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lundi 19 octobre 2009

La valeur de la vie ?

Vous vous rappelez ce billet ancien ?

Pensez à casser vos préjugés, et passez quelques minutes sur le blog de Lo, qui parle aujourd'hui d'un cobaye et d'un homme d'une cinquantaine d'année...

mardi 6 octobre 2009

Echec

L'échec est un vieux compagnon de route, qui sait à chaque détour me surprendre par une nouvelle et sinistre facétie. Il me hante lorsque j'examine, lorsque je diagnostique, lorsque je traite, lorsque je dissèque ou que je ligature. Il guette mes absences, mes faux-pas, nourrit mes angoisses et alimente mes doutes.

Il me fait avancer, aussi. Me pousse dans mes recherches, lorsque je feuillette mes bouquins ou explore les recoins de la toile. L'échec me fait revoir mes copies, reconsidérer mes positions, apprendre, tout simplement.

L'échec est quotidien. Je tente de le maîtriser, je contrôle et observe, téléphone et préviens. Méfiez-vous monsieur, s'il se passe ceci, ou s'il ne se passe pas cela, téléphonez-moi, prenez un rendez-vous, ramenez moi votre compagnon. Appelez-moi aussi si tout se passe bien. Désormais, pour nombre de chirurgie, mes forfaits opératoires comprennent une consultation de contrôle, bien avant le retrait des points. Lorsque je traite une otite ou un ulcère cornéen, il y a toujours plusieurs consultations de contrôle. A moindre coût, voire presque gratuites si elles se multiplient.

Dès que quelque chose ne se passe pas comme prévu, je reprends mon diagnostic, cherche la faille dans le traitement - ai-je mal choisi, ou bien ne l'applique-t-il pas correctement ? Le produit est-il bien instillé au fond de l'oreille, ou le maître le dépose-t-il à l'extérieur, de peur de faire mal ? Une démonstration, une discussion à bâton rompus, un comptage des quantités restantes sont autant d'axes d'exploration. Un examen complémentaire, repoussé en première intention, peut être réalisé. Une bactériologie et un antibiogramme, par exemple. Des radios, que sais-je ?

Souvent, l'échec ne prête pas à conséquence. Au pire, il retarde la guérison.

Mais parfois, l'échec tue.

Parfois, l'échec naît de mes erreurs. Manque de connaissances, mauvaise compréhension d'un signe, ou d'un symptôme, le diagnostic peut être faux, ou incomplet. Je peux avoir vu l'arbre, et manqué la forêt. Trouvé la conséquence, l'avoir confondue avec la cause. L'échec est rarement surprenant : plus le temps passe, et plus je vois venir ses coups fourrés, ses trahisons. Plus je me prépare, donc à le recevoir. Et plus je prépare le propriétaire de l'animal à le reconnaître, et, avec moi, à le transformer en étape diagnostique ou thérapeutique. Si je continue à nourrir mes doutes - et mes angoisses - cet échec là mourra.

Parfois, l'échec est celui du propriétaire. Celui qui refuse d'admettre une maladie, ou un traitement, à cause de ses convictions, ou de ses peurs. Il me faut alors expliquer, décortiquer, justifier, manipuler parfois. L'amener à comprendre les conséquences de ses choix, ou de ses maladresses. Redresser la barre, si c'est possible. Plus le temps passe, et plus cet échec devient mon échec. Je me l'approprie, jalousement, le refuse au maître, cet irresponsable, je m'accuse et me juge, sans témoin, sans juré. Je suis mon procureur, et mon avocat. J'aurais du le voir venir, j'aurais du deviner, j'ai oublié de préciser. Il ne pouvait pas savoir, il a mal compris, c'est ma faute. Cet échec là m'use, car il m'entraîne dans de longues explications, tours et détours, précautions, justifications. Je dois susciter l'adhésion, l'enthousiasme, nourrir et entretenir la motivation du maître, de sa famille, savoir que telle personne recevra tel message quand telle autre nécessitera celui-ci. Au risque de me noyer, de me perdre, et de perdre, aussi, celui que je tente de protéger. Trop d'explications tuent l'explication, et, lors des plus longues démonstrations, je conclus toujours par un "je sais, je vous ai noyé d'informations, et tout n'est pas simple. N'hésitez pas à me téléphoner si vous souhaitez des précisions, si vous avez des questions."

Et parfois, l'échec n'est ni le mien, ni celui du maître.
C'est celui d'un système : l'argent limite toujours nos possibilités, et là réside l'une des différences fondamentales avec la médecine humaine telle qu'elle est pratiquée dans notre pays. Combien vaut un diagnostic, celui d'une affection simple, celui d'une grave maladie ? Celui qui condamne à une mort certaine, ou à une lente agonie ? Celui qui n'amène même pas un traitement, éventuellement superflu ? Quelle est la valeur de la vie ? Cet échec là est forcément injuste. Il peut être logique, justifié, mais il reste révoltant, à moins de se blaser, de se blinder. Il faut alors l'accepter, et le négocier. Quand je peux, je propose un étalement des paiements, une remise, une solution alternative. Parfois, même, des soins gratuits. Mais un animal reste un animal. Se révolter ne doit pas le faire oublier.
L'échec peut aussi être celui d'une société. De sa stupidité. De celui-ci, nous sommes tous responsables. Comme l'euthanasie d'une chienne qui ne l'a jamais méritée. Alors, j'essaie de le contourner, de le contenir, mais au prix de quelles responsabilités ? A mon petit niveau, j'essaie d'aider, et je frémis lorsque je lis, et vis, ces échecs, qui, eux, ne concerne pas "simplement" des animaux.

L'échec, enfin, peut être le signe de notre impuissance face à la maladie, face à la mort. Inéluctable et naturel, cet échec est, sans doute, le plus facile à admettre. Ce qui ne le rends pas, forcément, moins douloureux.
Pas de dialyse ou de greffe de rein pour une IRC. Mais la souffrance, la solitude.
Plus d'antalgique pour l'arthrose terminale, la douleur, et la paralysie. Plus de jeu, plus de pirouette.
Plus d'antibiotique, non plus, contre la bactérie, celle qui a gagné, la résistante, l'immortelle.

Avec le temps, ces échecs deviennent plus durs, plus violents. Parce qu'autrefois, j'étais remplaçant, ou assistant. J'étais une ombre, une petite main. J'avais ces piliers derrières lesquels me dissimuler, ou me défausser, quelqu'un sur qui m'appuyer. Les animaux étaient des cas, des nouveautés, leurs maîtres, des inconnus.

Mais le temps passe.

Je ne suis pas seul, mais on compte sur moi, on s'appuie sur moi. Mais je ne suis pas prêt, pas encore ! Je ne peux plus écouter le sage et m'y fier aveuglément. Le doute infiltre les avis de mes pairs, ce doute nécessaire à tout diagnostic, à toute décision. J'ai perdu cette confiance naïve, au plus grand bénéfice de mes patients, sans doute.

Mes patients vieillissent et meurent, quand je les ai vu naître et grandir. Mes clients souffrent et pleurent, et leur douleur me touche d'autant plus durement que j'ai fait son premier vaccin à leur boule de poils. Empathie, et sympathie.

Un médecin généraliste proche de la retraite me disait que sa patientèle vieillissait avec lui. Et que, désormais, ses patients mouraient.

Ce bien triste billet est une pensée, une pensée pour Corneille, âgé de trois ans, qui meurt ce soir.
J'ai observé ses premiers pas de bébé, j'ai pansé sa patte cassée dans une chute d'escalier, je l'ai confié aux bons soins de mes confrères plus spécialisés pour sa fracture, pour ses problèmes oculaires, pour sa peau infectée. Je l'ai accompagné, avec ses maîtres, dans leurs projets fous de portées et de bébés, ces rêves jamais réalisés. J'ai vécu l'arrivée de sa promise, qui restera sa "chaste fiancée", j'ai rassuré sa maîtresse, encouragé son maître. Corneille n'a jamais été en bonne santé, et, au fil du temps, est née une vraie complicité. Ses bobos et ses blessures, son foutu voile du palais, son bout de langue rose toujours promptement retiré lorsque j'essayais de l'attraper : terminé. Parce qu'une bactérie a décidé de résister. Une "bête" infection cutanée.
Ce soir, pour ne pas pleurer, je me suis concentré, j'ai écouté son cœur faiblir, son cœur se battre, puis fibriller, et s'arrêter.

Un échec, assumé, justifié, sans que personne ne puisse rien se reprocher. Ce qui ne le rend pas moins violent, ni moins douloureux.

dimanche 15 mars 2009

Libération ?

« Vous comprenez, docteur, son incontinence est de pire en pire. Elle marche et elle laisse des traînées d'urine derrière elle, dans le commerce, et ça sent mauvais et il faut tout le temps nettoyer, alors on la laisse dehors, mais elle a dix ans et... »

Une grosse carcasse de labrador, au moins 40kg, avec une incontinence urinaire de chienne stérilisée qui avait démarré environ un an après la chirurgie. On avait essayé tous les traitements, ils avaient tous fini par échoués. Périodiquement, le vieux monsieur se remotivait et acceptait que nous réalisions un examen de plus ou que nous prescrivions une autre molécule. En vain.

Mais l'euthanasier pour une incontinence urinaire, c'était complètement con.

« Vous savez, c'est ma femme ou ma fille qui doivent nettoyer, je ne peux pas leur imposer ça... et c'est de pire en pire »

Nous nous étions tous réunis dans la salle de consultation. Elle était avachie sur la table, nous avions tous les bras croisés. Le vieux monsieur espérait... Quoi ?

Que nous acceptions l'euthanasie ?

Que nous trouvions une solution miracle ?

Il n'y aurait pas de miracle. Nous savions l'enfer pour nettoyer ce vieux bar, la chienne qui serpentait entre les clients pendant les repas de midi, les imprécations de son épouse et la résignation du monsieur.

Ils m'ont finalement laissé seul pour décider, parce que c'était un sale boulot, parce qu'on n'euthanasie pas une chienne pour une incontinence urinaire.

Ou bien si.

Le vieux monsieur était reparti avec ce visage fermé qui est la fierté de ceux qui ne pleureront pas.

Pas devant moi.

Pendant une semaine, je suis passé devant ce bar avec un pincement au cœur pour cette chienne que j'avais toujours vue dormir au milieu de la route, au soleil. Il fallait toujours faire un crochet pour l'éviter.

Et puis un jour, j'ai croisé la fille du vieux monsieur dans le village. Elle est venue droit vers moi.

Pour me serrer la main.

« Vous savez, mon père est décédé la semaine dernière. Mercredi. »

Je ne savais pas. J'ai présenté mes condoléances. J'étais perdu. Je l'avais vu deux jours avant. Je suis trop jeune pour avoir l'habitude de voir mourir mes clients.

Elle m'a précisé qu'il était malade du cœur depuis très longtemps. Qu'il était mort paisiblement.

Qu'il n'avait pas souffert.

Que l'euthanasie de sa chienne l'avait libéré.

lundi 19 janvier 2009

Ecouter

Écouter.
Un cœur qui bat.
Une litanie, un simple bruit.
Écouter.
Pour ne pas voir ne pas entendre.
Ne pas savoir ces gens qui pleurent.
Ces grands enfants ces vieilles gens.
Terrorisés, ou affligés.
Impuissants.

Écouter.
Un cœur qui bat.
Mon stéthoscope, les yeux fermés.
Écouter.
Ne pas pleurer, ne pas plonger.
S'enfuir, ou se cacher.
Loin de ces gens, loin de ce temps
Entouré, caressé.
Il part...

Un battement. Il manque un temps.
Le rythme se perd, le tempo pleure
Une rébellion, dernier clairon
Fibrillation.
Le son s'éteint, Lentement. Le sang s'enfuit
Il n'y a plus.
Que ce cœur, que ce rythme, que ces coups, cette pulsation.
Je suis parti, il m'a
Enfui,
Je suis assis, près de lui

Ils sont là
Mais ce cœur solitaire
Ne bat plus que pour moi
Je suis seul à entendre
Cette musique là
Ce coma.

Je recueille
Quelques minutes, quelques mesures
Ce dernier souffle,
Une fugue.
Doucement.
Silencieusement.

Dernier témoin.
Sans douleur, sans souffrance
Loin des gens, loin des enfants, de ces adolescents, de leurs parents
Si nombreux.

Sa dernière pirouette
Était pour eux.
Son dernier battement.

Pour moi.

"Il est parti.

C'est fini."

lundi 12 janvier 2009

Colère

Minuit et demi. Le téléphone sonne. Je dormais depuis un moment déjà, depuis mon retour de l'urgence précédente vers 22h30. Un chien qui n'avait rien, le pauvre...

