2298
jeudi 20 mars 2008, 15:46 Vétérinaire au quotidien Lien permanent
La 2298 a 18 ans.
La 2298 est une vache ordinaire.
La 2298 est plutôt gentille, mais ni plus ni moins qu'une autre.
La 2298 est une vieille vache qui ressemble vaguement à une blonde d'Aquitaine croisée d'on-ne-sait-quoi.
La 2298, malgré son âge, reste dans l'élevage. Parce qu'elle a toujours vécu tranquillement et fait son veau tous les ans, qu'elle a allaité sans difficulté. Parce qu'en outre, elle n'a pas de difficultés de locomotion. Elle a simplement dépassé de 6 ans l'âge moyen de réforme pour ce type d'animaux.
La 2298 est tombée sur le côté, il y a quelques semaines. Elle ne s'est pas relevée. Son éleveur l'a redressée sur le sternum, l'a calée avec une botte de paille, lui a donné à boire et m'a appelé.
La 2298 est pleine de 4 mois, et elle est percluse d'arthrose. Je lui injecte un anti-inflammatoire et recommande à son éleveur de la lever de force avec des sangles ou une pince afin de ne pas la laisser couchée trop longtemps, de la faire manger, surtout du foin, et de la faire boire.
La 2298 s'est relevée en quelques heures, et a repris son train-train quotidien.
La 2298 est retombée sur le côté, il y a quelques jours. Elle ne s'est pas relevée. Son éleveur l'a redressée sur le sternum, l'a calée avec une botte de paille, lui a donné à boire et m'a appelé.
La 2298 est un peu maigre, mais sans plus. Elle a bon oeil, n'a pas de déficit neurologique décelable, elle rumine toujours, mais sa température baisse doucement. Elle est fatiguée. Fatiguée de porter son veau qui n'a pas encore commencé sa phase de croissance rapide, dans les derniers mois de gestation. Fatiguée de se lever tous les matins, fatiguée de ces hanches qui ne suivent plus comme avant. Je lui injecte un anti-inflammatoire et ne recommande pas grand chose à l'éleveur, il a déjà tout fait, même curer le stabulation pour conserver une fine épaisseur de fumier et lui permettre de s'appuyer sur la terre battue en-dessous. La 2298 n'est tout simplement plus vraiment capable de porter son poids.
La 2298 ne s'est pas relevée, malgré les efforts de son éleveur. Deux jours plus tard, il m'a rappelé.
La 2298 est couchée, sur le côté, elle a repoussé les bottes de paille qui la soutenaient sur le sternum. Elle a toujours un bon oeil, elle boit, elle mange. Son éleveur m'a accompagné, le visage fermé. Le père de l'éleveur a préféré rester à la maison.
La 2298 est morte. Je l'ai euthanasiée.
La 2298 a vaincu 18 ans sans incident majeur. Elle a eu 16 veaux dont certains sont devenus des vaches de l'élevage. Trois, quatre, cinq générations ? D'autres sont partis à la boucherie.
La 2298, l'éleveur l'a vu naître quand il était petit garçon, il a fait naître ses veaux, il a guidé leurs premiers pas, leur a parfois montré le pis. Matin et soir, il les a mené à leur mère pour les faire téter, il les a soigné, les a vu grandir, et les a vu partir.
La 2298, l'éleveur l'a accompagnée depuis sa naissance, jusqu'à sa mort. Il s'est consacré à ses derniers jours. Il l'a levée, l'a tournée pour éviter les escarres, l'a nourrie, a pris le temps de la faire boire, a étayé son matelas de paille, a nettoyé ses bouses. Il a demandé que je fasse au mieux, n'a pas hésité sur le prix des anti-inflammatoires, même s'il savait qu'elle ne mènerait jamais sa dernière grossesse a son terme. "Je lui devais bien ça", m'a-t-il déclaré.
La 2298 était une vieille vache qui ne ressemblait à rien, une de ces vieilles vaches comme la sélection n'en fait plus. Une fleur des prés. Elle est morte en une trentaines de secondes, sans souffrance.
La 2298 était une vache ordinaire. Je l'ai tuée.
La 2298 avait 18 ans.
Commentaires
...
les derniers gestes de son éleveur autant que votre prose sont un bel hommage à cette vache 'ordinaire'...
