dimanche 20 septembre 2009

Tenir salon

C'est sans doute puéril. Mais c'était la première fois que je me retrouvais, ne serait-ce que pour quelques heures, en charge d'un tel salon. Théoriquement, je devais tenir le stand vétérinaire, mais il était d'une telle indigence que personne ne s'en approchait, et, à part quelques visites de profs d'école en goguette ou de divers responsables de laboratoires départementaux, de la FGDSA ou autres organismes liés de près ou de loin au monde vétérinaire, je m'ennuyais ferme.

Salon agricole

Et puis il y a eu le premier appel. Un veau patraque du côté des limousines. J'allais pouvoir me remettre au volant de ma voiture crade et poussiéreuse avec son macaron vétérinaire, fendre la foule comme j'avais fendu le cordon des types de la sécurité, jouissant avec une petite note de honte des regards. Ouaip mon gars, c'est l'véto.

Il y avait une petite note d'appréhension : j'allais forcément intervenir au milieu du public, tous les regards des curieux braqués sur moi. Une situation intéressante, amusante, flatteuse et inquiétante. Je n'avais par contre pas anticipé l'échange avec l'éleveur : un inconnu, forcément, avec ses habitudes, et surtout celles de son propre véto. En même temps, je n'allais pas réinventer la poudre pour ce qui se révélait être une probable coronavirose, mais peu importait, je me demandais ce qu'il allait en penser. Des réflexes de véto débutant me revenaient : m'appliquer sur l'intraveineuse, ce petit geste technique dont la réussite conditionnait, à l'époque, la considération dont je jouissais ensuite. Aucun problème de ce côté là, je ne suis plus le débutant de l'époque, et sur un veau de 200kg non déshydraté, je n'aurais vraiment pas eu d'excuse. Et puis, l'examen clinique et la discussion avec l'éleveur m'avaient fait oublier le public. Ce sont les "aaaahhhhhh" dégoûté lorsque le sang a coulé par mon aiguille qui m'ont rappelé sa présence. Là, j'ai souri : flash obligent. Savourons la minute de gloriole.

J'avais soigneusement préparé cette journée de "garde", entassant dans ma voiture tout un tas de médicaments et de bidules dont je ne me sers que rarement en pratique quotidienne. Par contre, j'avais oublié le facturier : je ne travaille que sur informatique, mes clients règlant en début de mois, après l'envoi des factures. Là, évidemment, ça calait.

Alors, facturer à la louche ou faire comme d'habitude ? Les choses s'étaient bien passées, le type semblait sympa, je choisissais de jouer la confiance : j'enverrai la facture plus tard. Au pire, les quelques millilitres de médicaments ne m'auraient pas coûté grand chose.

Le deuxième appel allait se révéler plus sérieux. Je comatais en silence sur mon stand quand un jeune barbu s'est penché en avant en s'appuyant sur mes genoux. "Excuse-moi, t'aurais pas un thermomètre ? Ma vache est bouillante."

Cette fois, c'était à l'autre bout du salon. Re-fendage de foule, voiture au pas, mais avec plus d'inquiétude que de plaisir, cette fois : beaucoup d'enfants, de gens peu attentifs, j'ai du plusieurs fois stopper pour laisser passer un gosse étourdi.

Ce coup-ci, un grand nombre d'éleveurs mais peu de badauds. Une laitière, d'un type manifestement apprécié, avec 40.5, forcément, c'est la tuile. Ça sentait la mammite, mais je me forçais à un examen clinique complet, au cas où. L'éleveur, alors que je lui parlais de cette infection, s'était penché sur le pis pour tirer quelques jets de lait, concluant à chaque fois à sa normalité. Il n'en était pas encore à me contredire, mais il avait l'air de penser que les choses se passaient ailleurs. Et après avoir fait le tour de la vache, j'étais persuadé que mon intuition était la bonne. Une mammite aiguë, prise au début, ne se manifeste pas forcément par une modification spectaculaire du lait. Je m'acharnais donc à en tirer bien plus de chaque trayon, en instant sur le quartier qui me semblait le plus suspect. Le type s'était relevé, incrédule, la vache n'appréciait pas trop, et au douzième trait, les premiers grumeaux, sur ma main. Je me dépliais pour les lui montrer, en en faisait profiter le cercle d'éleveurs rassemblé.

Antibiotiques, anti-inflammatoires, perfusion hypertonique, trois se sont proposés pour nous donner un coup de main. Je n'ai jamais eu une vache aussi bien tenue pour une intraveineuse ! Ordonnance, discussion sur fond de dispute entre grévistes et non grévistes, j'étais à la fois plus détendu que sur ma première intervention, mais aussi plus inquiet. Cette fois, c'était du sérieux, et même s'il n'y avait aucune raison que cela se passe mal, ce genre de pathologie, et dans ces circonstances, me rendait naturellement nerveux.

Cette intervention m'a surtout permis d'engager un contact sérieux avec ces éleveurs laitiers, pour la plupart très jeunes, en pleine controverse sur la grève du lait et ses conséquences. La discussion a malheureusement été rapidement interrompue par un dernier appel, une bricole... mais le contact était coupé.

Vers 20h, avant de quitter le salon, je repassais voir la vache dont la température était revenue à la normale, une évolution très satisfaisante et rassurante. Un dernier mot avec son propriétaire, et je rentrais chez moi, dans un salon déserté par le public, avec des sentiments mitigés. La petite excitation de la nouveauté était passée, et je n'ai pas pu m'adonner à mon sport favori, la communication provocatrice. J'espérais pouvoir comprendre un peu mieux la situation du monde laitier, au delà des évidences sur le prix du lait, sur son coût, sur les manifestations spectaculaires et le spectre de Bruxelles. Pouvoir toucher l'homme derrière le manifestant, derrière le porte-parole éructant. Cet éleveur qui, lentement, disparaît des coteaux de mon canton...

Alors quel bilan, finalement ?

Être véto de garde sur un salon, c'est plutôt amusant. Une fois la nouveauté passée, les réflexes reprennent le dessus, une vache reste une vache et les contacts avec les éleveurs sont potentiellement riches - à condition d'avoir le temps ! On sort de la routine de la clientèle, c'est certain. Je regrette par contre par contre notre stand inutile, aucune communication possible sans image, sans posters, pas même un caducée. Impossible aussi d'approfondir la discussion avec les éleveurs, et pourtant, il y avait matière : un "pompier" n'a pas trop le temps de discuter ! Quel plaisir néanmoins d'assumer et d'assurer mon boulot dans la lumière, avec un public qui repartira sans doute avec de nouvelles images d'Épinal. Du véto rural, on ne retient en général que les bottes bien propres dans la paille fraîche - le rêve - et, pour les plus avertis, la vision du bras enfoncé dans le rectum d'un bovin - le cauchemar. Il faudra quand même qu'un jour je comprenne pourquoi ce geste simple effraie tant les passants...

dimanche 23 août 2009

Convulsions

Je n'allais avoir que quelques minutes pour réagir.

Dans l'obscurité tombante, je me dirigeais vers la salle de traite d'où l'éleveur, dans le vacarme des machines, ne pouvait certainement pas m'avoir entendu arriver. Un bruit étrange m'avait détourné vers la stabulation. le genre de bruit qu'on n'aime pas entendre et qui rehausse d'un cran le niveau de l'urgence.

Il m'avait appelé parce qu'une de ses vaches "s'était subitement mise à trembler".

Étendue sur le sol de la stabulation, il y avait une bête en convulsions. Des convulsions comme je n'en avait encore jamais vu sur un tel animal, ces convulsions de chien ou de chat en crise d'épilepsie, ou empoisonnés. L'écume aux lèvres qui s'accumulait sur la terre battue, l'alternance tono-clonique classique sur les membres, colonne vertébrale en extension maximale. Ses jugulaires dures comme des canalisations en PVC, et la panse qui commençait à gonfler. Les plaintes incessantes de la souffrance absolue, celles que l'on n'entends presque jamais.