Bref.

"Servwouiche de harde bhonsoir ?
- Docteur !
- Oui...
- C'est horrihihihihihihible, il faut absolument venir !
- Qu'est-ce qui se passe ?"

A ce stade, en général, j'essaie de reconnaître la voix de la personne, ce qui n'est pas toujours facile. Là, je ne la situe pas du tout. Un homme, avec une élocution un peu bizarre, peut-être des larmes, en tout cas il crie presque, mais de chagrin.

"J'ai renversé un chevreuil il a la pahahahahahatte broyée, il souffre et il ne meurt pas du tout ! Et moi j'aime les animauhauhauhauhauhaux."

Sans déconner.

Là, je sens la colère monter. Un classique. L'animal sauvage blessé, le gars qui panique et moi il faut que je finisse le sale boulot.

"Bon, et bien amenez le au plus vite à la clinique, je serais là d'ici dix minutes.
- Non, il faut que vous veniez chez moi, au quartier des alouettes, c'est pas loin de la clinique.
- Certainement pas, vous plaisantez ? C'est juste à côté de la clinique, alors vous me l'amenez là-bas ! Dans dix minutes"

Je raccroche.

Et moi j'enfile mon pantalon, et ma colère enfle, sans réelle raison. Crevé, des nuits successives à me lever pour des gens que j'aurais pu voir plus tôt s'ils n'avaient pas attendu le dernier moment pour m'amener leur animal, et là j'ai une vraie urgence parce qu'un type a renversé un chevreuil, qu'il lui a explosé la patte et qu'en plus il me demande de le chercher dans une zone résidentielle !?

Marre.

La route est gelée, verglas et neige, le chauffage à fond dans la voiture mais j'ai froid, évidemment, sur les premiers kilomètres. Dans les champs, des chevreuils, un lièvre qui traverse la route, un chat suicidaire, une chouette, mais j'essaie de contrôler la colère, je les vois à peine. J'anticipe cette difficulté que je déteste, le moment où je devrais lui annoncer le prix de l'intervention. En général, les gens me regardent comme des oies outrées lorsque j'explique qu'ils vont devoir payer pour un animal sauvage.

Et à chaque fois il faut leur demander qui paiera, alors, si ce n'est eux ? Pourquoi serait-ce moi ? Moi qui doit faire le sale boulot, achever les animaux qu'ils ont eux-mêmes écrasés ?

Je n'aime pas les conflits, et je suis très rarement en colère, mais là...

J'arrive à la clinique. Je serre les poings sur mon volant. Il m'a fallu un quart d'heure pour arriver depuis chez moi. Il n'y a personne sous la lumière du spot de la porte d'entrée. Le parking gelé est désert. J'en profite pour rentrer, faire le tour des animaux hospitalisés. Tout se passe bien. Je lui laisse 5 minutes, après je retourne me coucher. Quel foutage de gueule.

J'arpente la clinique en laissant couler le minuscule délai, une voiture passe dans la nuit, ce n'est pas lui. Je fais rapidement le tour du bâtiment, dehors, pas de chevreuil blessé à l'horizon. Manquerait plus qu'on me l'ai largué dans le local poubelles. A-t-il réalisé qu'il allait devoir payer mon intervention ? S'est-il dégonflé ? Ou alors le chevreuil est mort et il ne m'a pas prévenu ?

Je vérifie mon téléphone. Son numéro était caché...

Je referme la porte de la clinique, claque celle de ma voiture, et je pars faire un tour dans la commune, histoire de vérifier qu'il ne se soit pas bêtement trompé de vétérinaire et qu'il n'attende pas devant chez notre confrère. Il est une heure du matin, et les rues sont désertes. La lumière orangée de l'éclairage public donne une allure cadavérique au givre qui recouvre le village endormi. Il n'est pas là.

C'est décidé, je me barre. Ou pas. Quelque part, il y a sans doute un chevreuil avec la patte broyée.

Mais quel connard !

Je donne un coup de volant rageur, ma voiture fait un demi tour brutal sur la route givrée, et je me dirige vers le quartier des alouettes. S'il est là à m'attendre, c'est décidé, je le pourris. Je le détruis. J'ai déjà les répliques assassines, l'intonation de tueur. Je vais me la jouer... je sais pas, je n'arrive pas à trouver de mafieux qui corresponde dans aucun film que je connaisse, seul Darth Vader me vient à l'esprit, et je me vois mal le prendre à la gorge en lui assénant un fatidique : "vous m'avez déçu, monsieur". Du coup, je rigole tout seul dans ma voiture. Mais je vais quand même le pourrir. Ma voix va monter dans les aigus, comme je déteste. J'en ai marre.

Et dans la lumière de mes phares...

Au milieu de la route, il y a un pauvre type avec une casquette et un blouson de base ball, à genoux, en train de pleurer sur le corps d'un chevreuil incapable de se lever. Il se redresse comme un robot dans l'éclat des halogènes, je m'arrête à son niveau, je baisse la vitre de ma voiture.

Je me sens usé.

"Je vous avais demandé de venir à la clinique.
- Elle est belle à mourir..."

Il a de gros sanglots dans sa voix, on dirait un gosse, il pleure et ses joues sont presque gelées, je le reconnais maintenant. Il vient souvent à la clinique depuis quelques semaines, pour tout et n'importe quoi. Un type un peu léger, un peu débile, que je n'aime pas trop, malsain. Difficile à saisir, en tout cas. Il refoule des gros sanglots d'enfants, le chevreuil agonise à ses pieds, et moi je descends de la voiture, j'en fais le tour pour attraper, dans le coffre, une aiguille, une seringue et l'euthanasique. Je ne sais pas trop ce qu'il baragouine entre ses sanglots, il a la trentaine et on dirait moi le jour où, en allant au collège, j'ai fait peur à un chat qui a brutalement traversé la rue pour être renversé par une voiture. Son œil était sorti de son crâne. J'avais onze ans.

Et moi je couche le chevreuil.

"Elle est bêhêhêhêllllle à en mouhouhouhourir."

C'est un mâle, connard.

Je prends le cou de l'animal, qui souffle, qui souffre et qui ne fuit même pas, je cherche sa veine, pour abréger ses souffrances. Son postérieur droit est brisé en une multitude de fragments à peine retenus par les fibres musculaires et la peau. Il me faut une petite minute pour réussir mon injection, l'animal meurt instantanément. Le gosse pleure toutes les larmes de son corps, il s'appuie contre mon épaule avec sa foutue casquette, et moi je me noie de rage, je suis furieux contre moi-même, contre ce boulot de merde et contre personne, comment en vouloir à ce gamin de trente ans qui n'assume pas un instant, mais qui a parfaitement compris qu'il a blessé et fait souffrir cet animal gracile, et qu'il est responsable de sa mort.

"Et moi j'aihèhèhèhème les animauhauhauhauhaux."

Il va falloir que je lui donne un mouchoir ?!

Non ?

Si.

Je charge le cadavre dans ma voiture, une flaque de sang s'étend depuis ses blessures sur le sol de plastique de l'utilitaire. Qu'est-ce que je vais faire de ça maintenant ?

"Bon, je vais m'occuper de son corps."

Ma voix est sans doute dure, mais j'essaie de ne pas être agressif. Je sens que je suis fermé. Expliquer.

"Normalement, pour une intervention de ce genre, il faut compter une soixantaine d'euros, sans parler de la gestion du corps. Ni même du déplacement. Je vous compterai juste les kilomètres, passez demain.
- D'accohohohohohohrd..."

Je referme la portière, direction la clinique. Emballer le corps, pour le mettre au congélateur, je verrai demain comment le gérer. Le cadavre rentre parfaitement bien dans les sacs de 80L, et j'aimerai bien avoir un sabre laser pour me défouler sur un poteau en béton.

Je suis toujours autant en colère, mais une colère apaisée, une rage ironique et moqueuse, dérisoire conscience professionnelle du véto qui a fait le tour du bled pour retrouver le chevreuil, à une heure du matin alors qu'une grosse journée l'attends le lendemain, colère stupide et aveugle que je ne suis de toute façon pas capable de retourner contre quelqu'un à part moi. Un seul avantage là-dedans, celui de ne pas réfléchir l'euthanasie de cet animal, la sensation de sa jugulaire sous mes doigts, la légèreté de son mufle ou la délicatesse de ses yeux. Darth Vader a tué Bambi.

Dans la voiture, je coupe France Info pour remettre un CD.


Découvrez The Doors!

Il m'a fallu deux heures pour trouver le sommeil.

J'attends toujours que le gars vienne régler ses misérables 25 euros.

Et vous savez quoi ?

Je ne suis même plus en colère contre lui.

vendredi 2 janvier 2009

Noël

J'ai refermé rapidement la portière de ma voiture, et reculé vite. Trop vite, sans doute. Tant de mal à retenir mes larmes. Fatigué, malade, et de garde. Fragile.

Je me suis enfui. Littéralement. Surtout, ne pas rester dans cette pièce, à peine croiser leurs regards, j'ai bredouillé, me suis excusé, j'ai décliné l'invitation à rester boire un verre, probablement plus par politesse que pour toute autre raison. A moins qu'ils n'aient eu besoin de parler ?

Je n'ai pas pu.

J'ai refermé le robinet, me suis maladroitement essuyé les mains, j'avais les poils hérissés sur les avant-bras, j'étais prêt à craquer.

Sur le plan de travail, il y avait un saladier plein de crevettes bouquets décortiquées. Un jaune d'œuf dans un bol. Une fourchette.

J'avais du sang sur les mains. Il a coulé dans l'évier, mais je l'ai rincé d'un geste rapide.

"Nous sommes restés avec lui jusqu'au bout, jusqu'à la dernière minute, nous l'avons caressé quand il est parti, maman, mamie et le monsieur, il est parti avec tout le monde qui l'entourait !

Sa grand-mère s'était précipitée vers elle, vers cette petite fille aux cheveux bruns. Elle avait quoi ? Huit ans, dix ans ? Je ne sais pas, je ne voulais pas savoir. Je n'ai entendu que son sanglot, sa poitrine gonflée, l'atmosphère déchirée, incongrue de la cuisine.
Je n'ai pas voulu croiser son regard.
Je n'en étais pas capable. Qu'est-ce que je fichais ici ?

Pour Noël, j'ai euthanasié son poney.

Une enfant.
"Sa petite cavalière, sa petite Clémence..."
Elle était ici, et je ne l'avais pas compris.

J'avais traversé la salle à manger sur les indications de la jeune femme. Un sapin, qui clignotait dans l'obscurité sous l'escalier. Les cadeaux venaient d'être déballés, il y avait des papiers déchirés un peu partout. La table était mise, une belle table de fête pour une dizaine de personnes. Guirlandes et boules de Noël.

"Je pourrais... juste me laver les mains, s'il vous plaît ?"
Elle m'avait indiqué la porte de derrière. Si j'avais su...

Ca y est. Terminé, un instant après l'injection. Le flot de sang s'est arrêté presque immédiatement à l'aiguille que j'avais laissée, juste au cas où. Dans ma poche, j'ai serré le flacon d'euthanasique. Un flot d'urine. Un dernier soupir. Les membres, enfin apaisés.

Elle a soupiré. Elle le savait. Lui aussi. A genoux, elle s'est détournée vers le poney pour le caresser, presque frénétiquement, pour cacher ses larmes. Ils n'ont rien dit. Il n'y avait rien à dire.

"Je suis désolé. Je ne pourrais pas le sauver, je n'ai que l'euthanasie à vous proposer..."

Eux m'entouraient. Les deux vieux chevaux, le couple silencieux, moi et le vieux poney, le vieux machin qui a attendu ce jour pour mourir... Les Pyrénées noyées de brumes, la vallée froide et sale, le bruit de l'autoroute, au loin.

Le vieux poney était couché, il ne contrôlait plus bien ses membres, il était jaune comme un citron, avec un fond orangé, en hypothermie. Il ne se serait jamais relevé.

"28 ans, c'est la mascotte du centre équestre du village, il passe l'hiver ici avant de retourner se faire cajoler pour l'été. Il a été heureux, sa petite cavalière était avec lui pour les fêtes, sa petite Clémence..."
Sa voix était brouillée.

J'avais traversé le pré, mon stéthoscope dans une main, mon thermomètre dans l'autre. Deux vieux chevaux s'étaient approchés, le plus hardi tentant de fouiller ma poche.

J'avais garé ma voiture, farfouillé un instant dans le coffre, le temps d'enfiler mes bottes. J'étais bien loin de ma clinique, bien loin de ma base. Mais qui aurait refusé de venir ?