Beau billet, et révélateur de l'amour que les éleveurs portent à leurs animaux.
Malgré leur dur métier, ils en font un maximum pour eux.
Fourrure : Oui enfin... c'est comme partout. Il y en a des biens, et d'autres moins. On en reparlera.
Un très beau billet.
C'est un bel et bon hommage pour "une fleur des prés".
Fourrure> Je parlais des biens :)
Merci pour ce billet, j'aime décidemment beaucoup ta plume !
Joliment écrit.
J'aime beaucoup l'aspect humain de ton travail que tu fais apparaitre dans tes billets. Finalement, c'est peut être la part la plus difficile quand on bosse dans la santé (médecins et vétérinaires, même combat ... ;)) mais aussi la part la plus gratifiante.
Encore bravo :)
Joli billet plein d'émotions. Merci
Encore un superbe billet très bien écrit et qui retranscrit les émotions qu'on peut avoir dans ces moments là avec justesse.
(ToT) Ouin !
Moi qui revenait pour te féliciter et tu me fais pleurer... même si c'est très joli comme toujours.
Merci. Cela me fait un bien fou de me dire et redire que certains éleveurs savent vivre avec leurs animaux, respectent leur histoire, leur vie, laissent parler leurs sentiments. Qu'ils ne sont pas tous des producteurs animaliers au service de l'agro-industrie.
Une belle histoire d'amour, d"estime"... difficile pour l'éleveur mais aussi pour le veto... la fleur des prés a vécu une belle vie de vache merci
Merci,
elle avait bien un petit nom nn cette 2298
Fourrure : 2298, un sacré numéro.
ben voilà... j'ai résisté pour le chat...là j'ai la larme à l'oeil.
c'est un très bel hommage, pour la vache et son éleveur.
Merci Fourrure de parler de nous pauvres éleveurs qui tenons plus à nos animaux qu'à notre porte feuille. Nous ne sommes hélas pas une majorité. Mon ami a une vieille vache dont il a gardé toutes les filles et qui vit tranquille comme 2298. Espérons qu'elle connaisse la même mort douce.
Je découvre ton blog en venant de chez Police...
Fourrure : Vous avez une image bien sombre de votre profession... plus je la découvre, plus mes a priori tombent. Mais il est vrai que mon échantillon est biaisé !
Mais non mais non, pas sombre mais avouez que le public apprécie peu la notion de rentabilité avec les animaux. Je suis double actif, ma profession salariée me permet de vivre ma passion de l'élevage sans me soucier de l'aspect économique de la chose. Un avantage, ou un inconvénient c'est selon, quand les sentiments s'en mèlent.
Mon ami, agriculteur à 100%, a plus de difficultés.
aimer...soigner...soulager...tuer...aimer...
Au fil des billets, on apprend que votre monde est divisé en compartiments.
La catégorie reine, ce sont les éleveurs. Plus ils sont agés, plus la ferme est petite et plus vous les aimez. Plus ils bossent et moins ils en ont de revenus et plus vous les aimez.
Ensuite, juste après, il y a les chasseurs. Les chasseurs et leurs chiens de meute qui débarquent en vagues successives et sanglantes dans votre cabinet après les battues au sanglier. Plus leurs chiens de chasse sont courageux, plus ils ont de boue aux bottes et plus vous les aimez.
Plus bas, on trouve les particuliers, ceux de la ville ou de la campagne. Ils ont un animal de compagnie, pas de rente, ni de chasse. Ceux-là vous ne les aimez guère. La plupart du temps, ils vous agacent ou vous accablent. Parfois, si vous avez le sentiment que leur peine est sincère, vous leur pardonnez de n'être que des particuliers.
Tout en bas de l'échelle il y a les cavaliers. Ceux-là sont des sales c... prétentieux. S'ils ont un cheval, c'est sans doute parce que ce sont des frimeurs.
Sous la surface de la terre, on trouve encore des êtres qui n'appartiennent pas à la race humaine, peut-être même pas des mammifères, plus probablement à classer dans la catégorie des microbes. Je citerais en vrac les politiciens qui font de la politique, les fonctionnaires qui font du fonctionnariat.
Vos raisons d'aimer celui-ci ou d'être exaspéré par celle-là sont basées sur votre expérience.