Elle n'allait sans doute pas en avoir pour longtemps, mais si je devais lui donner une chance, il allait falloir être rapide. De toute façon, il n'y avait pas trop de possibilités. L'empoisonnement paraissait improbable, l'épilepsie possible, mais je n'y ferais rien et elle se résoudrait d'elle-même rapidement, l'AVC je ne pourrais rien y faire non plus, mais une bonne mammite ou une méningite, ça restait dans mes cordes. Si le cœur ne lâchait pas : son rythme était tout sauf normal.

40.6. De la fièvre ou le fruit des convulsions ?

Une photophobie douloureuse. Méningite ou aucune signification ?

J'essayais de la traire pour observer son lait, en tentant d'esquiver les convulsions de ses membres postérieurs. Il semblait normal. A priori, pas de mammite.

La vache restait consciente, ça éliminait l'épilepsie et probablement l'AVC.

Corticoïdes, anti-inflammatoires, antibiotiques, perfusion hypertonique, et sédation, avec tous les risques que comportaient ces thérapeutiques. Avais-je le choix ? Les seringues s'accumulaient à côté de la vache tandis que j'injectais dans ses monstrueuses jugulaires. L'éleveur était dépassé, m'avait confirmé qu'elle n'avait pas pu s'intoxiquer. Je lui parlais de méningite, un mot suffisamment effrayant pour qu'il me laisse intervenir sans m'interrompre. Il était question de minutes, et il était sans doute déjà trop tard.

La sédation commençait doucement à faire effet, les convulsions étaient déjà moins violentes. Je n'avais jamais vu un animal de 600kg victime d'une pareille crise. C'est déjà impressionnant lorsqu'un carnivore en est la victime, c'est tout simplement spectaculaire lorsqu'il s'agit d'une vache adulte.

Et il allait falloir tenter de la sonder, maintenant, pour éliminer les gaz accumulés dans sa panse à cause de sa position étendue : elle ne pouvait pas roter, les bactéries continuaient leur travail et la pression augmentait, gênant la respiration et la circulation sanguine. Manque de bol, pas moyen de passer la sonde qui se bloquait quelque part dans son réseau sans atteindre la panse. Nous avons tenté de la redresser alors que ses convulsions se calmaient sous l'effet du sédatif. Peine perdue : en quelques balayages elle retombait sur le flanc.

La tirer avec le tracteur sur la pente toute proche ? Pourquoi pas, mais je craignais que le stress - elle était toujours consciente et je n'osais pas forcer la dose de sédatif - ne la tue. L'éleveur avait enfin l'impression de pouvoir servir à quelque chose, mais...

Fibrillation.

Mort.

La nuit était tombée, et le tracteur n'aura pas eu le temps de servir...

dimanche 7 juin 2009

La prothèse

Un dimanche de garde comme les autres, avec ses urgences, ses bobos, ses chiens hospitalisés... et ses appels surréalistes.

- Je suis bien à la clinique du Dr Fourrure ?
- Oui, bonjour, c'est lui même.
- Ah docteur c'est terrible ! Le chien de mon amie a rompu sa prothèse.
- Hein ?
- Oui, elle a cassé !
- Mais quelle prothèse ?

Silence au bout du fil. Il a éloigné le téléphone de sa bouche, et s'adresse à quelqu'un d'autre.

- Elle est où, sa prothèse ?
- Mais à la patte enfin !

Une voix féminine. Retour au téléphone.

- La prothèse de sa patte, enfin !
- Mais mais mais... de quel chien s'agit-il ?
- Et bien, du chien de mon amie.
- Mais...
- C'est un caniche, il s'appelle Filou
- Mais... je ne situe pas. Je suis désolé.
- Ah mais sa prothèse s'est cassée !
- Oui, bon, mais il a mal ?
- Ahlala c'est qu'elle est cassée !
- Bon, et bien, écoutez, amenez-le moi de suite si vous voulez !
- Ah bon ? heu... d'accord mais je suis à une demi-heure de route, et il faut que j'aille m'habiller.
- Et bien, disons dans une grosse demi-heure...

Crise de rire sur le fauteuil.
C'est nerveux.
Un vieux monsieur, il a l'air très gentil, mais vraiment, une prothèse à la patte ? Nous n'avons pas posé de fixateur externe depuis longtemps, et je ne vois pas de quelle prothèse de ligaments croisés il pourrait s'agir.
On verra bien.
En tout cas, il n'avait pas l'air enthousiasmé à l'idée de venir. Curieux pour un tel appel.

Saut que le téléphone a re-sonné un instant plus tard.

- Oui, je vous rappelle au sujet de la prothèse.
- Oui ?
- Bon, et bien, j'ai bien réfléchi.
- Et ?
- C'est votre collègue, dont la clinique et à 20 mètres de chez moi, qui l'a opéré.
- Ah, et il n'est pas disponible ?
- Non, j'ai téléphoné, et on m'a envoyé ailleurs.

Ailleurs, comme chez un confrère d'une grande ville à une heure de route, capable de gérer un cas d'orthopédie merdique, ok.

- Et ensuite je vous ai appelé.
- Oui ?
- Et bien finalement le chien s'est couché dans son panier.
- Il a l'air de souffrir ?
- Heuuu non pas du tout. Il est couché.
- Mais c'est une prothèse de quoi, finalement ?
- Et bien, de la patte.
- Il a une patte artificielle ?
- Mais non docteur, c'est juste une prothèse !
- Ah, bon, pas de barre de métal qui sort ni rien ?
- Non, rien de tout ça, il l'a depuis deux ans.
- Bon, et bien vous l'amènerez demain à mon confrère qui l'a opéré, alors ?
- Oui, oui, je pense que c'est plus raisonnable.
- Bon, d'accord, mais vous lui interdisez de se promener sans laisse, de monter ou descendre des escalier, et vous ne lui donnez aucun médicament à vous, hein, s'il ne souffre pas.
- Heuu, d'accord.
- Pas d'aspirine, pas de di-antalvic ou d'efferalgan, rien du tout, les doses ne seraient pas adaptées et certains de ces médicaments sont toxiques pour les chiens, donc s'il ne souffre pas et que sa patte n'est pas gonflée, il n'en a pas besoin, d'accord ?
- Heu oui, oui, je suis vraiment désolé de vous avoir embêté hein...

Pas de quoi, ça m'évite un aller-retour à la clinique pour gérer un truc donc je ne connais pas le début du commencement.

Et moi j'imagine la scène chez son amie, entre elle qui doit être affolée alors que le chien dort en rond dans son panier, et lui qui n'a pas plus envie que ça de se taper trente minutes de route et une consultation au tarif de garde...

samedi 2 mai 2009

Le dernier veau

Une sonnerie.8h35, je suis de garde mais la clinique ouvre à 9h00. Probablement encore un client qui veut un rendez-vous. Je ne prends même plus la peine de répondre : si c'est urgent, il laissera un message. Sinon, il rappellera.

Et ça n'a pas manqué, le bidibidip du message. Combien vous pariez que c'est le bruit d'un téléphone qui raccroche ?

"Oh. Il dit qu'il est en intervention, qu'est-ce que je fais ?"

Elle a le téléphone loin de la bouche, je l'imagine le bras ballant. J'entends une autre voix derrière elle. Je la vois très bien dans l'entrée de sa maison, je l'ai déjà reconnue.

"Oh. Merde. Et bien, laisse un message ?"

J'allais le dire.

"Oui bonjour, c'est Mme Colucci, c'est pour un vêlage, ce sont des jumeaux et ils viennent à l'envers, c'est urgent."

Je suis déjà dans ma voiture. Sur la route, le téléphone sonne à nouveau, même numéro. Je lui confirme que j'ai bien eu le message, et que j'arrive. Moins de dix minutes entre appel et présence sur site.

La lourde porte coulissante de l'étable s'ouvre alors que je gare mon utilitaire, en décrochant ma ceinture du même geste. Je suis déjà en train de farfouiller dans le coffre lorsque M. et Mme Colucci s'avancent vers moi, avec cette allure pesante que l'on attribue aux sénateurs. Lorsque je sors la tête du coffre pour dire bonjour, j'ai déjà enfilé ma chasuble de vêlage, les gants et de fouille et je tiens ma "boîte à naissances" à la main.