Le jour de Noël...

dimanche 30 novembre 2008

Congélo

Premiers jours

J'ai trois ans. Quatre, peut-être. Je viens de mettre bas, et je n'ai plus mes chiots. Où sont-ils ?

Aucune idée.

Depuis trois jours, j'erre entre les maisons d'un hameau du sud ouest, chipant quelques ordures dans les poubelles. Des gens me regardent. Parfois, ils me parlent. Je dors sous le hangar de l'un d'entre eux. Il fait un peu froid, mais la vie est belle, non ?

Aujourd'hui, l'un des humains du quartier m'a à nouveau approché, avec quelques croquettes et des mots doux. Je n'ai pas compris grand chose, mais avec son regard fatigué, ses pieds trainant et sa silhouette voûtée, il me rassure. Je vois bien qu'il apprécie quand je m'approche doucement, tête basse, en remuant la queue.

"Ben ma jolie, t'es pas tatouée hein ? L'véto m'dira bien si t'as une puce ?"

Une voiture. Ca faisait longtemps. Ou pas ? Je ne sais pas, personne ne le sait, personne ne le saura. En tout cas, j'en ai l'habitude, ça ne m'inquiète pas. Abandonnée ? Et alors ?

Cette maison est plutôt sympa : il fait chaud, il y a pas mal de monde et beaucoup d'odeurs intéressantes. Eux aussi ils aiment bien quand je remue la queue, tête basse. Pour les croquettes, c'est imparable. Le grand me manipule avec des caresses, alors, oui, je montre mes cuisses, je montre mes oreilles. Il me passe une drôle de machine sur le corps. Trois fois.

Puis il secoue la tête : "non, pas de puce. Pas de tatouage non plus. Elle vient de mettre bas, elle a trois ou quatre ans, bien soignée, c'est bizarre."

Et s'accroupit devant moi.

"Le problème, monsieur, c'est... hein ma jolie ? Tu as une sale tronche, ma pauvre. C'est une chienne de type amstaff, un pit', quoi. Et franchement, je pense qu'elle rentre parfaitement dans les critères de la première catégorie. De plus elle n'est pas identifiée, pas stérilisée, bref, elle n'est absolument pas dans les clous. Je vais appeler le maire."

J'avise la jeune femme, là-bas, je pense qu'il y a moyen d'obtenir un monceau de caresses avec elle. C'est étrange, ils sont tous très gentils, mais ils ont tous l'air chiffonnés. Bah... avec quelques manières, ils vont tous m'adorer.

Voilà, le grand avec la blouse blanche me décrit au téléphone. "Une cinquantaine de centimètres au garrot, grise et blanche, une bonne grosse bouille d'amstaff, bien nourrie, elle traîne depuis trois jours autour d'un hameau de votre commune, oui. Oui, c'est une femelle, qui vient de mettre bas, pas identifiée".

Pas identifiée, mais plutôt sexy, avec mon poil ras, ma robe cendrée, mes yeux marrons, ma grosse langue baladeuse et mes attitudes de jeu perpétuelles. Une gamine de trois ans. Jolie, avec une sale tronche. Je le note, ça fera bien sur mon pedigree.

"On va vous la garder quelques jours en attendant de l'envoyer à la fourrière, des fois que son propriétaire se manifeste. Mais je n'y crois pas trop : elle n'est pas en règle et il le sait. De toute façon, je vous tiens au courant, elle semble gentille comme tout, donc a priori pas de souci.
Oui, au niveau légal, vous pouvez demander son euthanasie quand vous le souhaitez.
Oui, je sais, on ne tue pas un chien comme ça, mais je vous informe, vous en êtes malgré tout responsable..."

Il a la voix qui traîne, le grand en blouse blanche. Tous me regardent du haut de leurs interminables jambes, avec les mains sur les hanches, ou les bras croisés.

"Bon, qu'est-ce qu'on va faire de toi ?"

Remuons la queue.

Paradis

Non, c'est vrai, quoi : le matin, on me file à manger, quelqu'un me promène. Peu à peu, ils prennent confiance en moi, et me lâchent dans un grand pré, quand il n'y a personne. Plus pratique, quand même. Ensuite, on m'attache avec une laisse à l'armoire, près du bureau, avec une couverture - s'il n'y a pas la couverture, je gueule, faut pas déconner quand même - et je passe la journée à ronfler, renifler, manger, boire, me faire caresser.

La belle vie.

M'enfin, il faut la mériter : des fois, ces humains ne comprennent pas grand chose. Il leur arrive de me laisser seule plus de deux minutes, de ne pas me caresser, voire de m'ignorer ! Dans ce cas, je gueule, je piaule, pas des aboiements francs, plutôt des espèces de grincements qui ont une magnifique capacité à les faire réagir très vite. Ils me crient plein de choses, s'occupent de moi très vite et cessent de m'ignorer. J'adore.

"Me putaaaaaaaaaaaaaain, ta gueuuuuuuuuuuule !"

"Mais muselez-la, bordel !"

"Jamais elle la ferme ?"

"T'es gentille, t'es jolie, mais t'as une sale gueule et t'es pénible, hein ?"

"Si t'es pas sage, congélo !"

Quand ils arrivent tout rouges, ils me crient dessus et me secouent un peu, j'ai trouvé la parade : remuer la queue, et prendre une attitude béate. Pour ça, je n'ai pas trop à me forcer.

"Putain elle est con, elle est adorable, mais on en fait quoi ?"

La jeune femme part en vacances deux semaines, elle a laissé un mot à mon sujet sur la fiche de ma cage juste avant de partir.

Elle est adorable, prenez-en soin, trouvez lui un bon maître, je reviens dans deux semaines.

Mignon, non ? Les gars en blanc ont adoré quand ils ont vu ça lundi matin. Ils ont eu l'air encore plus désarmé que d'habitude. Du coup, ils discutent. Cinq minutes de retard sur la gamelle, avec ça. Ca ne va pas du tout.

Tût tût

Je piaule.

"Rhah mais ta gueule hein ! Si t'es pas sage, congélo !"

Mais j'ai eu mes croquettes, ma balade et des caresses.

Congélo

"J'ai appelé la SPA. Ils n'en veulent pas, ils me disent qu'ils n'auront pas le droit de la donner puisque la cession des chiens de catégorie est interdite, donc soit elle moisira au chenil, soit elle sera euthanasiée. Ouais, le maire est d'accord pour qu'on la garde pour le moment, on va essayer de lui trouver un bon maître, comme elle dit ?"

Ils m'ont même trouvé un nom. J'aime bien, c'est court, ça sonne bien, et je dois être la seule à le porter.

"Congélo"

Des gens, j'en vois défiler. Certains viennent pour me voir, la plupart passent simplement à la clinique avec leurs chiens - je n'ai pas le droit de jouer avec eux - et discutent avec les gars en blanc à mon sujet.

"Mignonne, cette chienne, elle est abandonnée ?"

Il a dit mignonne ? Remuer la queue, tête basse, faire la fête, ils adorent : caresses assurées.

"Ouip
- C'est quoi comme race ?
- A votre avis ?
- Je sais pas, heu, un boxer ?
- Non, du tout, les boxers ne sont pas comme ça du tout. Elle ressemble à un amstaff, c'est un pitbull.
- Un pitbull ? Mais elle n'est pas méchante !"

Ben non, je ne suis pas méchante. Adorable, collante, piaulante, fatigante, remuante, mais pas méchante. Et belle !

Le gars en blanc dit qu'au moins, j'aurai prouvé à plein de gens que les pits ne sont pas forcément des chiens méchants. Ca brise le mythe, qu'il dit. Ca casse les fantasmes, et puis ça permet de mettre un peu le nez dans la merde à ceux qui applaudissent des deux mains les déclarations présidentielles sans en mesurer les réelles conséquences.

Je ne suis pas un fantasme, qu'il dit. M'en fous, j'ai des croquettes, des caresses et je me balade en liberté quand il n'y a personne dans la clinique.

Beaucoup de gens sont passés et ont dit qu'ils me trouveraient une maison. Des vieux, des jeunes, des anglais, des français, des gens qui avaient des habits confortables, et d'autres moins, certains sentaient la vache, d'autre le parfum. Ils me trouveront une maison ?

Ils ne sont jamais repassés, en tout cas.

Les gars en blancs discutent beaucoup, et téléphonent autant. Ils ont toujours l'air désarmé quand ils me regardent, alors, je remue la queue. Imparable. Bon, des fois, quand je chouine un peu trop, ils ne sont plus désarmés du tout, mais bon, c'est que je m'emmerde, moi !

"'Congélo, ta gueule !"

Tsssss

Congélo

Trois semaines que ça dure. Le plus grand des gars en blanc est accroupi près de moi, dans la pelouse, une cigarette dans la bouche, il me regarde me rouler dans l'herbe, dans la nuit. Il a l'air triste.

"La dernière cigarette du condamné, hein ?"

L'après-midi a été riche en coups de fils. J'ai même vu le maire. Lui n'a pas trop voulu me voir.

Une dame très gentille a demandé aux vétérinaires s'ils allaient m'euthanasier : "vous n'allez quand même pas faire ça ?
- Vous voulez l'adopter ?"

Silence...

"Mais ça ne va pas vous faire bizarre de tuer une chienne gentille, en bonne santé, âgée de trois ans et avec qui vous partagez le quotidien depuis trois semaines ?"

Le gars en blanc l'a regardée. Il a pris une voix étrange : "vous faite un métier fooOOoormidable, docteur".

Moi, je m'en fous, je me roule dans l'herbe. Il fait froid, mais la vie est belle.

"Désolée ma belle, t'as une sale gueule."

Remuons la queue.

J'ai droit à une séance de câlins sur leur table marrante. Je n'ai pas trop aimé l'espèce d'aiguille en plastique qu'ils m'ont mise dans la patte, ils ne parlent pas, ou pas beaucoup, mais ils me caressent. Sincèrement.

Je suis belle, je suis adorable, je suis collante et un peu chiante.

Remuons la queue : ils sont tous là.

Le gars en blanc a une seringue dans la main, et le visage fermé. Ils me caressent en injectant.

Je suis belle, je suis adorable, je suis collante, et un peu chiante. Je m'appelle... congélo.

samedi 28 juin 2008

Solitude

Jour 1

Il est 18h45. Dans quelques minutes, la clinique va fermer ses portes. Je suppose que je serai parti... d'ici une heure ?
Je suis assis dans la courette du chenil, à même le sol, sur le carrelage.
Mon regard se perd dans le vague. Devant moi, il y a le grillage et, derrière, la forêt.
Dans ma main droite, il y a le téléphone, que je viens de raccrocher. Une cavalière inquiète pour sa jument.
A ma gauche, tout contre moi, il y a Loulou.

Loulou, c'est un bâtard de chien de chasse à poil dur, du genre pas trop identifiable. Il a presque 14 ans. La dernière fois que je l'ai vu, c'était il y a environ un an, pour une crise d'insuffisance rénale aiguë sur fond chronique. Incurable, mais, pour une fois, la perfusion avait bien fonctionné, et la machine était repartie. Loulou n'allait pas si mal, et, cahin-caha, il vivait sa petite vie de chien de chasse retraité.
Les propriétaires de Loulou me l'ont amené vers 15h.
Un peu chancelant, mal assuré. Déshydraté. En légère hypothermie, malgré la température étouffante. Il y a des ulcères atones en regard de ses crocs, sur la muqueuse de ses gencives. Il ne mange plus depuis deux jours, et ne boit plus beaucoup. Je n'ai pas besoin d'analyses, mais les maîtres de Loulou, oui, pour mieux appréhender la réalité.
Ses urines sont diluées, alors qu'il ne boit plus assez, au point de se déshydrater. Elles sont bourrées de protéines qui n'ont rien à faire là. L'analyseur biochimique refuse de me donner ses valeurs d'urémie et de créatininémie : trop élevées.
Loulou va mourir.
Il n'y a aucun espoir.

Le maître de Loulou s'est mordu la lèvre, sa moustache a tremblé. Les yeux de sa femme étaient rouges alors que j'évoquais l'euthanasie. Loulou, c'est le vieux briscard de la meute, celui qui a tout traversé, et même survécu à une crise d'urée. La première.
Ils ne sont pas prêts à accepter sa mort : après tout, la dernière fois, ça a bien marché. Il y avait des larmes derrière ses lunettes lorsqu'il m'énonçait cet espoir.
Je l'ai balayé d'une voix désolée.
Parce qu'ils me l'ont demandé, je vais garder Loulou, et le perfuser.

Trois jours. Pas plus.

