 16 veaux dont certains sont devenus des vaches de l'élevage. Trois, quatre, cinq générations ? D'autres sont partis à la boucherie.

La 2298, l'éleveur l'a vu naître quand il était petit garçon, il a fait naître ses veaux, il a guidé leurs premiers pas, leur a parfois montré le pis. Matin et soir, il les a mené à leur mère pour les faire téter, il les a soigné, les a vu grandir, et les a vu partir.

La 2298, l'éleveur l'a accompagnée depuis sa naissance, jusqu'à sa mort. Il s'est consacré à ses derniers jours. Il l'a levée, l'a tournée pour éviter les escarres, l'a nourrie, a pris le temps de la faire boire, a étayé son matelas de paille, a nettoyé ses bouses. Il a demandé que je fasse au mieux, n'a pas hésité sur le prix des anti-inflammatoires, même s'il savait qu'elle ne mènerait jamais sa dernière grossesse a son terme. "Je lui devais bien ça", m'a-t-il déclaré.

La 2298 était une vieille vache qui ne ressemblait à rien, une de ces vieilles vaches comme la sélection n'en fait plus. Une fleur des prés. Elle est morte en une trentaines de secondes, sans souffrance.

La 2298 était une vache ordinaire. Je l'ai tuée.

La 2298 avait 18 ans.

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