Mon "bonjour" plein d'entrain crée un contraste étonnant avec leurs mines d'enterrement. Au fil des questions, je m'avance vers l'étable en apprenant qu'il s'agit d'une vieille-vache-mais-pas-trop, d'un grand gabarit, et qu'il lui semble que ce sont des jumeaux, parce qu'il y a une tête et des pattes arrières. Il n'oublie pas de préciser dix fois qu'il n'est pas certain, bien entendu, de ce ton qui annonce qu'il n'a pas de doutes sur la question.

Je m'avance jusqu'à la porte...

J'avais oublié.

Une vache me regarde, la queue comiquement levée sur une contraction. Un sacré grand gabarit, oui. Elle a l'air d'aller très bien. Mais ce sont les deux génisses qui attendent de l'autre côté du grand bâtiment qui me ramènent à une douloureuse réalité. Cela fait un mois que le troupeau de M et Mme Colucci a été dispersé... Elles ne sont plus que trois. Je dis distraitement bonjour à une troisième personne, un inconnu que j'imagine être un voisin avant que l'on m'explique qu'il est venu chercher la vache.

J'ai la gorge un peu serrée, loin de cette jovialité qui accompagne les vêlages dont on devine qu'ils se passeront bien, ces vêlages où priment l'expérience et l'observation, faits de manœuvres obstétricales et d'efforts physiques, sans césarienne, sans danger pour la vache, et probablement sans danger pour le veau. Un drame familial a précipité la retraite de ce couple d'anciens qui appartiennent autant à la région que ses collines, ses moujetades ou ses sangliers - aussi mal embouchés que leurs chasseurs.
Elle avec sa masse imposante, son tablier bleu rayé de blanc et ses improbables couettes, lui, frêle, en blouse bleue, toujours éclipsé par la présence de son épouse. Des éleveurs de veaux sous la mère dont les produits étaient reconnaissables sur n'importe quel marché, sans confusion possible. Immuables, invariables, comme les Pyrénées.

Il n'y a pas de jumeaux. Le veau est sur le dos, les pattes en l'air, et ce sont bien des antérieurs. Ils sont placés de telle manière que M. Colucci et l'acheteur de la vache ont confondu les coudes et les jarrets. Un classique. Le passage est large, le col est déjà dilaté, il n'y a qu'une petite torsion qui sera vite résolue... Le veau est vivant.

C'est un vêlage comme je les aime, fait de tractions à la main, en harmonie avec les efforts de la mère, sans palan ni vêleuse, dont on ressort les narines pleines du parfum du liquide amniotique, les oreilles assourdies par les mugissements de la vache qui réclame son veau, les yeux emplis de l'image du nouveau né qui secoue la tête d'un air indigné en se recevant son premier seau d'eau glacée à la figure.

Avec l'odeur de la paille et du fumier, l'air frais du matin sur mes bras dénudés. Les mains lavées dans l'eau glacée, avec un bout de savon de Marseille et un essuie immaculé.

Un de ces vêlage que l'on a envie de partager avec ses amis et sa familles, avec ses lecteurs, parce qu'ils sont tout ce que j'aime dans ce métier.

Un de ces vêlages parfaits, mais auquel il manquerait le brouhaha caractéristique des vaches curieuses, l'indifférence des vieilles rombières, les coups de langue adroits des veaux qui tentent de saisir ma blouse à travers les barreaux de leur boxe.

Un vêlage parfait, s'il n'y avait les larmes de Mme Colucci, incongrues et saisissantes, une fontaine à la mesure de sa masse et de ses couettes. Mme Colucci qui se frotte les yeux en s'excusant d'une voix de chagrin de petite fille.

Son mari la regarde avec le visage réservé aux funérailles des amis.

L'acheteur est piteux, discret.

Et moi, le vétérinaire. Je suis sans doute là pour la dernière fois, acteur et témoin privilégié de ce petit morceau d'histoire humaine, le cœur serré, à me demander quand viendra mon tour.

Moi, qui ai envie de m'asseoir dans la paille et de serrer ce veau contre moi. J'imagine Mme Colucci, une fois seule, accomplir ce geste d'adieu et d'amour.

Il n'y en aura qu'un à ne pas penser aux jours anciens.

A secouer la tête, en tentant, déjà, de se relever avec vigueur et maladresse, avec ces gestes instinctifs d'une fulgurance déséquilibrée, ses grands yeux noirs de chevreuil et son poil collé.

Sa mère le lèche avec passion.

Le dernier veau.

lundi 12 janvier 2009

Colère

Minuit et demi. Le téléphone sonne. Je dormais depuis un moment déjà, depuis mon retour de l'urgence précédente vers 22h30. Un chien qui n'avait rien, le pauvre...

Bref.

"Servwouiche de harde bhonsoir ?
- Docteur !
- Oui...
- C'est horrihihihihihihible, il faut absolument venir !
- Qu'est-ce qui se passe ?"

A ce stade, en général, j'essaie de reconnaître la voix de la personne, ce qui n'est pas toujours facile. Là, je ne la situe pas du tout. Un homme, avec une élocution un peu bizarre, peut-être des larmes, en tout cas il crie presque, mais de chagrin.

"J'ai renversé un chevreuil il a la pahahahahahatte broyée, il souffre et il ne meurt pas du tout ! Et moi j'aime les animauhauhauhauhauhaux."

Sans déconner.

Là, je sens la colère monter. Un classique. L'animal sauvage blessé, le gars qui panique et moi il faut que je finisse le sale boulot.

"Bon, et bien amenez le au plus vite à la clinique, je serais là d'ici dix minutes.
- Non, il faut que vous veniez chez moi, au quartier des alouettes, c'est pas loin de la clinique.
- Certainement pas, vous plaisantez ? C'est juste à côté de la clinique, alors vous me l'amenez là-bas ! Dans dix minutes"

Je raccroche.

Et moi j'enfile mon pantalon, et ma colère enfle, sans réelle raison. Crevé, des nuits successives à me lever pour des gens que j'aurais pu voir plus tôt s'ils n'avaient pas attendu le dernier moment pour m'amener leur animal, et là j'ai une vraie urgence parce qu'un type a renversé un chevreuil, qu'il lui a explosé la patte et qu'en plus il me demande de le chercher dans une zone résidentielle !?

Marre.

La route est gelée, verglas et neige, le chauffage à fond dans la voiture mais j'ai froid, évidemment, sur les premiers kilomètres. Dans les champs, des chevreuils, un lièvre qui traverse la route, un chat suicidaire, une chouette, mais j'essaie de contrôler la colère, je les vois à peine. J'anticipe cette difficulté que je déteste, le moment où je devrais lui annoncer le prix de l'intervention. En général, les gens me regardent comme des oies outrées lorsque j'explique qu'ils vont devoir payer pour un animal sauvage.

Et à chaque fois il faut leur demander qui paiera, alors, si ce n'est eux ? Pourquoi serait-ce moi ? Moi qui doit faire le sale boulot, achever les animaux qu'ils ont eux-mêmes écrasés ?

Je n'aime pas les conflits, et je suis très rarement en colère, mais là...

J'arrive à la clinique. Je serre les poings sur mon volant. Il m'a fallu un quart d'heure pour arriver depuis chez moi. Il n'y a personne sous la lumière du spot de la porte d'entrée. Le parking gelé est désert. J'en profite pour rentrer, faire le tour des animaux hospitalisés. Tout se passe bien. Je lui laisse 5 minutes, après je retourne me coucher. Quel foutage de gueule.

J'arpente la clinique en laissant couler le minuscule délai, une voiture passe dans la nuit, ce n'est pas lui. Je fais rapidement le tour du bâtiment, dehors, pas de chevreuil blessé à l'horizon. Manquerait plus qu'on me l'ai largué dans le local poubelles. A-t-il réalisé qu'il allait devoir payer mon intervention ? S'est-il dégonflé ? Ou alors le chevreuil est mort et il ne m'a pas prévenu ?

Je vérifie mon téléphone. Son numéro était caché...

Je referme la porte de la clinique, claque celle de ma voiture, et je pars faire un tour dans la commune, histoire de vérifier qu'il ne se soit pas bêtement trompé de vétérinaire et qu'il n'attende pas devant chez notre confrère. Il est une heure du matin, et les rues sont désertes. La lumière orangée de l'éclairage public donne une allure cadavérique au givre qui recouvre le village endormi. Il n'est pas là.