Il y a 20 minutes, Francesca, notre ASV, s'est précipitée dans ma salle de consultation. "C'est Loulou, ça ne va pas du tout !" Sa voix tremblait. J'ai compris quelques minutes plus tard qu'elle s'en voulait de ne pas avoir entendu ses gémissements à cause du jet d'eau dont elle se sert pour nettoyer les cages. Loulou était dehors, dans la courette.
Le chien semblait plus ou moins convulser, tout en tentant de rester debout. Lorsque j'ai posé ma main sous sa gueule, il s'est appuyé de tout son poids. Il tremblait.

Il tremblait comme un perdu.

Il paniquait.

Je l'ai couché délicatement, puis je lui ai débouché sa perfusion, tout en rassurant Francesca. Elle culpabilisait.

Loulou va mourir. Mais peut-être pas tout de suite.

Je me suis assis dans la courette, près de lui. Contre moi, à ma gauche, il y a Loulou, dont les antérieurs pédalaient dans le vide.
Il tremblait.
Il mâchonnait.

Il est comme un très vieil enfant perdu dans le noir, loin de ses maîtres, qui sont partis en pleurant leur compagnon.

"On est bête avec ces animaux".

Loulou est tout seul. Alors je m'assieds contre lui, je pose ma main sous son oreille, et je le caresse, fermement. Je lui parle, d'une voix grave et posée, sur un ton rassurant.
Juste quelques mots.
Quelques mots simples. Quelques mots idiots.
Les tremblement diminuent doucement, les antérieurs pédalent moins vite.
Sa respiration s'apaise. Il m'entend. Il comprend mes caresses.
Je ne peux rien pour lui. Juste l'accompagner, alors je reste là, et je lui parle, pour ne rien lui dire. Il n'y aura pas de médicaments.
Lorsque le téléphone sonne, le chien respire paisiblement. Je rassure la cavalière. Je sais qu'il m'entend. Je raccroche.

"Là Loulou, là..."

Passent les minutes.

Je suis si fatigué.

Loulou va mourir. Mais il remue la queue au rythme de ma main gauche.

Lorsque je me relève, il tente de me suivre, et je l'accompagne jusqu'à sa cage, où il s'allonge comme une masse.

Il ne passera peut-être pas la nuit.

Jour 2

Ce matin, Loulou s'est levé. Il m'a entendu lui parler, et je me suis accroupi devant lui. J'ai passé mes doigts à travers la grille, sans le toucher. Il voit, mais il ne me regarde pas. Il ne regarde plus rien.

Il refuse de manger, alors, j'ouvre la cage et tente de lui donner à boire. Il n'en a pas besoin, mais... Loulou s'intéresse à la gamelle d'eau, renifle la surface, plonge la truffe, il ne lape pas. Il ressort le museau mouillé de l'eau, et éternue.
Il se remet à mâchonner.

J'ai tenté de donner à manger à Loulou. Peine perdue. Même de force, c'est inutile : il vomit aussi vite que je le gave, malgré les anti-émétiques.

...

Je suis repassé dans le chenil. Il se tenait debout, un frisson a parcouru son épine dorsale.

Il attend.

...

La clinique va fermer. Loulou se tient couché, la tête posée à la verticale, dans un coin de la cage.
Quelques minutes plus tard, mes médicaments ont soulagé la douleur.

Il a tourné la tête vers moi quand je l'ai caressé. Je ne suis pas sûr qu'il m'ai regardé. Pourtant, il voit.

Jour 3

Cela fait deux fois que Loulou s'urine dessus, malgré les sorties régulières. Il pisse comme un chiot, debout, les quatre pattes posées. Toujours aussi chancelant.
Il n'y a aucune amélioration, mais cela n'empire pas non plus.

Je couche Loulou dans l'herbe, au pied de la forêt. J'enfile mes gants, j'ai l'impression que le temps ralentit. Une douchette au bout d'un tuyau, une bouteille de shampooing, je lui frictionne le bout des pattes, puis toute la cuisse droite. Mouvements lents, ma voix est grave, presque lancinante. Je lui nettoie le fourreau, puis tout l'abdomen. Le périnée, puis l'autre cuisse, après un demi-tour sur le dos. Il se laisse faire, tente vaguement de se redresser lorsque je lui shampooine un antérieur. Je suis sidéré par la douceur de cette douche.

Vient le temps du séchage, il fait si chaud !
Je relève Loulou, il tient vaguement sur ses quatre pattes et se prête avec complaisance à mes frictions, j'ai presque l'impression de le retrouver. Son regard s'est posé sur moi lorsque je l'ai appelé.

Suivant mes traces, il retourne s'effondrer comme une masse dans sa cage.

Pas d'eau, pas de nourriture, il refuse tout.

Que faisons-nous ?

Jour 4

Cette fois-ci, Loulou n'a pas passé une bonne nuit. Malgré le caillebotis, il s'est roulé dans sa diarrhée, ses premières selles depuis qu'il est arrivé. Il est couvert de merde jusqu'au-dessus des oreilles. Il se tient debout, frémissant.

Il attend.

Blouse.

Gants.

Bottes.

Je prends Loulou par la peau du cou, et le ramène dans la courette, au pied des arbres. Il semble guilleret un instant, puis s'effondre.

Je sais qu'aujourd'hui, Loulou va mourir. Je vais lui faire une prise de sang, les paramètres seront encore pire. Ensuite, je téléphonerai à ses propriétaires, et je leur dirai qu'il est temps. Puis je le tuerai.

Loulou est couché sur le flanc gauche. Malgré mes perfusions, il reste déshydraté. Je me rends compte qu'il a fondu.

A nouveau, je passe doucement la douchette sur son pelage rêche et collant, la boue diarrhéique s'écoule entre ses poils, ruisseaux bruns sur un carrelage blanc. Cette fois-ci, je ne parle pas. Il n'y a plus rien à dire. Je verse le shampooing, je ne sens même pas son odeur. Je me rends compte que, comme d'habitude, mon réflexe de respiration buccale a pris le dessus dès l'ouverture de la porte du chenil.
Je m'assieds. Ou plutôt : je tombe sur mes fesses. Puis je prends une grande inspiration. Une inspiration nasale. L'odeur est incongrue, quand se mêlent la douceur du shampooing et le parfum de la merde.

Je reprends la toilette de Loulou, qui tourne sa tête vers moi d'un air offensé lorsque je lui nettoie le périnée, l'anus et la queue. Le poil blanc prend une teinte plus conforme à sa nature, et je continue mes caresses. Cuisses, fourreau, abdomen, le dos est épargné. Je me rince les mains, puis lui nettoie les oreilles. En connaisseur, il apprécie le massage du conduit auditif. Par contre, il ne semble pas du tout goûter le rinçage des babines et du museau. A nouveau, il mâchonne.

D'ici une heure au plus, je le tuerai.

En attendant, je le rince, puis le sèche à nouveau avant de l'allonger au soleil. Il pousse un soupir de soulagement, presque un ronronnement.

Prise de sang. Il est encore humide, mais je pose un garrot sur son antérieur droit, mon aiguille s'enfonce sans erreur dans sa veine céphalique. 3 millilitres d'un sang noir, mais fluide. Loulou ne bronche même pas, il lève à peine la tête.

L'analyseur a commencé son travail. Plus que trente minutes.

Dehors, au soleil, Loulou s'est mis à japper comme un chiot. Je délaisse le petit laboratoire pour m'accroupir à ses côtés, je prends sa gueule entre mes doigts, il s'appuie instantanément. Je suis sûr qu'il ronronne.

L'analyseur a émit son bip fatidique. J'ai mal aux genoux en me relevant, un souvenir des vaches.

C'est pire qu'il y a trois jours.

Loulou va mourir.

"Madame Colombe ? Pardonnez-moi de vous déranger, c'est le cabinet vétérinaire. Je suis désolé, je vous appelle plus tôt que prévu, mais je viens d'avoir le résultat de l'analyse. Comme je le craignais, cela n'a servi à rien.
Comme d'habitude, j'aurais préféré me tromper.
Et puis... il perd doucement les pédales. Souvent, il agit comme un chiot.
Non, il ne mange toujours pas.
Non, je ne sais pas s'il souffre, mais je pense qu'il a des crises d'angoisse, il est perdu. Il faut arrêter, madame.
Oui.
Oui.
Je m'en occupe.
Il ne souffrira pas : je vais l'endormir, puis le second produit arrêtera son coeur.
Nous garderons le corps, vous pourrez venir le chercher quand votre mari rentrera.
Oui. Vous pourrez l'enterrer."

Je pose le combiné, je me relève. La porte du frigo, les anesthésiques. L'euthanasique dans son armoire fermée à clef. Quelques seringues. Olivier me jette un regard, je lui tends l'analyse. Il n'y a rien à dire.

Je m'assieds aux côtés de Loulou. Il relève la tête, et me regarde.
Finalement, je vais me mettre face à lui. Ses yeux semblent perdus au fond de puits obscurs, ses troisièmes paupières voilent son regard, Loulou va s'en aller. Je suppose que la clinique va continuer sa vie pendant ce temps, mais Francesca a fermé la porte de la courette.

J'ai disposé les seringues à côté de moi. Cette fois, ce sont les dernières caresses, Loulou. Je ne pleure pas, mais je me sens lourd. Sa tête est posée entre mes mains, mes doigts jouent avec la base de son oreille, je sais qu'il adore ça. Sa queue remue faiblement. Quelques minutes.

De ma main droite, je libère le cathéter et débranche le tuyau. Ma main gauche reste contre sa tête. Je branche la première seringue, et pousse doucement le piston.

Je reprends la tête de Loulou entre les mains. "Ca va aller, Loulou, ça va aller." Pas un son ne sort de ma bouche, mais c'est tout comme. Si j'avais parlé, je pense que j'aurais croassé. A la place, je bourdonne un peu, gravement, sans vraiment articuler.

Sa tête se fait de plus en plus lourde. Il soupire, son regard ne semble pas changer. Alors, je pose délicatement sa gueule par terre, puis j'injecte le contenu de ma deuxième seringue.

Un nouveau soupir.

Je mettrais son corps dans un grand sac blanc.

Un peu plus tard.

Loulou est mort.

vendredi 6 juin 2008

IRC

IRC...

Pour la plupart des gens, ça ne doit pas évoquer grand chose. Les geeks penseront Internet Relay Chat, sans doute.

Pour les vétérinaires (comme les médecins), et un certains nombre de maître, l'IRC ce serait plutôt l'Insuffisance Rénale Chronique, première cause de mortalité du chien ou du chat âgé qui serait passé au travers des autres saletés que peut lui réserver l'existence. Pour résumer, et si l'on exclut les cancers, pour nous autres humains, c'est notre cerveau ou notre coeur qui seront les premiers organes à montrer de sérieux signes de défaillance, et, finalement, dont les dysfonctionnement causeront notre agonie, puis notre mort.

Pour les carnivores domestiques, ce sont les reins. Quand je parle des reins, je parle de ces deux stations de filtration/épuration/recyclage ultra-modernes et performantes qui permettent d'évacuer tous les déchets produits par le fonctionnement de notre organisme. Je ne parle donc pas des "reins" comme lorsque l'on dit "j'ai un tour de reins", où là, on évoque plutôt la musculature et les vertèbres lombaires, situées juste en regard des "vrais" reins. Je préfère préciser tant la confusion est fréquente.
Les reins, ce sont des organes vitaux. On ne peut pas vivre sans eux.
Les lombes, c'est pénible quand ça craque et que ça fait mal. La douleur, je ne la souhaite à personne, mais on peut vivre avec.

Formulons-le autrement : l'espérance de vie de votre chien ou de votre chat est suspendue à ses reins.

Chaque cellule de notre organisme fabrique des déchets. Comme une voiture, comme une usine, comme tout ce qui construit ou produit de l'énergie. Et le rendement de la machine biologique est particulièrement mauvais, ce qui fait du foie et des reins des organes incontournables dont la mission principale (en tout cas pour les reins, le foie fait pas mal d'autres choses) est de balancer aux ordures (l'urine et les selles !) tout ce qui ne sert à rien, et, surtout, tous les déchets toxiques. Car oui, nous fabriquons du poison, des quantités invraisemblables de bouts de protéines, d'acides, de trucs pas trop identifiables auxquels nos cellules accrochent un panneau "jetez-moi" pour indiquer au rein ou au foie de virer ces saletés. Un système certes peu rentable mais terriblement efficace.