Un paysan qui aime sa vache de 18 ans comme une vieille compagne.
Un chasseur qui pleure devant le corps éventré de son chien.
Une grognasse qui vous réveille la nuit pour une stérilisation.
Un moniteur d'équitation qui vous prend de haut.
Un politicien qui agite le spectre de la terreur pour monter dans les sondages.
Un fonctionnaire qui a fait foirer votre difficile programme de vaccination parce qu'il dormait sur les dossiers.
Je comprends.
Quelqu'un a dit qu'il n'y avait pas de jour plus triste que celui où l'on apprend que quoi que l'on fasse et quoi que l'on dise, il y aurait toujours des gens pour vous détester.
Cela dit, l'ensemble de ce blog est bien trop brillant pour que son auteur se contente de cette hiérarchie affective basée sur les catégories socio-professionnelles.
N'est-ce-pas, Fourrure ?
Vos récits relatent vos bons et vos mauvais moments avec vos patients (derrière ce mot de "patient", il y a l'animal et son compagnon humain), mais ne nous cachez-vous pas quelque chose ?
Il me parait probable que vous avez eu affaire à des éleveurs aussi pénibles que certains particuliers. Pas un mot sur ces situations.
Même pas sur le ton humouristique que vous savez adopter.
Quelque chose vous retient de raconter les petites laideurs, les stupidités ou les mensonges de vos "patients" paysans.
Représentent-ils un idéal que vous ne voulez pas égratigner ?
Avez-vous le sentiment qu'ils soient si menacés d'extinction que vous ne pouvez, en âme et conscience, vous permettre de les mettre en cause ?
La première qualité des gens intelligent est la capacité à l'auto-analyse suivie de l'auto-dérision. Vous nous le montrez très bien dans l'épisode où vous dîtes aimer être au centre du monde (pardon, je ne me souviens pas de la citation exacte).
Alors peut-être nous direz-vous un jour pourquoi vous n'écrivez que du bon pour vos paysans ?
Fourrure :
Oh, qu'il sont simplistes (provocation ?) vos compartiments ! Mais j'ai une réponse simple : parce que ce blog n'est actif que depuis quelques mois... sans doute aussi parce qu'un billet un peu écrit demande de se replonger dans les émotions et les perceptions du moment, ce qui n'est pas évident quand ces situations ont été particulièrement désagréables. Je ne crois d'ailleurs pas avoir écrit de billet mettant en situation un cavalier (ou une cavalière) particulièrement odieux (-se) ?
J'ai par contre signalé que les centres équestres faisaient partie des endroits que j'apprécie le moins. Laissez venir les billets !
Et puis.. j'aime bien aller à contre-courant. Provoquer, quitte à flirter avec la puérilité. Dire que les éleveurs sont des gens qui travaillent dur et aiment leurs bêtes, ou présenter les côtés positifs des chasseurs sur un blog de vétérinaire, quand on n'est pas soi-même chasseur et que la chasse ne vous intéresse pas, c'est comme de dire qu'on aime le goût de la viande de cheval dans un centre équestre (et argumenter !). Je n'aime pas que mes interlocuteurs n'essayent pas d'envisage les diverses facettes de quelque chose sur quoi ils ont des a priori. Ca peut être riche d'enseignements. Au pire, ça défoule !
Par ailleurs, il est vrai que j'ai des billets commencés mais inachevés concernant des cas de bêtise crasse, de mesquinerie ou de médiocrité venant de différents types des clients. Il y a des éleveurs parmi eux...
Je ne sais pas si je finirai un jour ces billets. On verra bien... Pour l'instant, je préfère ne parler que de ce qui a de l'importance dans mon métier, ou de ce qui est amusant, et ces gens ne collent avec aucune de ces deux catégories.
Provocatrice, moi ?
Comme vous y allez docteur...
Et comme disent les enfants, c'est çui qui dit qui est.
C'est en partie votre billet sur les chiens chasseurs et votre neutralité bienveillante à l'égard de leurs maitres qui m'a mis la puce à l'oreille. Après avoir tenté de soigner mon oreille avec de l'huile essentielle de sariette sans succès, j'ai soupçonné que vous nous tendiez là un chausse-trape de 1ere catégorie.