C'est décidé, je me barre. Ou pas. Quelque part, il y a sans doute un chevreuil avec la patte broyée.

Mais quel connard !

Je donne un coup de volant rageur, ma voiture fait un demi tour brutal sur la route givrée, et je me dirige vers le quartier des alouettes. S'il est là à m'attendre, c'est décidé, je le pourris. Je le détruis. J'ai déjà les répliques assassines, l'intonation de tueur. Je vais me la jouer... je sais pas, je n'arrive pas à trouver de mafieux qui corresponde dans aucun film que je connaisse, seul Darth Vader me vient à l'esprit, et je me vois mal le prendre à la gorge en lui assénant un fatidique : "vous m'avez déçu, monsieur". Du coup, je rigole tout seul dans ma voiture. Mais je vais quand même le pourrir. Ma voix va monter dans les aigus, comme je déteste. J'en ai marre.

Et dans la lumière de mes phares...

Au milieu de la route, il y a un pauvre type avec une casquette et un blouson de base ball, à genoux, en train de pleurer sur le corps d'un chevreuil incapable de se lever. Il se redresse comme un robot dans l'éclat des halogènes, je m'arrête à son niveau, je baisse la vitre de ma voiture.

Je me sens usé.

"Je vous avais demandé de venir à la clinique.
- Elle est belle à mourir..."

Il a de gros sanglots dans sa voix, on dirait un gosse, il pleure et ses joues sont presque gelées, je le reconnais maintenant. Il vient souvent à la clinique depuis quelques semaines, pour tout et n'importe quoi. Un type un peu léger, un peu débile, que je n'aime pas trop, malsain. Difficile à saisir, en tout cas. Il refoule des gros sanglots d'enfants, le chevreuil agonise à ses pieds, et moi je descends de la voiture, j'en fais le tour pour attraper, dans le coffre, une aiguille, une seringue et l'euthanasique. Je ne sais pas trop ce qu'il baragouine entre ses sanglots, il a la trentaine et on dirait moi le jour où, en allant au collège, j'ai fait peur à un chat qui a brutalement traversé la rue pour être renversé par une voiture. Son œil était sorti de son crâne. J'avais onze ans.

Et moi je couche le chevreuil.

"Elle est bêhêhêhêllllle à en mouhouhouhourir."

C'est un mâle, connard.

Je prends le cou de l'animal, qui souffle, qui souffre et qui ne fuit même pas, je cherche sa veine, pour abréger ses souffrances. Son postérieur droit est brisé en une multitude de fragments à peine retenus par les fibres musculaires et la peau. Il me faut une petite minute pour réussir mon injection, l'animal meurt instantanément. Le gosse pleure toutes les larmes de son corps, il s'appuie contre mon épaule avec sa foutue casquette, et moi je me noie de rage, je suis furieux contre moi-même, contre ce boulot de merde et contre personne, comment en vouloir à ce gamin de trente ans qui n'assume pas un instant, mais qui a parfaitement compris qu'il a blessé et fait souffrir cet animal gracile, et qu'il est responsable de sa mort.

"Et moi j'aihèhèhèhème les animauhauhauhauhaux."

Il va falloir que je lui donne un mouchoir ?!

Non ?

Si.

Je charge le cadavre dans ma voiture, une flaque de sang s'étend depuis ses blessures sur le sol de plastique de l'utilitaire. Qu'est-ce que je vais faire de ça maintenant ?

"Bon, je vais m'occuper de son corps."

Ma voix est sans doute dure, mais j'essaie de ne pas être agressif. Je sens que je suis fermé. Expliquer.

"Normalement, pour une intervention de ce genre, il faut compter une soixantaine d'euros, sans parler de la gestion du corps. Ni même du déplacement. Je vous compterai juste les kilomètres, passez demain.
- D'accohohohohohohrd..."

Je referme la portière, direction la clinique. Emballer le corps, pour le mettre au congélateur, je verrai demain comment le gérer. Le cadavre rentre parfaitement bien dans les sacs de 80L, et j'aimerai bien avoir un sabre laser pour me défouler sur un poteau en béton.

Je suis toujours autant en colère, mais une colère apaisée, une rage ironique et moqueuse, dérisoire conscience professionnelle du véto qui a fait le tour du bled pour retrouver le chevreuil, à une heure du matin alors qu'une grosse journée l'attends le lendemain, colère stupide et aveugle que je ne suis de toute façon pas capable de retourner contre quelqu'un à part moi. Un seul avantage là-dedans, celui de ne pas réfléchir l'euthanasie de cet animal, la sensation de sa jugulaire sous mes doigts, la légèreté de son mufle ou la délicatesse de ses yeux. Darth Vader a tué Bambi.

Dans la voiture, je coupe France Info pour remettre un CD.


Découvrez The Doors!

Il m'a fallu deux heures pour trouver le sommeil.

J'attends toujours que le gars vienne régler ses misérables 25 euros.

Et vous savez quoi ?

Je ne suis même plus en colère contre lui.

dimanche 14 décembre 2008

Tique TOC

"Cabinet vétérinaire bonjour ?
- Alloooo c'est horriiiible je voudrais parler au plus vite avec un vétérinaire !
- C'est le Dr Fourrure au téléphone, je vous écoute.
- C'est pour prendre un rendez-vous !"

Ca commence bien : elle veut parler en particulier avec un vétérinaire pour une prise de rendez-vous.

"Oui, c'est pour quoi ?
- C'est horriiiiiiible il me faut un rendez-vous au plus viiiiite !
- Heu oui, ben si c'est une urgence, amenez votre chien de suite.
- J'envoie mon mari !
- Heuu oui mais il a quoi votr..."

Tut tut tut

OK

Je vérifie que tout est prêt pour accueillir un blessé, un accidenté, mais allez savoir pourquoi, je n'y crois pas trop.

Dix minutes plus tard, un homme rougeaud entre dans la clinique avec un genre de labrador dans les bras, obèse, et un peu catastrophé d'être porté n'importe comment. Il faut dire que vu son poids, il est difficile de faire mieux, mais là c'est ridicule : le gars doit mesurer 1m65, son ventre dépasse de son T-shirt, ses rares cheveux sont plus ou moins enroulés en vrac sur son crâne et l'absence de ceinture donne l'impression qu'il porte un baggies. Le chien, il le tient sous les aisselles, plaqué contre lui pour ne pas le laisser glisser, le ventre vers l'avant, les pattes arrières qui pendent lamentablement quand les pattes avant pointent vers le plafond.

Le tout tressautant.

"Docteur docteur c'est affreux !
- Entrez par ici !"

Le bonhomme largue le chien sur la table de consultation.

Lui, il remue la queue, il semble un peu hébété.

"Que se passe-t-il ?
- Il a un tic !
- Une tique ?
- Un tic !
- Heu...
- Là, sous le ventre, on a essayé de l'enlever avec une pince à épiler après avoir mis de l'éther, après j'ai pris une pince dans ma boîte à outil mais il a résisté alors j'ai chopé une cigarette pour le cramer, le tique, et puis j'ai préféré vous l'amener avant de le couper avec les ciseaux de peur qu'il attrape la fièvre des tiques !
- Ouais, unE tique, donc."

Au fil du récit, j'ai basculé le chien sur le côté.

J'ai vite trouvé la zone, avec tout leur trafic : un petit mamelon grisâtre, à moitié brûlé, près du fourreau.

"Monsieur."

J'ai faillir dire : "vous êtes un imbécile".

"C'est une mamelle. Pas une tique. Vous avez pincé brûlé et je-ne-sais-quoi-isé votre chien !"

Le gars est stupéfait. Je dois avoir un extra-terrestre caché derrière moi. Ou un tic géant.

"Hé docteur vous êtes con ?"

Il a du entendre mon "vous êtes un imbécile" au son de ma voix.

"Docteur, vous dites n'importe quoi, c'est un mâle !"

dimanche 7 décembre 2008

Drainez-moi !

Drainez-moi !