Les reins, en fait, sont deux stations rassemblant des centaines de milliers de petites unités de filtration/recyclage que l'on appelle des néphrons. Leur boulot, c'est de fabriquer l'urine primitive en filtrant le sang grâce à un tamis assez peu sélectif mais très fin, à travers duquel passent les plus petites molécules sanguines. Les poids lourds du sang, comme le cholestérol, les globules rouges, ou les anticorps, ne passent pas ce filtre et ne vont donc pas dans les urines. Le reste, comme les minéraux, les toutes petites protéines et les déchets inclassables de petite taille, filent dans les urines. Un certain nombre de molécules importantes sont récupérées pour ne pas être balancées, comme les minéraux.

Comme je vous le disais, nous naissons avec des centaines de milliers de néphrons. Bien plus que nous n'en avons besoin, en réalité ! La marge de manœuvre est immense, sauf que... un néphron mort est définitivement perdu. Il ne repoussera pas, ne sera pas réparé, il sera perdu.
Et nous perdons des néphrons dès le premier jour de notre vie. Chez les humains, il se trouve en général que nous mourrons avant de ne plus en avoir assez.
Pour le chiens et les chats, ce n'est pas du tout la même chanson... eux, généralement, sont encore en vie lorsqu'il ne reste plus qu'un tiers du nombre de néphrons qu'ils avaient à l'origine. Lorsque ce tiers fatidique est atteint, un système d'alerte retentit dans le corps et la cadence des néphrons restant est augmentée pour permettre de garder le sang pur. Une alerte qui permet, entre autres, d'augmenter la tension artérielle à l'entrée des reins pour augmenter le débit de filtration. Le souci, évidemment, c'est que les tamis des néphrons ne sont pas faits pour être passé bien longtemps au kärcher de l'hypertension. Du coup, ils s'usent encore plus vite. Lorsqu'il ne reste plus que 25% des néphrons, les reins peuvent devenir incapables d'assurer leur travail. Du jour au lendemain. Sans prévenir. Et l'organisme de votre chien, de votre chat, va commencer à s'empoisonner doucement. Ou brutalement.

Heureusement, il y a des signes avant-coureurs. Lorsque le chien ou le chat flirte avec les 33%, des premiers signes d'alerte peuvent être décelés. Comme un coup de fatigue, un "coup de vieux". Une tendance à boire plus, mais très progressive : votre chien ou votre chat boit plus pour pouvoir uriner plus, filtrer plus... Un appétit plus capricieux, aussi. Une difficulté à supporter les temps chauds et humides, la forte pression atmosphérique avant l'orage. Des toutes petites choses qui peuvent ne rien signifier mais qui, mises bout à bout, doivent vous alerter. Surtout l'augmentation de la quantité d'eau bue, qui s'accompagne d'une dilution des urines. Attention ! Je ne dis pas que ses urines vont devenir comme de l'eau, ou même qu'elles vont s'éclaircir, seul un réfractomètre pourra donner leur densité exacte.

Une densité nettement inférieure à 1.020 sans raison particulière, c'est LE signe d'alerte biologique. A ce stade, les marqueurs sanguins sont encore normaux, la prise de sang ne sert à rien : le corps s'adapte pour filtrer plus, dons le sang reste normal : les reins assurent leur fonction, en modifiant leur façon de travailler. A ce stade, il existe des traitements pour retarder l'inéluctable. Supprimer le sel pour réduire l'hypertension, administrer des anti-hypertenseurs, très efficaces, ou des molécules ralentissant la sclérose du néphron, ou réduisant la formation des déchets azotés. Choisir une alimentation spécialement conçue pour un insuffisant rénal, très digeste, avec très peu de déchets. Toutes ces thérapeutiques sont intéressantes, certaines sont primordiales (IECA et alimentation), d'autres sont secondaires. Mais aucune n'empêchera ce qui arrivera forcément un jour ou l'autre : on ne peut que ralentir la dégénérescence rénale, pas l'empêcher.

Jusqu'au jour où un effort trop important leur fera dépasser leur capacité, et les déchets s'accumuleront. Nous serons alors bien proches de 25% fatidiques.
Ce jour là, la concentration sanguine de l'urée et la créatinine, deux déchets qui servent de marqueurs biologiques de la filtration rénale, augmenteront. L'intensité de cette augmentation sera un indice intéressant de la gravité de la situation.
Votre compagnon commencera à s'intoxiquer sérieusement, et les symptômes seront d'ordre neurologique : vomissements, perte de l'appétit, de la soif, avec une déshydratation correspondante, pertes d'équilibres, voire modifications du comportement, angoisses nocturnes, aboiements, etc.

Ce jour-là, votre vétérinaire vous proposera sans doute d'hospitaliser votre chien, ou votre chat, et de le mettre sous perfusion. La perfusion va mécaniquement relancer le fonctionnement rénal en forçant la filtration, et donc abaisser les concentrations de déchets dans le sang, faisant diminuer la gravité des symptômes. Ce traitement pourra fonctionner, c'est le plus souvent le cas, mais il pourra aussi échouer. Dans ce dernier cas, et malgré les efforts de votre vétérinaire, l'état de votre compagnon va empirer.
Si le traitement marche, votre chien, ou votre chat, pourra rentrer à la maison. Votre vétérinaire vous prescrira certainement des mesures d'accompagnement, afin de retarder au plus la prochaine crise. Car il y aura une prochaine crise, une nouvelle crise d'insuffisance rénale. Six jours plus tard, ou six mois plus tard, ou plus ? Difficile à dire.

Face à cette nouvelle crise, votre vétérinaire vous proposera peut-être de recommencer la perfusion, sauf si l'état de votre compagnon était trop critique. Ce traitement pourra marcher à nouveau, ou pas.

Vous serez face à l'agonie de celui qui a vécu plus de dix ans avec vous, qui a partagé vos galères, vos bonheurs, votre enfance ou votre première petite amie. Il était peut-être là, sur le buffet, le jour où vous avez embrassé ce garçon pour la première fois. Il vous faisait peut-être la fête le jour où vous êtes rentré à la maison avec votre bébé, de retour de la maternité. Il lui a collé un gros coup de langue sur le nez, ce jour-là. C'est cet abruti de chien qui a bouffé vos chaussures, cette boule de poil qui était un chiot il y a si peu de temps... C'est cet andouille de chat qui vous a fait trébuché alors que vous portiez les verres en cristal de maman, qui a fait ses griffes sur le canapé en cuir tout neuf. Cette boule de poil qui courrait après les bouchons en liège que vous lanciez sur le parquet.

Vous allez souffrir. Et le vétérinaire ne pourra rien faire, je ne pourrai rien faire. Je comprendrai votre souffrance, parce que je l'ai vécue, parce que toutes les semaines, je vois une personne, comme vous, qui m'aura dit, en retenant ses sanglots : "c'était mon cadeau de mariage, mon mari est mort il y a deux ans."
"Il a accompagné les premiers pas de mon fils."
"Elle a accouché dans mon tiroir à petites culottes."
"Il adorait se frotter contre l'épaule de mon mari quand il était dans le fauteuil en train de lire son journal. Nous avons divorcé et le chat a gardé le fauteuil."
Moi, je retiendrai mes émotions, j'utiliserai le bouclier de l'empathie pour évoquer avec vous l'euthanasie.

Je ne serai pas indifférent, et vous serez en colère, ou effondré. Vous m'en voudrez, ou vous en voudrez à la vie, à votre compagnon qui vous quitte déjà. Puis vous accepterez, mais vous souffrirez. Cela, je n'y pourrai pas grand chose.

Mais votre chien, ou votre chat, souffrira aussi. Les poisons dans son sang le rendront nauséeux, anorexique, le feront vomir, lui feront perdre ses repères. Pas une douleur aiguë, une souffrance intense, mais une déconnection avec la vie. Et lorsque les perfusions ne marcheront plus, il sera temps de cesser, car le seul vrai traitement serait une greffe de rein, et aujourd'hui, aucun vétérinaire en France ne pratique cette intervention. Son heure sera venue.

Vous aurez sans doute à choisir l'euthanasie, car l'agonie par insuffisance rénale est généralement très longue et très douloureuse. Vous ne le trouverez pas mort, paisible, dans son panier, le matin en vous levant. Vous vous accrocherez à cet espoir car un ami vous a dit que, parce que sur internet vous avez lu que c'était arrivé, que certains étaient morts sans souffrir. Je le souhaite pour vous, pour lui, pour moi aussi. Mais je sais comment finit la majorité.
Des jours entre la vie et la mort, et personne ne peut souhaiter cela. Il aura peut-être de la chance, mais ne comptez pas dessus... J'ai trop souvent vu cette agonie et cette souffrance dans les yeux d'un chat ou d'un chien que son maître ne pouvait se résoudre à laisser partir.
Rappelez-vous : il est un stade ou nul traitement ne le soulagera. Ce jour là sera terrible.

Aujourd'hui, je n'irai pas plus loin, mais un de ces jour, je vous parlerai de Minouche, ou de Trompette, d'un chien de chasse ou d'un vieux matou. De ce que nous avons fait pour eux, de ce que nous n'avons pas pu faire pour eux. De leur vie, et de leur mort. De moi, de vous peut-être.

mardi 8 avril 2008

Empathie et sympathie

Empathie

Je cite le Garde-mot, sans changer un iota à son billet original.

Empathie : Conscience des sentiments de l'autre. Essai de reproduire volontairement en soi les composantes émotionnelles qui émanent de lui, de les percevoir avec finesse sans pour autant les éprouver activement. Il s'agit de trouver ainsi un juste équilibre entre l'indifférence et la compassion.

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vendredi 21 mars 2008

Il est venu pour mourir

Il est 20h30.

Mon téléphone sonne.

"Bonsoir. Je m'excuse de vous déranger, mais mon chat ne va pas bien. Il ne bouge presque plus, il a l'air très fatigué. Je sais, il est très âgé, mais..."
Je ne la laisse pas continuer. Je sais qui elle est, je connais son chat. Il a 19 ans. Je sais que ce n'est pas une urgence. Mais pour elle, pour lui, je n'hésite pas.
"On se retrouve dans dix minutes à la clinique ?
- Merci"

J'ai 2 kilogrammes 600 de chat sur la table. 2 kilo 600 qui ont traversé 19 années, 2 kilo 600 un peu déshydratés.
C'est sa fille qui est venue. J'aime bien ces deux femmes. Elles sont sans doute un peu trop... chats, mais elles ont une attitude saine et digne face à la mort. Je sais que je n'aurais pas de crise, pas de passion, pas de hurlements.

"Je sais qu'il est très âgé. Je sais qu'il est à la fin de sa vie. Mais je voudrais juste savoir s'il est juste trop vieux, ou s'il y a autre chose. Je ne voudrais pas mal comprendre."

Sa voix est très douce, posée, les mots sont choisis. On m'a rarement dit de tels mots de cette façon là. Je devine qu'il serait indécent de s'acharner. Dragon est venu pour mourir.

Je prononce quelques mots sur la fin de vie des chats. "Généralement, les chats meurent car leurs reins ne fonctionnent plus. Buvait-il beaucoup ces derniers temps ?
- Non, je vois ce que vous voulez dire, mais non."
Un silence. Je caresse le chat. Il y a des traces d'urine sale autour de son prépuce. Alors que par ailleurs, il s'est toiletté.
"Par contre, un de nos chats a uriné dans la pièces où ils sont le plus souvent. Il faut dire que la litière est loin. Mais ils ne font jamais ça. Je ne sais pas si c'est lui."

Dragon ronronne discrètement. Sa déshydratation est un indice d'insuffisance rénale, mais...

Je prends mon thermomètre.

"Il a de la fièvre. 39.2. Il n'est pas en train de mourir. Les chats qui partent n'ont pas de fièvre. Ils sont plutôt en hypothermie. Il est... juste malade. Et je crois que..."

J'attrape un petit haricot en métal, que je place entre les postérieurs de Dragon, puis je place délicatement les doigts de ma main droite autour de son minuscule abdomen, et ma main gauche sur son dos, entre ses omoplates, pour le maintenir. Sa vessie est entre mes doigts, je la presse doucement. Un jet d'urine, puis deux. Quelques gouttes. Assez pour moi.
J'emmène ces gouttes de vie dans le petit laboratoire.
Une bandelette urinaire. Du sang, des globules blancs, un pH acide.
Mon réfractomètre. Densité 1.018.
L'acide nitrique. Heller 2mm.
Je centrifuge les dernières gouttes de vie. Je ne dis rien.
Deux minutes se sont écoulées depuis le prélèvement d'urine. Je regarde le culot de centrifugation au microscope. Il grouille de bactéries, il y a beaucoup de globules blancs, mais pas de calcul.

Mon diagnostic tombe comme un acquittement.

"Votre chat a une cystite. Une banale infection de la vessie.
- Une bête cystite ? Comme moi ?"