Je m'attendais d'ailleurs à ce qu'un membre de Rescue fasse un commentaire incendiaire sur les salauds de chasseurs et vous interpelle pour exiger de vous une condamnation officielle de ces pratiques barbares.
Mais je crois que personne n'est vraiment tombé dans le panneau. Avez-vous été déçu ?
Fourrure :
Déçu ? Non.
Plutôt le contraire, en fait !
Ce n'est pas parce que j'aime chatouiller les gens dans leurs a priori que je recherche nécessairement le conflit...
Pourtant vous aviez mis tous les ingrédients, les chiens troués de toutes parts, les chasseurs hilares à deux pas de la table d'opération, la boue répandue sur le sol du bloc, etc.
Fourrure :
Hu, hilares ? Ils étaient tout sauf hilares. Le seul qui se marrait était le distributeur de papillotes qui avait pris soin d'aller vider une bouteille de pastis avant de revenir avec ses chocolats : besoin de courage pour supporter la suite...
Cela dit, la provocation, c'est délicieux. Je pense que personne ne regarde Dr House pour l'intérêt de l'analyse bidon des cas cliniques bidons. C'est bien parce qu'on adore voir Greg se foutre de sa hiérarchie, de ses patients et des médecins qu'on y revient. Au fond, on est est certainement assez nombreux à rêver d'être dans la peau du Dr House au moins une heure dans sa vie...
Perso, je me fait régulièrement le chantre de la pratique hippophagique. A tous ceux qui souhaitent me provoquer en exhibant leurs habitudes alimentaires, je recommande chaleureusement de consommer la viande de cheval crue, en tartare. D'en manger beaucoup et souvent, et de donner la préférence à la viande de vieux cheval importé de Pologne.
La trichinose donne du gout au steack, assurément... Elle ne tue pas tous ceux qui sont atteints, mais je ne suis pas pressée.
J'attends avec impatience vos billets sur les mensonges de vos patients.
Et avec moins d'impatience vos billets sur les cavaliers.
Une si vieille dame.... je n'en ai encore jamais rencontré, la plus vieille pour l'instant s'appelle Nouvelle, 14 ans...
Le commentaire de Céline me fait tilter, aussi.
Je travaille quotidiennement avec les éleveurs. Et cette semaine j'ai été chez un monsieur, un vieux garçon, 35 vaches laitières "en attaché", cornues, montbéliardes et abondances.
C'est le premier agriculteur que je vois chahuter avec sa chienne "ouvertement", que je vois prendre ses chiennes dans ses bras, sur ses genoux, et leur gazouiller des bêtises.
Le premier que je vois chanter des comptines à ses veaux ou ses vaches.
Egalement le premier qui ne se cache pas (devant la vachère en plus !!!!) pour caresser, gratouiller et câliner une vache qui est allée voir au fond de la cour si ça a changé depuis la veille, tandis que la vachère en question se fait ch*** à attacher les autres...
Tous les autres, je le sais, aiment leurs vaches, les caressent forcément, puisque quand je viens elles tendent la tête pour que je les gratte là où c'est sensible.
Donc j'ai aussi une affection particulière pour eux.
Quant aux chasseurs, j'en connais un peu. Je sais que leurs chiens sont sacrés, les meilleurs ont tous les droits.
Quant aux cavaliers, dont je fais partie, je ne les aime pas.
Sous couvert de "bonté" pour leurs "mobylettes vertes", ils leurs mettent des couvertures, les enferment dans des boxes, sans prendre un minimum en compte la nature même des chevaux : animaux grégaires, claustrophobes, et qui ont besoin de se déplacer en permanence.
Donc oui, les "équitants", moi je ne les aime pas, ils savent très souvent tout mieux que tout le monde.
Et je mange de la viande de cheval, de chevaux de trait élevés en France pour la viande.
Comme de la viande bovine élevée dans mon coin, les Vallées de l'Arve, du Giffre, ou Verte... Ou dans le Salève ou le Genevois.
Parce que je trouve que les "primitifs ruraux" qui vivent avec et pour leurs vaches ont beaucoup plus de bon sens et d'humilité que les "équitants bien-pensants et civilisés".
Ceci dit, désolée de pourrir cet article, bel hommage à ce jeune éleveur qui a gardé sa mémé si longtemps.... ;)