Un chien qui revient de loin ! Basculé au sol par un sanglier blessé, il souffrait d'une double perforation thoracique et de deux fractures de côtes, sans parler des multiples hématomes, contusions et autres décollements cutanéo-musculaires. Une heure et demie de suture avec un chasseur angoissé à côté, je me suis dit qu'un si beau bandage sur ses quatre drains (destinés à drainer et désinfecter toutes ces cavités et sutures très inflammatoires causées par l'accident) méritait une photo et un peu de fantaisie, histoire de dédramatiser un peu et détendre le maître stressé.
Quand je pense qu'on les croit détachés de leurs clébards, indifférents et avinés ! Qu'ils sont loin des clichés, que l'on soit pro- ou anti-chasse...

samedi 22 novembre 2008

Heureux évènement

5 heures du matin, mon téléphone sonne. De garde, évidemment,
J'essaye de rassembler mes neurones, c'est à peu près aussi efficace que le sprint d'un bouledogue.

"Grmlvice de garde, bonsoir ?"

La voix des grands jours...

"DocteeeEeeeeEEeuuur !"

Ouh là, ça réveille, ça. Bizarre, elle n'a pas l'air affolée. Juste hyper-excitée. Je connais cette voix, mais... ?

"Docteur, il est né, il est né ! Je suis maman !
- Gneu ?
- Notre poulain !
- Mme Ballester...
- Oui, il est magnifique, vous venez le voir ?
- Huuu, là, de suite ?"

Ma femme se retourne dans le lit, intriguée. Il faut dire que la voix de Mme Ballester doit s'entendre à dix mètre dans le silence nocturne.

"Oui oui il est né il y a une demi-heure !
- Félicitations. la mère se porte bien ?
- Oui oui, elle est debout, elle le lêche et nous empêche d'approcher.
- Magnifique, et le pitchoune ?
- Il tente de se lever.
- Superbe... le placenta ?
- Un gros truc répugnant, il est par terre. Oooh il est troooop beau !
- Parfait, parfait..."

Là, je commence à saturer. La dame est ravie, heureuse, c'est son premier poulain, elle l'attends depuis des mois, j'ai vu sa mère trois fois depuis deux mois, des fois que.

Il y a vraiment un côté magique à observer l'émerveillement des gens autour d'une naissance.

Mais à 5 heures du matin, je dois être un peu imperméable.

"Alors, vous venez ?
- Mouif, vers neuf heures.
- Pas maintenant ?"

La déception dans sa voix. je m'en voudrais presque.

"Vous m'avez dit que tout allait bien. Retournez vous coucher, laissez la maman tranquille, on contrôlera tout ensemble tout à l'heure.
- Oh la la je ne pourrais pas me rendormir, je suis trop excitée il est superbe ! A tout à l'heure docteur !
- A tout à l'heure..."

"Elle est amoureuse ?"

C'est ma femme.

"De son poulain ? Surement..."

La "visite de poulain nouveau-né" sera longue, un peu magique, à la fois attendrissante et un peu agaçante, mais quel plaisir que de travailler avec des nouveaux-nés et des gens émerveillés !

lundi 3 novembre 2008

Erreurs de jugement ?

Par Vache albinos, invité de luxe


Les vétérinaires ne sont pas infaillibles. Personne ne l’est. Tout le monde peut faire des erreurs.

Mardi, 8h00 :
Coco ne veut pas rentrer dans sa cage d’hospitalisation. Les patrons s’impatientent. Moi, arc-bouté au-dessus de cette masse remuante de 40 kilos, je tente avec tact, professionnalisme et sang-froid d’ignorer les regards surpris de ses propriétaires, les Deveaux. Bras croisés, ils me regardent conserver un sourire de rigueur tout en jurant intérieurement pour que leur « fille » accepte de rentrer dans cette cage. Ne vous inquiétez pas, messieurs dames, j’ai l’habitude. Non non, rien d’anormal, elle est juste mécontente de voir son docteur. Elle est à jeûn, ce qui n’arrange rien à son envie de rester éloignée de sa gamelle. Et oui, on est obligé d’être à jeun avant une anesthésie, pour éviter les vomissements intempestifs en cours de chirurgie, et les risques de pneumonies par fausse déglutition associés. Les questions pleuvent, une fois de plus. On me les a déjà posées lors de la prise de rendez-vous, puis la veille, puis à l’arrivée à la clinique. Ce n’est pas grave, je préfère, même, voir des gens impliqués comme eux plutôt que d’autres qui croient tout savoir et font à leur manière.
Avec peine, Coco se retrouve en cage, et les Deveaux en direction de la sortie. Madame pleure déjà. Ce n’est qu’une stérilisation, madame, soyez sans crainte. Évidemment, tout peut arriver, les voies de la physiologie sont parfois impénétrables. Mais des interventions comme celle-là, on en fait tous les jours, les risques sont minimes. Ils y tiennent, à Coco, c’est évident. On se connaît peu, mais j’ai une certaine sympathie pour les Deveaux et leur « fille » Coco.

Mardi, 11h00 :
Coco rentre dans sa cage sans rechigner. Je suis toujours arc-bouté, mais en-dessous cette fois. La chienne dort paisiblement, sa stérilisation s’est parfaitement bien passée. Un exemple, même. Pas de suffusions, pas de graisse gênante, pas d’anomalie des bourses ovariennes, une ligne blanche parfaitement visible… Rien à signaler. Ma chirurgienne est contente – elle l’est à chaque fois qu’elle finit une chirurgie, même si elle en est à la 500e. Les Deveaux seront contents – et soulagés. Je serai content – quand ils le seront.

Mardi, 16h00 :
Les Deveaux sont là. Leur air surpris ne me surprend plus, moi. Coco sort calmement de la cage, les reconnaît, leur saute dessus. Elle a très bien supporté son intervention, cela se voit. M. Deveaux relève vers ma chirurgienne son regard, toujours aussi surpris, mais légèrement durci.
- C’est normal qu’elle soit aussi bien réveillée ?
Quand l’anesthésie est correctement dosée et que la douleur est gérée, oui. Les remarques suivantes s’enchaînent, tantôt questionnements, tantôt constatations, laissant apparaître en filigrane la thèse développée : tout ne se passe pas comme M. Deveaux l’avait imaginé. Ça va trop bien, c’est donc louche… J’en viens à me demander s’il aurait préféré la reprendre dans le coma, s’il aurait été moins blessé, ou moins blessant. C’est à n’y rien comprendre. Il ne supporte pas d’avoir manqué la convalescence de sa « fille » ? Je suis un peu dépité.
En partant, je réitère mon éternel :
- Et surtout, si le moindre souci devait survenir, la moindre anomalie par rapport à tout ce que je viens de vous expliquer, n’hésitez pas à nous appeler, nous sommes là pour cela. Il n’y a pas de question stupide. M. Deveaux s’en va, mi-figue mi-raisin, une Coco pimpante à ses côtés, prête à en découdre avec cette gamelle qui lui a trop longtemps résisté.

Jeudi, 23h15 :
Le téléphone sonne. M. Deveaux est très inquiet, cela se sent. Coco va mal, très mal. Comme ça, d’un coup ? Il n’est pas disposé à développer. « On » - moi – est en train de tuer sa « fille », il faut agir d’urgence. Les seules informations que je lui soutire sont peu engageantes : elle est froide, elle respire mal. Hémorragie ? Rien n’est impossible, mais quand même, avec toutes les précautions qui sont prises… Déjà, la route défile devant mes yeux.

Jeudi, 23h45 :
Ma chirurgienne et moi sommes sur place lorsque les Deveaux arrivent. Je les attends sur le pas de la porte, Coco est lourde, il y aura peut-être besoin de la porter. Le coffre s’ouvre : elle est morte. Ma chirurgienne salue M. Deveaux d’un poli et discret bonsoir. En réponse, on me sert un regard assassin et un « Pas bon soir, non, il n’est pas bon du tout ».