La jeune femme laisse échapper un rire gracieux.

"Et vous avez pu savoir ça en si peu de temps ?
- Il a eu la bonne idée de ne pas avoir la vessie vide..."

Un silence. Je devine le ronronnement du chat qui s'appuie contre ma main, posée sur son dos.

"Il n'est pas venu pour mourir, finalement. Je vais lui injecter un antibiotique qui agira deux semaines, un antispasmodique pour la douleur, et je vais lui faire une injection de liquide de réhydratation sous la peau. Même s'il est très âgé, et fragile, il devrait aller mieux demain."

J'adore l'atmosphère apaisée de la clinique alors que, dehors, la tempête fait rage.

jeudi 20 mars 2008

2298

La 2298 a 18 ans.

La 2298 est une vache ordinaire.

La 2298 est plutôt gentille, mais ni plus ni moins qu'une autre.

La 2298 est une vieille vache qui ressemble vaguement à une blonde d'Aquitaine croisée d'on-ne-sait-quoi.

La 2298, malgré son âge, reste dans l'élevage. Parce qu'elle a toujours vécu tranquillement et fait son veau tous les ans, qu'elle a allaité sans difficulté. Parce qu'en outre, elle n'a pas de difficultés de locomotion. Elle a simplement dépassé de 6 ans l'âge moyen de réforme pour ce type d'animaux.

La 2298 est tombée sur le côté, il y a quelques semaines. Elle ne s'est pas relevée. Son éleveur l'a redressée sur le sternum, l'a calée avec une botte de paille, lui a donné à boire et m'a appelé.

La 2298 est pleine de 4 mois, et elle est percluse d'arthrose. Je lui injecte un anti-inflammatoire et recommande à son éleveur de la lever de force avec des sangles ou une pince afin de ne pas la laisser couchée trop longtemps, de la faire manger, surtout du foin, et de la faire boire.

La 2298 s'est relevée en quelques heures, et a repris son train-train quotidien.

La 2298 est retombée sur le côté, il y a quelques jours. Elle ne s'est pas relevée. Son éleveur l'a redressée sur le sternum, l'a calée avec une botte de paille, lui a donné à boire et m'a appelé.

La 2298 est un peu maigre, mais sans plus. Elle a bon oeil, n'a pas de déficit neurologique décelable, elle rumine toujours, mais sa température baisse doucement. Elle est fatiguée. Fatiguée de porter son veau qui n'a pas encore commencé sa phase de croissance rapide, dans les derniers mois de gestation. Fatiguée de se lever tous les matins, fatiguée de ces hanches qui ne suivent plus comme avant. Je lui injecte un anti-inflammatoire et ne recommande pas grand chose à l'éleveur, il a déjà tout fait, même curer le stabulation pour conserver une fine épaisseur de fumier et lui permettre de s'appuyer sur la terre battue en-dessous. La 2298 n'est tout simplement plus vraiment capable de porter son poids.

La 2298 ne s'est pas relevée, malgré les efforts de son éleveur. Deux jours plus tard, il m'a rappelé.

La 2298 est couchée, sur le côté, elle a repoussé les bottes de paille qui la soutenaient sur le sternum. Elle a toujours un bon oeil, elle boit, elle mange. Son éleveur m'a accompagné, le visage fermé. Le père de l'éleveur a préféré rester à la maison.

La 2298 est morte. Je l'ai euthanasiée.

La 2298 a vaincu 18 ans sans incident majeur. Elle a eu 16 veaux dont certains sont devenus des vaches de l'élevage. Trois, quatre, cinq générations ? D'autres sont partis à la boucherie.

La 2298, l'éleveur l'a vu naître quand il était petit garçon, il a fait naître ses veaux, il a guidé leurs premiers pas, leur a parfois montré le pis. Matin et soir, il les a mené à leur mère pour les faire téter, il les a soigné, les a vu grandir, et les a vu partir.

La 2298, l'éleveur l'a accompagnée depuis sa naissance, jusqu'à sa mort. Il s'est consacré à ses derniers jours. Il l'a levée, l'a tournée pour éviter les escarres, l'a nourrie, a pris le temps de la faire boire, a étayé son matelas de paille, a nettoyé ses bouses. Il a demandé que je fasse au mieux, n'a pas hésité sur le prix des anti-inflammatoires, même s'il savait qu'elle ne mènerait jamais sa dernière grossesse a son terme. "Je lui devais bien ça", m'a-t-il déclaré.

La 2298 était une vieille vache qui ne ressemblait à rien, une de ces vieilles vaches comme la sélection n'en fait plus. Une fleur des prés. Elle est morte en une trentaines de secondes, sans souffrance.

La 2298 était une vache ordinaire. Je l'ai tuée.

La 2298 avait 18 ans.

mercredi 20 février 2008

La valeur de la vie

Les vétérinaires praticiens sont des professionnels de santé des animaux. Vous avez pu constater au fil de mes billets qu'ils doivent également faire preuve de pas mal de psychologie. Je vous expliquerais sans doute un jour ou l'autre qu'ils doivent également être des chefs d'entreprise.

Ils doivent également être des comptables. Je ne parle pas des comptes du cabinet (j'en parlerais dans un autre billet). Je parle de la comptabilité de la vie, et de la mort.

En parler ?

Le sujet gêne, le sujet fâche. On préfère l'esquiver. Se dire que la vie a la valeur que l'on daigne lui accorder. Nier. Parce qu'il n'est pas question d'argent avec mon chien adoré, c'est ma peluche, mon compagnon de jeu, mon confident fidèle, lui, alors que mon petit ami m'a quitté. Parce que mon chat ronronne sur ma couette le matin, et qu'il fait ces petits caprices si agaçants lorsqu'il a faim.
Pourtant, un jour, je vous déclarerai peut-être : "C'est un cancer. Il existe un traitement efficace qui peut offrir à votre chat 6 mois à 3 ans de vie, sans souffrance. Un traitement qui exigera un suivi extrêmement précis, et que je chiffrerais aux alentours de 2500 euros. Une chimiothérapie. Ou alors, nous pouvons lui donner de la cortisone, qui ralentira la maladie et lui permettra de finir sa vie confortablement, au bout de 3 à 9 mois, pour environ 30 euros."
N'ergotez pas sur les chiffres, ils sont vagues dans une situation vague, mais ils sont réalistes. Que répondrez-vous ?

Que l'argent n'a pas d'importance ? En général, ceux qui me disent ça sont ceux pour lesquels il en a le plus, justement.

Peut-être me demanderez-vous combien aura coûté le traitement de votre chat au bout de 6 mois ? Je vous répondrais sans doute : 1200 euros. Peut-être calculerez vous alors que la cortisone offre aussi six mois de vie confortable, mais pour 30 euros. Nous parlerons de médiane de survie, de probabilité de survie au bout d'un an, de deux ans. Vous vous direz sans doute que, finalement, la cortisone, ce n'est pas si mal que ça. Vous vous direz aussi que certains humains n'ont même pas l'accès au vaccin polyo/tétanos, qui doit coûter quelques euros. Et vous aurez raison... Mais vous serez en train de marchander la vie de votre chat. Et que penserez-vous si malgré les meilleurs soins, après avoir payé 900 euros, au bout de cinq semaines, le chat meurt ?

Ou vous me direz sans doute que vous n'avez pas les moyens de payer 2500 euros pour votre chat, même en trois ans. Vous aurez honte. Vous culpabiliserez. Moi aussi, parce que je peux pas vous offrir ce traitement pour moins. Parce qu'en réalité, 2500 euros pour une chimiothérapie, ce n'est pas cher. Cela vous choque ? Je comprends. Nous en reparlerons dans un autre billet.

Et oui, nous parlons bien du prix que vous serez prêt à payer pour la santé de votre compagnon. De la valeur de sa vie.

Certains personnes me disent que 60 euros, pour le vaccin de leur chat qui est en parfaite santé, c'est cher. Je leur réponds que pour beaucoup de gens, 60 euros pour un animal, c'est un luxe. Je leur parle ensuite du typhus ou de la leucose qui sont des maladies mortelles. Je ne leur parle même pas de la valeur de la consultation vaccinale, du nombre de points que je contrôle, des dépistages effectués à cette occasion. Mais j'assume mes 60 euros.

Qu'est-ce qui définit la valeur de la vie ?

Classiquement, on définit deux paramètres dans l'argent que des propriétaire sont prêts à mettre dans les soins vétérinaires.

La valeur monétaire, c'est le prix de l'animal. Peu de gens sont prêts à soigner le hamster de leur fils, qui a coûté huit euros. "Il suffit d'en racheter un autre. Et puis, c'est une leçon de vie pour le gamin. Et la consultation du véto est à 25 euros ! Alors que, si ça se trouve, il ne pourra rien faire."

La valeur affective, c'est l'argent que ces mêmes propriétaires sont prêts à donner pour que l'on soigne leur compagnon. Combien aurait payé l'enfant pour sauver son hamster ? Tout, sans doute, parce que dans ce cas, l'exemple est mauvais, il s'agit d'un enfant, n'est-ce-pas ?

En fait, ces deux paramètres, classiquement donnés en cours, sont très incomplets. La profession vétérinaire touche à une multitude de milieux sociaux et culturels. Une stagiaire me demandait aujourd'hui, pour son rapport, comme je définirais ma clientèle. Je lui ai répondu : "Géographique. Ma clientèle, dans cette région rurale, ce sont les habitants 20 kilomètres à la ronde. Il y a des paysans, des chasseurs, des ouvriers, des médecins, des bourges, des pauvres, des enfants, des homme, des vieux, des médecins, un curé, des femmes, un foyer pour handicapés..."

Et toutes ces personnes ont leur propre rapport à l'animal. A leur animal, et à celui des autres. Je connais une jeune retraitée bien pensante qui ne supporte pas ces chasseurs de sanglier qui envoient leurs chiens au carton. Je lui parle alors de ces chiens qui, même blessés à mort, feraient n'importe quoi pour y retourner, qui adorent chasser. Qui sont malheureux lorsqu'ils voient la meute partir sans eux sous prétexte qu'ils ont des sutures partout. Je connais aussi une très vieille dame qui trouvait quand même étrange de payer une cinquantaine d'euros pour castrer son chat alors que, quelques soixante années plus tôt, elle quittait Lille pour gagner la zone libre. Elle trouvait qu'elle avait de la chance de payer cette somme aujourd'hui.

Il y a l'utilité de l'animal. Travaille-t-il avec son propriétaire pour lui faire gagner sa vie, comme un chien de berger ou un chien de garde ? Lui permet-il de surmonter son handicap, comme un chien guide d'aveugle ? Lui rapporte-t-il de l'argent lorsqu'il le vend, comme un veau limousin (son seul revenu, sans doute) ? Lui permet-il d'avoir des loisirs, comme un chien de chasse ou un cheval de concours. Il est probable qu'il ne "sert" à rien, comme votre chat. Il a pourtant de la valeur.

Il y a la place que l'on accorde à son animal. Le statut social, si vous préférez. Certains pensent que leur chien, même s'ils l'adorent, n'est qu'un chien. Ils veulent bien payer, mais ils veulent être "raisonnables". Certains pensent qu'un chat, c'est à peine "plus" qu'une fouine. Presque un nuisible. "Certaines personnes achètent un chat ? Les gens sont fous." D'autres demandent à leur avocat de négocier le droit de garde alterné du Yorkshire que leur ex a emporté. Comment cet avocat va-t-il leur expliquer qu'en droit, un chien est un bien meuble ? La plupart se situent dans un "juste" milieu. Juste ? Mais pour qui ?

Il y a l'espérance de vie de l'animal. Qui payerait des milliers d'euros pour offrir un mois de vie à son chien de 16 ans ? Tant de mes clients décident d'arrêter de vacciner leur chien lorsqu'il atteint un "certain" âge, souvent un âge où, pourtant, ces protections lui seraient bien utiles... D'autres refusent de réparer une patte cassée lorsque la chienne est vieille. Certains se moquent de son âge, ils se disent qu'ils leur doivent bien ça. Un éleveur de bovins n'investira pas une grosse somme dans une vache âgée qui ne pourra plus produire de lait ou de veaux. Il la réformera. Qui a raison, qui a tort ?

Enfin, il y a simplement l'affection que l'on porte à son animal. Vous ne vous posez pas vraiment la question, mais je vous la poserai peut-être un jour : combien êtes-vous prêt à payer ? J'espère sincèrement que ce cas ne se posera jamais pour vous. Mais la question est intéressante, non ? Et glaçante, sans doute. Vous n'avez sans doute plus très envie de vous la poser.