Vendredi, 0h30 :
Mme Deveaux est inconsolable. M. Deveaux est outrageant de colère. Dans ces moments-là, on a droit aux éternelles contradictions :
- je ne vous en veux pas mais c’est de votre faute ;
- je ne remets pas en cause vos compétences mais vous avez du faire une erreur ;
- Vous êtes un très bon médecin mais je ne vous ferai pas de la pub ;
et le systématique :
- Ce n’est pas une question d’argent, mais il est évident que vous allez me rembourser.
Le tout servi avec un soupçon de hargne et une lampée de poings levés.
De mon côté, j’essaie de comprendre ce qui s’est produit. Mais au milieu de la foire d’empogne qui se déroule, aucune idée ne vient. Selon eux, cela a été très brutal. Rien à signaler jusqu’à ce soir. Selon eux, c’est une septicémie. Et ça, je le déments, c’est impossible, rien ne colle au profil du défaut d’asepsie, à commencer par nos bonnes pratiques, mais pas seulement elles : le profil clinique ne correspond pas – oui, même quand on est sûr de ses bonnes pratiques, il faut savoir se remettre en cause.
Coco n’est pas déshydratée, elle n’est même pas pâle, son ventre n’est pas gonflé… Et puis mince, je n’arrive pas à me concentrer avec M. Deveaux au milieu qui me ressert ses histoires de fric.
Je vais déjà m’asseoir sur mes frais de déplacement, mon urgence et l’incinération, ça je l’avais bien compris. J’essaie d’argumenter selon trois axes :
- dans l’état actuel, je ne me sens pas responsable, rien ne laisse suspecter une défaillance de notre part. Seule une autopsie et des examens de l’hémostase, par exemple, pourraient nous en dire plus.
- c’est tout simplement la première fois que je suis confronté à cette situation brutale et tragique, je ne sais pas comment gérer l’aspect financier qu’il recouvre. J’ai besoin d’un temps de réflexion, mais suis ouvert au dialogue.
- je compatis grandement à leur peine, mais j’ai un certain nombre de frais incompressibles, qu’il n’est pas de ma responsabilité d’assumer au vu du fait que je n’ai probablement pas de mise en cause possible sur la qualité du travail fourni.

Vendredi, 0h50 :
Ma chirurgienne, à bout, s’effondre en larmes. Je viens de rendre le chèque à M. Deveaux, qui le saisit d’un air triomphal. Qu’il aille au diable avec !
C’est alors que magnanime, il plonge la main dans son sac-banane et me dit :
- Je vais vous filer 50 euros, ça ira pour le dérangement de ce soir et les frais mortuaires de notre fille.
J’ai interrompu son geste et l’ai convié à rentrer chez lui, poliment. Avec difficulté, mais poliment. Sur le pas de la porte, Mme Deveaux m’esquisse un sourire – reconnaissant, compréhensif, condoléant ? – et me bredouille :
- J’aurais peut-être dû vous appeler ce matin, je trouvais qu’elle avait les pattes froides déjà…
Rentrez chez vous, par pitié…

Vendredi, 4h00 :
J’ai du mal à dormir. J’aurais du l’autopsier, malgré l’heure. Les Deveaux n’ont pas souhaité cet examen posthume, mais ne me l’ont pas interdit. Cette fois, il m’a convaincu : la chirurgie est enc ause, une suture s’est rompue, a glissée… Il faut que je sache. Coco est en chambre froide, pas au congélateur. On peut encore intervenir. Dors, bon sang, demain matin, tu opères une autre Coco, et si c’est une erreur humaine, la fatigue n’arrangera rien. Mais si c’est une erreur humaine, il faut le savoir avant d’opérer la suivante. Arrête de divaguer, c’est la 1000e qu’on opère, y’avait jamais eu d’erreur humaine avant…

Vendredi, 8h00 :
La nuit porte conseil, j’ouvre fébrilement l’un de mes ouvrages de références. Je n’ai pas les idées claires, je veux être sûr que mon raisonnement, façonné au cours d’une nuit difficile, est le bon. J’ai parfaitement en tête le déroulement présumé des événements, les membres froids, la mort rapide après 36h sans soucis post-opératoires, les muqueuses légèrement pâles, pas trop, le liquide séreux ponctionné dans la cavité… thoracique ! Un liquide sanguinolent, mais pas sanguin. Rouge, brun, très liquide, trop liquide. Incoagulable. Le billet de Fourrure m’est revenu en tête, dans la nuit, tandis que mes idées s’éclaircissaient que je pouvais oublier M. Deveaux pour me concentrer sur la médecine, la vraie. Ce billet racontait l’histoire d’une chienne en hémorragie pendant sa stérilisation. La frustration de ne pas connaître la fin. Pour Bali, la chienne intoxiquée aux liliacées dont j’avais raconté l’histoire dans les commentaires du même billet, j’avais trouvé le mystère à l’énigme, même si cela m’avait fait perdre un client, et un patient. Pour Coco, au moins pour elle à défaut de ses patrons, je devais trouver !

Vendredi, 8h30 :
L’autre Coco attend son opération. Pas question de l’opérer sans avoir éclairci le cas de la veille. Ma chirurgienne a vérifié ses sutures, rien à signaler, pas d’anomalie de ce côté-là. Le verdict tombe enfin : CIVD, coagulation intravasculaire disséminée. Sûr à 90 %. J’en suis, en tous cas, personnellement convaincu, et pas parce que ça a le mérite de mettre ma chirurgienne hors de cause, mais bien parce que tout colle. « Fréquemment rencontré lors de complications obstétricales », note mon ouvrage de référence. Un poids qui pesait insidieusement sur mes épaules et mon humeur m’est soudain ôté.

Vendredi, 9h00 :
- Bonjour cher Confrère Albinos
- Bonjour.
- Vous allez bien ? me demande ce confrère avec qui je partage beaucoup de mon expérience quotidienne.
- Bof, pour être honnête, très mauvaise nuit.
S’en suit une longue narration du cas Coco Deveaux.
- Mon cher confrère Albinos, vous avez fait une erreur de jugement.
Un poids qui se dissipait à peine revient à la charge. Si c’est pour me blâmer, M. Deveaux le fait très bien, je n’avais pas besoin d’un coup de plus.
- Vous ne pensez pas que c’était une CIVD ?
- Ah cela, bien sûr que si, j’ai perdu deux patients de la même manière. Votre erreur, c’est d’avoir cru que le remboursement vous ferait pardonner.
-Euh… Ce n’est pas tout à fait cela. J’ai surtout voulu participer à leur douleur, tirer un trait et, pour tout dire, me débarrasser d’un débat stérile à une heure indue…
- Mais pas du tout ! En remboursant, le vétérinaire donne de l’eau au moulin du client. Si vous ne remboursez pas, vous êtes un connard qui n’assume pas ses erreurs. Si vous remboursez, implicitement, vous reconnaissez qu’il est légitime d’attendre de votre part un dédommagement, et donc que vous avez commis une erreur.
- oui, mais à ce moment-là, on ne pouvait pas garantir les responsabilités de chacun…
- Et alors ? Quand un avion s’écrase, il y a des tas de morts. Tout le monde est triste. Mais la compagnie aérienne ne fait pas un chèque aux familles de victimes à l’aveuglette. Les expertises servent à cela.
- Mais quand le client ne veut pas…
- Et bien qu’il aille se faire voir. Lui, il a de la peine, un chèque n’y change rien. Vous, vous avez fait votre travail, et vous assumez les frais et la responsabilité d’un crime que vous n’avez pas commis. Qu’ils fassent un procès aux molécules de la coagulation ! De toute façon, vous ne vous êtes pas acheté une bonne conscience en remboursant les frais.
- c’est vrai.
- cela ne vous aura pas rendu moins coupable aux yeux de vos clients.
C’est vrai aussi. Je revois encore M. Deveaux, fulminant, crier au ciel que de toute façon, il ne risque pas de revenir chez nous, même s’il n’a rien à nous reprocher, bien sûr.

Une erreur de jugement… Fatigue, stress, inexpérience, défaut de formation en management ? Je ne sais pas, mais j’ai cédé. Il ne fallait pas, mais je l’ai fait. Peut-être pour moi, peut-être pour Coco. Pas pour M. Deveaux, cela, c’est certain. La seule image qui me restera de cette mésaventure, c’est un homme dur, volontairement blessant, m’expliquant que « je n’avais aucune idée du mal que j’avais pu leur faire, et de la peine qu’ils pouvaient ressentir ». Oh si, monsieur, je ne le sais que trop. Coco n’est pas partie par ma faute, mais je regrette qu’elle soit partie. Ce n’était pas ma chienne, mais c’était ma patiente ; c’est un lien fort, également, pour qui a une conscience professionnelle. Je ne dors pas mieux que vous, monsieur, après ce genre d’épisodes, et les larmes de ma chirurgienne n’étaient pas feintes. Pas plus que ses tremblements lors des chirurgies suivantes, ses hésitations, ses doutes, ses remises en question.

Vous pourrez recevoir et sauver 500 patients, si le 501e meurt, vous serez, pour l’entourage de ce 501e, un mauvais vétérinaire. Qu’il meure par votre faute ou pas, que vous ayiez ou pas fait tout ce qui était humainement possible, pris ou pas les précautions nécessaires, expliqué bien ou mal la situation, choisi ou pas les bons mots. Le seul crime que vous aurez parfois commis, c’est d’avoir été le dernier à voir la bête en vie.
Vous serez un mauvais vétérinaire.

Erreur de jugement ?

lundi 25 août 2008

Farfouillectomie

19h00 - Officiellement, la clinique ferme ses portes.

19h30 - Le dernier rendez-vous quitte la clinique alors que je rentre de ma tournée de rurale.

19h45 - Je commence la compta de la journée. Mon confrère reçoit un chien en urgence. Je ne suis la consult' que de loin, mais le cas à l'air lourd. Francesca, notre ASV, fait des heures sup' puisque la femme de ménage est en vacances.

19h50 - Olivier - mon confrère - passe la tête par la porte de la salle de consultation, m'avise en train de faire la remise de chèque et vient s'assoir un instant en face de moi, contre ce bureau où s'empilent les factures, les tickets de carte bancaire et tout un amas improbable de choses qui seraient plus à leur place... ailleurs !
"Il allait bien ce matin, ce soir il se tord de douleur. Un abdomen aigü. Il a pu manger des os, ni plus ni moins que d'habitude."
Un chasseur, qui, comme beaucoup, nourrit en partie ses chiens avec des carcasses de volailles, des aliments assez riches en viande (c'est fou ce que la découpe industrielle laisse sur les carcasses une fois les blancs et les cuisses enlevés !), et très riches en petits os pointus.

Olivier a l'air épuisé. Il faut dire qu'il n'a pas encore pris de vacances, lui - plus que quelques jours à tenir. Il sature clairement, comme moi hier.
Je laisse tomber la caisse : "température ?
- Non, normale.
- Dans le rectum ?
- De la diarrhée, pas de sang.
- Le coeur ?
- Le rythme est haché, selon les spasmes algiques.
- Vacciné ?
- Oui.
- Tu as fait une radio ?"

Il me lance un regard désespéré, les yeux au fond de deux puits trop sombres.

"OK, je fais une radio, fais ta copro et lance une bioch pendant ce temps."

20h00 - J'enfile le lourd tablier de plomb, charge la cassette avec un film et ajuste un peu l'antédiluvienne radio.

"Vous venez monsieur ? On file en salle radio."

Je connais bien M. Collaix. Chasseur de sanglier, il possède une meute assez importante et nous nous retrouvons régulièrement autour de chiens éventrés pendant la saison. Un gars sérieux, qui n'hésite pas à mettre le budget pour soigner ses chiens. Je sens qu'à la fin de cette histoire, il va devoir consacrer une partie de son budget aux croquettes en remplacement des carcasses de volailles.

Le chien, c'est un bleu de Gascogne manifestement pas tout jeune, qui a du voir passer une série de saisons de chasse. Et de coups de défenses ?

"On l'a déjà recousu celui là ?
- Des plaies sur les membres, jamais l'abdomen.
- Son nom ?
- Azur ?
- Quel âge ?
- 7 ans."

Azur est dans les bras de son maître. Il a l'abdomen terriblement tendu et gigote en agitant rapidement la queue, projetant ainsi des matières fécales un peu partout. Génial. C'est Francesca qui va être contente !

20h05 - Je couche le chien sur la table de radio, sur la cassette. La croix lumineuse projetée par la machine est centrée sur l'estomac du bleu, il me manquera la partie postérieure de l'abdomen. Je fais sortir M. Callaix, histoire de lui éviter une dose de rayons X, je maintiens Azur sur la table, et "clic".

20h10 - Le cliché est sur le négatoscope. Je passe la tête par la porte de la salle radio.

"Olivier, je l'ouvre !"

Les intestins, le gros intestin apparemment, sont extrêmement dilatés. Il n'y a pas de bouchon d'os visible, je crains donc un volvulus, c'est à dire une torsion des intestins sur eux-mêmes, une espèce de noeud qui tord les boyaux et interdit le transit intestinal (d'où une accumulation de gaz) mais surtout bloque l'afflux sanguin. Or un tissu non irrigué est un tissu qui se meurt et nécrose... très rapidement. Ce chien n'attendra pas demain. Olivier n'est pas en état, tant pis, je m'y colle. Il jouera les secondes mains en cas de besoin.

20h20 - Le chien est sur la table de la salle de préparation. Couché, en sphinx, il a une allure de mort en sursis. M. Callaix se mâchonne la lèvre inférieure. C'est la première fois que je remarque ce tic.

Curieusement, je me sens bien. J'étais pourtant complètement vanné une demi-heure plus tôt. J'aime cet instant juste avant la bataille. L'atmosphère est claire, les décisions sont simples, il y a l'adrénaline et la certitude des gestes maintes fois répétés. Tout en expliquant les tenants et aboutissants de la chirurgie que je m'apprête à réaliser, je prépare le chien pour l'opération. Tonte d'une patte avant, pose d'un cathéter, branchement de la perfusion, injection d'anti-spasmodiques - le chien est immédiatement soulagé.
Je pose la boîte de chirurgie n°4 sur la desserte roulante, avec les compresses stériles et les champs. Deux paires de gants, une lame n°22, un monofilament résorbable 3-0, aiguille ronde, si l'on suture du boyau. Un tressé résorbable 0 pour les muscles et les tissus sous-cutanés. Un nylon 2-0 pour la peau.

"Je vais lui ouvrir le ventre, et explorer toute la longueur des intestins. Je pense que les boyaux sont tordus sur eux-mêmes. Il pourrait aussi y avoir une hernie à travers le mésentère, ou une intussusception - c'est quand l'intestin se digère lui-même, comme une chaussette retournée sur elle-même."

D'habitude, je fais un petit dessin pour expliquer l'intussusception. Là, pas le temps.

J'injecte une partie des anesthésiques à Azur, qui dodeline très rapidement de la tête. Je tonds rapidement son abdomen, puis le désinfecte. Alcool, bétadine, 5 fois. Je sais, à l'école on faisait 7. Mais 5, c'est mieux que 3, non ?

20h35 - Le chien est transféré sur la table de chirurgie. Les quatre pattes ficelés, le chien gît crucifié sous le scialytique, un tube dans la trachée. J'ai placé les champs, je me suis désinfecté les mains, j'ai enfilé mes gants. M. Collaix attends derrière la porte - s'il y a une décision à prendre en cas de lésion grave, je pourrais directement lui exposer la situation. Olivier m'aide pour les derniers préparatifs.

J'incise. La peau s'ouvre et les deux bords de la plaie s'écartent dans un glissement parfait. Je n'entends que la respiration du chien, et le discret grésillement des néons. Toujours impressionnant, cet instant où les muscles et le gras sous-cutané se révèlent. Mes ciseaux dissèquent et cherchent la ligne blanche, ce point de suture des fibres musculaires abdominales. Je ponctionne, introduit ma sonde cannelée dans l'abdomen : elle va servir de glissière pour mon bistouri, protégeant les fragiles viscères en dessous.

Les intestins sont violacés. Mon incision mesure sans doute une bonne vingtaine de centimètres de long, ligne droite du sternum à l'approche du fourreau, qui dévie pour éviter le sexe, récliné et maintenu de l'autre côté par rapport à mon ouverture.

Le colon est terriblement distendu, c'est lui que je voyais sur ma radio. En regard de la valvule iléo-coecale, ce carrefour où se rejoignent l'intestin grêle, l'appendice et le gros intestin, il y a un œdème très important du mésentère, ce filet dans lequel courent les vaisseaux sanguins et qui suspend l'intestin dans la cavité abdominale (la crépine pour les habitués de la tuerie du cochon).