Alors pourquoi répondriez-vous pour les autres ?

Un conducteur a renversé une chienne avec sa voiture. Il n'y est pour rien, elle s'est jetée sous ses roues, il roulait à une vitesse normale. Quelle somme est-il prêt à payer pour soigner la chienne ? Et le maître de la chienne, si le conducteur s'est enfui ? Et le conducteur, s'il s'avère que la bestiole est une chienne errante que personne ne regrettera ? Combien le conducteur serait-il prêt à payer, si, cette fois, il était en tort ? S'il se disait que cela aurait pu être sa chienne ? Ou s'il déplaçait le problème, s'il se disait qu'il aurait pu renverser un enfant ?
Un éleveur demande au vétérinaire d'euthanasier l'une de ses vaches. Combien, pour qu'elle ne souffre pas, au lieu de la regarder mourir, ce qui ne lui coûterait rien ? Le prix des vaccins de ses veaux ?
Et celui qui achète un steack, combien est-il prêt à payer pour que l'animal meurt sans souffrance à l'abattoir ? Plus, d'après les sondages. Les gens sont si généreux. Pourtant, ils achètent la viande la moins chère au lieu d'acheter celle qui vient d'un pays où des règles très strictes encadrent l'abattage et la souffrance animale, comme la France.

Ces préjugés que j'aimerais tant briser

Je vous en ai donné quelques exemples avec mes chiens de chasse et mon yorkshire. J'ai répondu à Mona par ici, je lui rends hommage, c'est elle qui m'a donné l'envie de vous écrire ces lignes. Je ne veux pas être agressif avec elle, mais je devine ses a priori.

Chaque personne donne, pour chaque animal, une valeur à son existence. Ce prix dépend de tous ces paramètres plus ou moins irrationnels... alors, avant de juger les autres, essayez de comprendre. Moi, c'est ce que je dois faire tous les jours.
Et pourtant, je n'ai pas à décider, personnellement : j'offre des alternatives, et j'aménage un peu selon les clients. Le gamin avec son rat, qui pleure toutes les larmes de son corps, ne paiera qu'une somme symbolique, mais une somme quand même. Pour le symbole, justement. La dame, avec son yorkshire, qui me demande un certificat comme quoi son ex a maltraité Kiki (pour avoir le droit de garde, vous comprenez), ou celle qui réveille tous les confrères de la région en pleine nuit pour avoir une ovariectomie de chatte en urgence, risque fort de payer plus. Oh, rassurez-vous, je ne me permettrais pas de gonfler mes tarifs, mais je multiplierais les examens pour démontrer que Kiki va très bien. Heureusement, la plupart du temps, je me contente d'énoncer des devis, de proposer, et de laisser le maître se débattre avec ses contradictions.

Pourquoi pensez-vous qu'un éleveur se fiche de ses vaches, qu'il paiera le moins possible et certainement pas pour du "superflu" ? Parce qu'il les envoie à l'abattoir ? Vous pourriez aussi vous dire qu'il consacre sa vie à marcher dans la merde à se casser le dos. Qu'il subit des contraintes réglementaires dont vous n'avez même pas idée, pour le bien-être animal, pour la sécurité sanitaire. Et tout ça pour gagner combien, finalement ? Peut-être qu'il ne fait pas ça que pour l'argent. Je sais bien que beaucoup jouent les durs... mais les éleveurs aiment leurs animaux. J'aimerais que vous voyiez l'un de ces rustres lors d'une euthanasie.

Qu'est-ce qui vous permet de penser que ces brutes de chasseurs se fichent de leurs chiens ? Vous n'imaginez même pas combien ils payent pour les nourrir, les emmener à la chasse, ou les soigner. Combien de temps ils passent à les dresser, aussi. Vous devriez vois leur visage lorsque l'un d'entre eux reste sur le carreau.

Un chien de race, un shar pei qui se vend 2000 euros, vaut-il plus qu'un bâtard ? Non, bien sûr ! Pourquoi cette cliente si gentille, qui soigne si bien son chiot, s'est-elle mise à dépenser beaucoup d'argent pour lui alors que sa vieille corniaude a juste eu droit à une euthanasie précoce, quand elle aurait pu être soignée ? Je n'exagère pas, et cette personne est vraiment charmante, en plus.

Ca vous choque que l'on gave une oie ? Que l'on paye 2000 euros pour faire une triple ostéotomie du bassin sur son bouvier bernois de 7 mois ? Que l'on mange les chevaux ? Que l'on euthanasie un rottweiler parce qu'il a grogné ? Que l'on enferme un chien dans un appartement 23h30 par jour ? Que l'on donne des trucs à table à son chien pendant les repas ? Que l'on décapite une poule ?

Pourquoi ? Pourquoi pas ?

samedi 9 février 2008

Ethique, conscience et mal à l'être

Désorienté et assez mal à l'aise.

Ce sont les mots que je choisirais après avoir géré un "cas" qui semblait pourtant assez simple.

Prenons les faits : M. et Mme Hermann sont un couple de retraités d'environ 70 ans. J'imagine qu'il vivent ensemble depuis plus de 40 ans.
Depuis 19 ans, ils partagent leur existence avec Gitane, petite boule de poil inquiète de 5 kg, dont vous imaginez l'état de santé.

Un rendez-vous avec M. et Mme Hermann, c'est presque un rituel.
C'est d'abord, lorsque j'ouvre la porte de la salle de consultation, l'image de ce couple très accordé. Monsieur Hermann porte un pardessus noir, un fin pull bordeaux et une écharpe grise. Ses cheveux argentés, très épais, sont parfaitement coiffés. Il a un chapeau gris. Ses chaussures noires sont impeccables. Madame Hermann porte un manteau de fourrure et une toque discrète, un foulard en soie noué autour du cou, une broche florale dorée sur la poitrine. Une mise qui pourrait être vulgaire, mais ces vêtements sont portés avec naturel, sans ostentation.
Juste après l'image vient le parfum, celui de madame Hermann, un parfum très présent, assez lourd, une note de vanille presque oppressante. C'est curieusement ce parfum qui domine mes perceptions lors de mes rencontres avec M et Mme Hermann.
Pas la voix grave, calme et posée de monsieur, ni les notes plus inquiètes de celles de madame.
Pas la poignée de main ferme et souple, sans énergie excessive, de monsieur, ni la caresse de cette main légère, presque impalpable, de madame.
C'est ce parfum de vanille, qui imprègne également le pelage de Gitane, tremblante, déjà, dans les bras de sa maîtresse.

Evidemment, avec une telle description, vous imaginez sans doute un couple de riches retraités jouant parfaitement le rôle de convives dans un diner du Rotary Club. Des gens cultivés, ou croyant l'être, (trop) bien pensants, sans histoire, qui vont à l'Eglise et votent à droite. Ce n'est pourtant pas l'image que je voudrais donner d'eux. Car si je devais choisir un mot pour définir leur apparence, ce serait dignes.
J'apprécie ces clients polis, attachés à leur animal mais réalistes, qui comprennent les nuances d'un diagnostic ou d'un pronostic, et qui viennent briser ces clichés que nous rattachons tous, inconsciemment, à cette apparence.

M et Mme Hermann m'amènent donc, pour la troisième fois de l'année, leur chienne Gitane. Gitane a 19 ans. Comme tous les caniches de son âge, elle est cardiaque. Elle est presque aveugle (cataracte). Mais elle n'est pas devenue idiote, ses repères et ses réactions sont parfaitement cohérents.
Mme Hermann vous en parlerait mieux que moi, mais elle parle au passé "Comme elle était belle, docteur. Une vraie petite fée, avec ses boucles dorées, et tellement intelligente, tellement câline. Un ange !"
Aujourd'hui, Gitane est moins jolie, mais je dirais qu'elle est bien conservée pour son âge. Son poil est très fin, mais dense, et doux. Sa peau est impeccable. Elle est très bien toilettée. Ses articulations et ses postures sont normales (pas d'arthrose !). Bref, ce n'est pas un de ces vieux chiens visqueux qu'on ne caresse qu'avec dégoût, en souvenir d'une époque où ils étaient beaux et ne sentaient pas mauvais.

Il y a quatre mois, nous avons opéré Gitane pour lui retirer une tumeur mammaire. Malgré le risque anesthésique, tout s'est bien passé, et la chienne a très bien cicatrisé.

Aujourd'hui, M et Mme Hermann amènent Gitane à cause d'une espèce de croûte sous l'œil droit, une plaque vaguement suintante qui couvre sa paupière inférieure et quelques centimètres carrés de peau en dessous, quelque chose qui lui fait manifestement assez mal et que Mme Hermann n'arrive plus à nettoyer. Comme elle, je pense d'abord à un écoulement lacrymal muqueux qui se serait accumulé, compliqué d'une infection cutanée.
Je prends de tout petits ciseaux, une minuscule lame de bistouri, et je commence à enlever cette plaque, millimètre par millimètre, en évitant les coups de dents d'une chienne qui, manifestement, éprouve une douleur intense à cet endroit.
Finalement, je découvre que cette croûte suintante n'est pas issue de l'œil, mais d'un petit trou dans la paroi nasale, une fistule infra-orbitaire, complication classique d'une infection sinusale, elle-même provoquée par un abcès dentaire. Evidemment, les dents de Gitane sont dans un état catastrophique, mais nous avons jusque là refusé de prendre un risque anesthésique pour un détartrage.

Là, cependant, nous n'avons pas le choix. J'expose mon avis à M et Mme Hermann :
Cette lésion ne guérira pas tant qu'il y aura une dent pourrie en dessous.
Des antibiotiques seuls ne pourront nettoyer une pareille infection.
Le traitement sera nécessairement chirurgical : extraction des dents gâtées et détartrage du reste, anti-inflammatoires et antibiotiques.
L'anesthésie sera sans doute assez longue, et la chirurgie douloureuse. Le risque anesthésique est très élevé.
Mais nous devons traiter la chienne : on ne peut pas infliger à Gitane de supporter une douleur pareille sans traitement. Ces abcès dentaires ne datent pas de hier, les médicaments n'ont pas pu les enrayer. Si Gitane est résistante à la douleur, il y a des limites à ce que l'on peut lui demander de supporter. Mme Hermann me le confirme : elle ne mange plus beaucoup, et se frotte souvent le museau par terre.
"Il faut donc prendre ce risque anesthésique si l'on veut permettre à Gitane de continuer à vivre décemment." Je choisis cette tournure de phrase car elle ouvre la porte aux propriétaires pour parler d'euthanasie. Gitane a 19 ans, elle souffre, la chirurgie sera douloureuse et beaucoup d'autres petites choses commencent à ne plus fonctionner. S'ils choisissent l'euthanasie, je ne refuserais pas. Je vois que M et Mme Hermann saisissent parfaitement mon sous-entendu.
"Mais, docteur, si jamais elle meurt pendant l'anesthésie, elle ne souffrira pas ?" La voix de M. Hermann est grave.
La mienne aussi, lorsque je lui confirme, d'un simple "non", la justesse de ce raisonnement.
Mme Hermann tourne son regard vers son mari, elle acquiesce. Elle me demande si je pense que l'opération la soulagerait vraiment, ce qui est le cas. Elle choisit donc la chirurgie, et repousse l'euthanasie. Je note un rendez-vous pour la semaine suivante, je mets la chienne sous antibiotiques et anti-inflammatoire après avoir réalisé un bilan sanguin qui se révèle excellent.

Ce soir là, je me sens mal à l'aise. Quelque chose me chiffonne.

Il me faut une semaine pour réaliser, lorsque j'hospitalise Gitane pour la chirurgie dentaire. M et Mme Hermann sont déjà partis lorsque je dépose la petite chienne dans sa cage. Le parfum de vanille m'oppresse. Je me demande... je me demande s'ils n'espèrent pas que Gitane meure pendant l'anesthésie. Consciemment, ou pas. Une fin qui leur permettrait de ne pas avoir à assumer le choix d'une euthanasie, qui leur donnerait l'impression d'avoir tout fait pour leur chienne, pour cette compagne qui a partagé 19 années de leur existence, pour cette petite boule de fourrure, "qui était si jolie. Un ange !"
C'est presque une certitude.

J'ai un peu mal au ventre. Et si je poussais l'anesthésie ? Juste un peu trop ?
Elle ne souffrirait pas.
Ils seraient délivrés, la conscience apaisée.

Je joue avec l'idée, quelques minutes. Ce parfum de vanille m'obsède.

Je n'en parle à personne.