Je fais glisser quelques dizaines de centimètres de boyaux entre mes doigts, pour prendre la mesure de ce sac de nœuds. L'intestin est très congestionné, mais pas nécrosé. Par contre, il y a de très nombreux points abcédés un peu partout : probablement les cicatrices de micro-perforations dues aux pointes acérées des os de volailles. J'appelle M. Collaix pour lui montrer ces lésions. Il entre sans hésiter, en habitué des chirurgies à sanglier. Seulement, le spectacle n'est pas le même. Le contexte non plus. Là, il y a ces mètres d'intestins que j'ai péniblement extraits de la cavité abdominale, et étalés sur les champs verts disposés autour de la plaie béante. Il y a la chaleur, et l'odeur de selles mêlée à celle du sang, lourde à donner des vertiges au chasseur le plus endurci.

M. Collaix est pâle, je lui montre ces abcès de trois millimètres de diamètre. Je lui montre ce mésentère épais de plus de cinq centimètres, au lieu d'un ou deux millimètres.

20h55 - Je ne décèle pas de perforation intestinale qui ne soit cicatrisée. La péritonite est généralisée, les intestins sont congestionnés sur toute leur longueur, il y a des fragments d'os dans l'appendice, dans l'iléon et dans le colon. J'ai réussi à vérifier la perméabilité des boyaux en pressant leur contenu vers la sortie. Une diarrhée sanglante et des fragments d'os jonchent la table et son conduit d'évacuation, loin sous les champs. J'ai bien vérifié, il n'y a pas de torsion. Pas de hernie. Pas d'intussusception.

"Simplement" un arrêt du transit dû à une douleur abdominale intense, arrêt qui a lui-même favorisé le développement de bactéries et la distension des intestins par les gaz.

Je réintègre les intestins à leur place, après avoir vérifié l'aspect des autres organes abdominaux. La prostate est correcte, le foie aussi, pas de problème avec la rate, encore moins avec le pancréas, ce qui vient corroborer les analyses sanguines, toutes normales.

21h10 - Après un rinçage abdominal, je commence mes sutures musculaires.

21h35 - J'ai terminé la suture cutanée, après un surjet sous cutané et quelques points un peu plus acrobatiques pour remettre le fourreau en place. M. Callaix est rentré chez lui, nous le tiendrons au courant demain. Le traitement sera donc médical - antibiotiques, anti-inflammatoires, antalgiques, anti-spasmodiques, la valse des anti-.

21h50 - Le chien est dans sa cage, il dort encore. A sa patte, le métronome du goutte à goutte égrène les secondes. Il semble paisible, mais demain, ou même cette nuit, il souffrira... La farfouillectomie est terminée.

Demain matin, il y a une chirurgie prévue, une tournée de vaccins contre la fièvre catarrhale, les visites de suspicion pour cette même fièvre catarrhale, les rendez-vous classiques (vaccins, bobos et compagnie), et tout le reste. Il est 22h25, je rentre chez moi après avoir fini de dégrossir le nettoyage dans le bloc, la salle de préparation et le chenil.

Je suis crevé, je n'étais même pas de garde, je vais aller me coucher après plus de douze heures de boulot. Mais je suis satisfait, j'ai les idées curieusement claires. Je suis content du boulot accompli, des choix que j'ai faits. Je ne sais pas si Azur vivra, mais nous aurons essayé.
Je suis fier, aussi,
Fier d'avoir aidé Olivier, qui n'était pas du tout en état de gérer ce cas. Je plains les vétérinaires solitaires...
Fier aussi d'avoir accompli cette chirurgie alors que ce n'est pas du tout ma partie, la chirurgie.
Fier enfin d'avoir fait du bon boulot, et de l'avoir montré à M. Collaix. Que le chien survive ou pas, il s'en voudra de lui avoir donné des carcasses à manger, mais il sera content d'avoir choisi de nous laissé opérer, et satisfait du travail accompli.

lundi 11 août 2008

Pleure pas maman, on en achètera un autre

"Pleure pas maman, on en achètera un autre !"

Louis doit avoir 5 ou 6 ans, derrière ses lunettes et ses cheveux en brosse, il a l'air désorienté. Désemparé, non pas tant par le cadavre de son chien qui gît, les pattes raides, la langue pendante et les yeux exorbités, que par les larmes de sa mère.

La boule de poils doit peser trois ou quatre kilos, un petit caniche de trois ans, jusque là sans histoire. Perle. Drôle de nom pour un mâle...

La jeune femme étouffe un sanglot, Louis me regarde. Je ne sais pas si mon expression est déchiffrable. Mélange de consternation, d'impuissance et de gêne. Je n'ai rien à faire ici, je ne peux rien faire pour ce chien.

"On pourrait peut-être lui mettre de l'électricité avec les poignées ?"

Il a parlé tout bas, sa mère est debout, appuyée contre le mur, il se tourne à nouveau vers moi.

"Non Louis, c'est trop tard."

Je met mon doigt devant la bouche lorsqu'il entame cette phrase qu'il répète comme une litanie depuis quelque minutes : "pleure pas maman, on en achèt..."

Son visage est étonnant : il a l'air triste, mais je devine qu'il ne sait pas vraiment pourquoi. Parce que sa mère est en larmes, certainement. Surpris, aussi, mais pour quelle raison ? Perplexe : il réfléchit, ça se voit, et ne sait pas du tout quelle attitude adopter.

"Pleure pas maman. Tu sais, il y en a d'autres au magasin."

Cette fois encore, il me regarde. Il me prend à témoin ? En tout cas, il attend de moi que j'intervienne. La blouse et le stéthoscope, peut-être. Sur la table, il y a un cadavre ébouriffé, la bave séchée a collé les poils autour de la gueule, la langue est presque violette.

"Chhhhut Louis, ce n'est pas le moment, on verra plus tard."

Et moi, qu'est-ce que je fais là ? La jeune femme s'est garée en trombe sur le parking éblouissant de la clinique, il y a cinq minutes à peine. J'étais en train de ranger le coffre de ma voiture, elle a crié, je me suis précipité. Sur le siège enfant, à l'arrière, il y avait le cadavre de Perle. J'ai immédiatement pris le petit corps dans les bras, il était déjà complètement raide. Mort, et depuis longtemps. Bouillant.

Un coup de chaleur, une hyperthermie intense parce qu'il est resté dans la voiture par cette très chaude journée d'été. Fatal en quelques dizaines de minutes, peut-être moins vu son poids.

Il est bien trop tard, mais je ne peux pas rester planté là sur la parking, regarder la dame et lui dire que son chien est mort. Je cours donc jusqu'à la salle de consultation, balance la porte d'un coup de pied, et le pose sur la table. Il semble fait de bois, ses pattes sont tordues comme celle d'une mouche crevée.

Je pose quand même mon stéthoscope, pour ne rien entendre. Pour... formaliser.

Je relève la tête et la regarde, il serait stupide de prolonger ce moment.

"Je suis désolé madame, il est mort."

Le visage de la dame était déjà baigné de larmes, ses cheveux roux collés à son front comme les poils du chien autour de sa gueule. Elle explose en sanglots. Francesca referme doucement la porte de la salle de consultation, nous isolant de l'accueil. Il faudra que je pense à la remercier.

"Pleure pas maman, on en achètera un autre."

mercredi 30 avril 2008

Matrice oh ma matriiiice, ne touche pas à matrice...

Oui, je sais, le titre est mauvais, mais il est tiré d'une excellente chanson des Singlar Blou dont je vous recommande chaudement les délires musicaux. Notamment la Complainte du taureau, une ballade comme on les aime (promenez vous sur le site, c'est sur le dernier album dans la partie "discothèque"). C'est du rock agricole, c'est à dire que les musiciens sont avant tout agriculteurs, en Corrèze. Et en plus ils sont bons (en musique en tout cas, le reste, je sais pas).

Bref.

Certains invoquent la loi des séries, d'autre le pas de bol, les plus pragmatiques parlent de complications de vêlages tardifs. Mouais...
En tout cas, cette semaine, au menu il y avait des renversements de matrice.

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