Trois heures plus tard, Gitane se réveille très lentement de son anesthésie. Elle est sous morphine, complètement désorientée.
Dans une petite bassine, il y a dix dents pourries.
Tout s'est parfaitement bien passé. Mon confrère et ma consœur ont parfaitement bien gérés cette anesthésie et cette chirurgie. Pendant ce temps, comme d'habitude, je consultais : je suis plus médecin que chirurgien.

Ce parfum, toujours.
M et Mme Hermann rendent visite à Gitane dans l'après-midi.
Je leur serre la main lorsqu'ils repartent. Gitane rentrera demain, nous la gardons pour gérer la douleur.

J'ai entendu les mots mal assurés de ma consœur s'échapper du chenil quelques minutes auparavant : "mais elle est toujours jolie ! Bien sûr, là, elle bave, elle saigne, elle est assommée par la morphine, mais vous retrouverez votre petite Gitane dès demain !"
J'imagine madame Hermann murmurant : "elle était si jolie !"

Lorsque la porte se referme sur le couple, je tourne mes yeux vers ma consœur, au fond du couloir. Les poings sur les hanches, elle a l'air déstabilisée. Fragile. Très belle. "Ils avaient l'air... presque déçus, quand ils ont appris que tout s'était bien passé."

Je ferme les yeux. Juste un instant.

samedi 19 janvier 2008

Donner la mort

L'euthanasie est l'un des actes emblématiques de la profession vétérinaire. Nous tuons tous les jours, ou presque. Pourtant, ce n'est un acte banal ni pour le praticien, ni pour le maître ou le propriétaire de l'animal.

Comment euthanasie-t-on ?

Il existe deux produits destinés à l'euthanasie des animaux, qu'ils soient de compagnie, de sport ou de rente (les animaux de rente, ce sont les bovins, porcins... qui sont élevés dans une optique économique).
Le premier est un anesthésique d'ancienne génération, surdosé. Le second est un toxique puissant qui bloque la respiration et arrête le coeur. Le choix de l'un ou de l'autre, ou d'un mélange des deux, repose plus sur des habitudes que sur des critères objectifs.

Je vais vous décrire ce que moi, je fais. Ce n'est nullement une méthode de référence. Je pense que dans la réalisation technique de cet acte, chaque vétérinaire doit surtout être à l'aise. Le résultat, de toute façon, est le même.

En général, je m'occupe des papiers et règlements avant l'euthanasie. Ainsi, le maître n'est pas obligé de s'attarder dans la clinique après ce moment difficile. Si je ne peux pas faire ainsi, c'est notre secrétaire qui s'occupe du règlement.

Le cas le plus classique, celui d'un chien ou d'un chat.

Je commence par poser un cathéter, car les produits euthanasiques doivent être injecté par voie intraveineuse. C'est parfois techniquement très difficile, notamment chez les tout petits animaux, ou ceux qui sont très déshydratés. C'est souvent la partie de l'euthanasie la plus pénible.
Ensuite, j'anesthésie l'animal. Il perd conscience très vite. Parfois, l'anesthésie induit des vomissements : je préviens avant. Si je peux (si l'animal supporte l'anesthésie), je laisse du temps au maître avec son chien. Juste une minute : c'est assez pour réaliser, pas assez pour se trouver mal à l'aise à côté du corps déjà inerte. Evidemment, cela dépend des gens, à moi de deviner à chaque fois.
Enfin, j'injecte l'euthanasique. La mort survient généralement dans la minute. Souvent, les animaux très âgés, ou malades, résistent mieux que ceux qui sont "en bonne santé". Je ne sais pas pourquoi. Encore une fois, s'il le souhaite, je laisse du temps au maître avec son animal.

La plupart des gens choisissent de rester pendant l'euthanasie. Evidemment, j'ai plus de pression, mais je préfère : ça permet de voir la réalité de cet acte et diminue d'autant les fantasmes. Le chien ne souffre pas, c'est évident, et donc apaisant pour les maîtres. C'est certainement une étape très importante du deuil.

Les cas plus difficiles, avec les animaux de compagnie.

Dans le cas de très petits animaux, ou d'animaux tellement déshydratés que je n'arrive pas à poser une voie veineuse, je n'ai qu'une solution pour euthanasier : l'injection intracardiaque. C'est un acte techniquement difficile, mais l'injection intrapulmonaire fonctionne aussi. Sauf que c'est très douloureux, il faut donc que l'animal soit anesthésié avant de la réaliser (l'injection intraveineuse n'est pas douloureuse).
Dans ce cas, je réalise une anesthésie avec une injection intramusculaire, puis l'intracardiaque (ou intrapulmonaire, à défaut). Si l'intracardiaque est réussie, la mort est instantanée. Sinon, cela prend deux à trois minutes.
Symboliquement, c'est un geste très fort, et très violent. Je préfère éviter que les maîtres y assistent, mais je ne leur ment pas.

Les bovins, équins, ovins...

Le protocole est exactement le même, mais sans l'anesthésie préalable qui entraîne avec ces animaux plus de problèmes qu'elle n'apporte de confort. Sans parler du coût des anesthésiques...

Qui euthanasie-t-on ? Pourquoi ?

En préambule, il faut aborder la question de la responsabilité de la décision d'euthanasie. Ne surtout pas choisir à la place du maître s'il hésite : je dois donner les moyens de choisir, mais pas choisir. A ce titre, la phrase "mais si c'était votre chien, docteur, vous feriez quoi ?", est un piège. Il faut l'esquiver : "ce n'est pas mon chien" !
Il est très important que les choses soient claires dans la tête de mon interlocuteur : il doit avoir été libre de son choix pour l'assumer, et ne pas rejeter "la faute" sur quelqu'un d'autre. Moi, en l'occurrence.
Evidemment, il est de rare cas ou j'appuie l'euthanasie. Lorsqu'il faut aller vite, qu'il n'y a pas vraiment d'alternative, suite à un accident par exemple, ou pendant une chirurgie lorsque je découvre une lésion trop importante pour qu'un traitement soit envisageable. Lors de souffrance aigüe et ingérable, également.
Mon devoir est d'informer de façon claire et loyale, de savoir me mettre à la portée de mon interlocuteur.

Les motifs d'euthanasie sont très variés, mais les plus fréquents sont :
- les maladies incurables, ou difficilement soignables. Le motif le plus fréquent est l'insuffisance rénale chronique dans son stade terminal, suivent les cancers divers et variés ou certaines maladies métaboliques en décompensation (diabète...). Parfois, l'animal peut techniquement être soigné, mais au prix de souffrances et pour un résultat difficilement justifiable. Parfois, c'est financièrement que les soins sont irréalisables.
- la paralysie, totale ou partielle, due à des causes nerveuses ou à une arthrose avancée (c'est très fréquent). L'animal ne peut plus se lever pour faire ses besoins ou manger, les escarres s'accumulent.
- les portées indésirées. Chiots ou chatons d'un jour ou parfois plus, portées entières ou partielles...
- les animaux mordeurs. C'est un motif rare, mais symboliquement important.

Dans le cas des grands animaux, c'est souvent une fracture qui amène à l'euthanasie. Certaines maladies chroniques qui rendent l'animal impropre à la consommation y obligent aussi.

Je peux refuser l'euthanasie. Cela m'arrive rarement, mais on ne m'obligera pas à euthanasier un animal pour lequel il existe une autre solution, traitement simple, placement ou abandon dans un refuge, selon les cas.
Je ne me fais pas d'illusions, certains recevront un coup de fusil, d'autre iront chez un confrère.

Ca fait quoi d'euthanasier ?

Pour le vétérinaire, je le disais en introduction, ce n'est pas un acte anodin.

D'abord, je dois anticiper. Deviner si le maître préfèrera être présent ou non pour l'euthanasie elle-même, comprendre très vite son état d'esprit, pour choisir les bons mots, pour réconforter, déculpabiliser ou expliquer pourquoi c'est un bon choix. Ca demande pas mal de finesse psychologique, c'est complexe.

Euthanasier un animal en fin de vie, souffrant de pathologies invalidantes et/ou incurables, moralement, ça ne me dérange pas. La justification médicale, pour moi, est évidente.
Parfois, l'euthanasie est l'aboutissement d'une longue démarche clinique et thérapeutique, un accompagnement de l'animal et de son ou ses maîtres jusqu'à cette dernière étape. A l'inverse, je peux aussi recevoir un animal que nous connaissons à peine car il n'a jamais été vraiment médicalisé, mais qui arrive au bout du rouleau.
Le geste en lui-même n'est difficile pour moi que sur les portées de chiots ou de chatons. Je sais que je n'ai pas vraiment le choix, mais ça reste moralement discutable et puis... euthanasier des nouveaux-nés, c'est dur ! Je le fais, parce que je sais que sinon ce sera la noyade ou l'abandon, ou d'autres solutions sans élégance. A choisir, les euthanasier implique moins de souffrances.

Dans tous les cas, il faut que je me protège. C'est vital. Même si l'animal est un patient depuis parfois dix ou quinze ans, même si j'ai fait son premier vaccin, même si j'ai parfois vacciné ses descendants, même si je l'ai suivi pour ses bobos et son coeur qui fatiguait, ou si j'ai sué sur un diagnostic complexe ou difficile à annoncer au propriétaire, je dois rester "le docteur". Même si les clients sont parfois des amis, ou du moins des relations appréciées.
Ne pas m'impliquer émotionnellement. Eprouver de la compassion, oui, mais rien de plus. Surtout, rien de plus.

Parfois, c'est terriblement difficile.

Certaines euthanasies m'ont dévasté. Le vieux caniche d'une grand-mère atteinte d'alzheimer, qui trouve dans la mort de son chien l'écho de sa propre déchéance physique et mentale.
Le chiot d'une petite fille qui ne peut pas accepter la malformation cardiaque incurable de la peluche. "Tu vas le soigner, docteur ?"
Cette dame d'une quarantaine d'années, qui m'a dit au moment ou j'appuyais sur la seringue : "ce chien, c'était notre cadeau de mariage. Mon mari est décédé il y a deux ans d'un cancer."
Tous ceux qui fondent en larme ou qui retiennent leurs pleurs, ces messieurs très dignes, ces dames effondrées.

Les larmes, c'est contagieux, mais je n'ai pas le droit de pleurer. Je suis "le docteur", solide, et rassurant.

Et ne croyez pas que ce soit facile pour une vache... ce n'est pas parce que la logique économique dicte les choix de l'éleveur qu'il apprécie pour autant de voir un animal qu'il a vu naître, qu'il a fait têter, qu'il a élevé pendant des années, finir tristement son existence à l'équarissage. Bien sûr, l'implication émotionnelle du propriétaire n'est pas la même. Mais elle existe, plus que la plupart des éleveurs ne l'admettront.

Mais c'est cher une euthanasie ?

Alors oui, une euthanasie, c'est assez cher.
D'abord, parce que ça prend du temps.
Parce que c'est un acte technique qui se passerait très mal si nous ne le réalisions pas dans les règles de l'art.
Parce qu'en général l'animal est incinéré et qu'il faut garder son cadavre puis payer l'incinération.
Parce que nous engageons notre responsabilité en acceptant d'euthanasier un animal (et si la personne qui présente ce chien n'était pas le maître mais un voisin mal intentionné ? Oui, il y a des décharges et des déclarations de consentement éclairé, mais...).
Parce que se décharger de sa culpabilité sur le dos du véto, ça a un prix (euthanasie de portées de nouveaux-nés...).

Parfois, c'est gratuit. Je ne facture généralement pas les euthanasies des animaux hospitalisés, ceux pour lesquels on a tenté un traitement qui n'a malheureusement pas porté ses fruits. C'est une erreur, sans doute, car généralement, je ne suis pour rien dans l'échec du traitement... Je facture un prix symbolique aux indigents qui ont été jusqu'aux bouts de leurs moyens pour leur animal de compagnie.

Le fait de payer, d'ailleurs, joue sans doute un rôle dans le processus de deuil, je ne sais pas...

Réflexions errantes en guise de conclusion

Il parait que nous, vétérinaires, avons un rapport très étrange à la mort. Notre profession serait l'une des toutes premières de par son taux de suicides. Nous avons les produits, nous savons que ça ne fait pas mal, et nous avons une profession très anxiogène.
Par ailleurs, d'après une espèce de sondage réalisé par un hebdomadaire vétérinaire sur son site internet, nous sommes globalement en faveur de l'euthanasie humaine.
D'après un autre sondage de ce même type, la plupart de mes confrères et consœurs se disent au minimum "affectés" par une euthanasie, même parfaitement "justifiée".

Ce qui me réconforte, moi, égoïstement, c'est que certains propriétaires d'animaux se rendent compte de ce qu'ils nous demandent quand il s'agit d'une euthanasie.

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