La haie
vendredi 13 juin 2014, 17:07 Vétérinaire au quotidien Lien permanent
Une dernière traction, à la limite de la rupture, et elle est debout. J'ai envie de m'écrouler, mais il me faut l'entraîner, l'entraîner loin de cette haie, loin de ce fossé, loin de cette pente.
Il est midi lorsque ça sonne.
"Docteur ? C'est M. Dangle, j'ai une jument coincée dans une haie, une vieille. Il n'y a rien à faire, je n'arrive pas à la relever !"
Évidemment, cela fait deux heures qu'il l'a découverte. Évidemment, on s'est ennuyé toute la matinée, mais il a attendu midi pour appeler. Et oui, il est hors de question que ça attende.
Je mangerai plus tard.
M. Dangle m'ouvre le pré, bien séché par le soleil éclatant de ces derniers jours. Une pente douce, je roule au pas. Il me désigne une grande haie, tout au fond, tout en bas. Une haie de lilas, de ronces et d'ormeaux, d'acacias et d'arbrisseaux, haute comme trois hommes, qui prodigue une ombre bienvenue et une protection contre le fossé, juste en dessous. Je ne vois pas la jument, jusqu'à ce qu'il me la désigne. Frein à main, casquette. Il fait très chaud.
La jument est foutrement bien coincée. Une mamie, mais en très bon état. Musclée. Les membres vers le bas de la pente, le ventre vaguement bloqué contre de courts troncs. Quelques éraflures, un hématome sur la vulve. Je l'examine rapidement. Il n'y a pas de raison de ne pas la relever. Mon aiguille pique cruellement les postérieurs. Elle retire une jambe, puis l'autre. Neuro ok. Je retourne à la voiture, prend les anti-inflammatoires. D'abord, la douleur. A cheval sur son encolure et son épaule, j'injecte. Intraveineuse jugulaire. Elle n'est pas déshydratée, mais depuis combien de temps est-elle coincée ? Je la rassure, la cajole. En quelques secondes, elle se redresse, presque sur son sternum. Je crains un instant qu'elle ne tente de se lever, avec moi à cheval sur son garrot. Nous nous serions sérieusement blessés. Elle soupire, je m'esquive. Elle se recouche. Elle a déjà meilleure mine.
Je fais signe à M. Dangle, lui demande un licol. Une corde, un nœud, des angles, de la mécanique. Comment la déplacer avec un minimum de mouvement, sans lui faire mal, sans se coincer dans les arbres, en négociant une éventuelle tentative de relever trop précoce ? Le casse-tête habituel du cheval couché ou tombé, dans un fossé, dans un boxe, contre une clôture, le papy arthrosique, la mamie blessée. Nous couvrons les plus jeunes arbres d'épaisses couvertures, puis une rotation, à 90°. Le cul vers le bas de la pente, la tête vers le haut. Il faudrait que nous la retournions, pour qu'elle cesse de peser sur son côté ankylosé. Les équins et bovins sont si lourds que la myolyse survient très rapidement, dans ce genre de position. Pas moyen de la faire basculer sur le sternum. Elle nous bloque. La rouler sur le dos ? Pas la place.
Nous l'aidons à se maintenir en position sternale, appuyée contre ma jambe. Je la bloque, nous attendons. 5 minutes ? M. Dangle veut absolument sortir le tracteur ou le 4x4 pour la tirer. Pour l'instant, je refuse. Il est si facile de tout casser avec un embrayage mal géré...
Elle me repousse, se recouche, tente de se relever, à peine un peu tendue sur les antérieurs, aucune poussée sur les postérieurs. Je l'aide à retomber, doucement. Quelques caresses, du calme, le reste du troupeau observe l'alezane. Une bande de témoins silencieux mais curieux, qui inspectent le seau d'eau que nous lui avons proposé, qui reniflent le coffre de ma voiture, qui flairent les cordes et les couvertures. Encore un essai, de toutes nos forces, depuis la position sternale et vers l'avant, le licol tient, nous n'avons pas la force. Nous ne pouvons pas la traîner, nous ne pouvons pas la lever. Je suis sûr qu'elle peut se lever. Elle n'est jamais restée tombée, elle n'a aucun antécédent, elle est bien musclée, en bonne santé.
Une perfusion. Du sucre, de l'eau. Beaucoup d'eau.
M. Dangle est revenu avec son énorme pick-up. Je fais les nœuds, choisis les angles, règle les longueurs. Une traction lente et continue, puissance mais douceur. Je le met en garde. Dix fois ? J'ai vu de telle catas avec ces engins mal gérés...
La jument nous regarde, confiante. Sereine, même. Elle n'a plus mal, elle doit pouvoir se lever, il faut juste réussir à la retirer de cette foutue haie. M. Dangle recule. Juste comme il faut, juste quand il faut. Je tiens la corde, j'observe le licol qui se coince sur sa tête allongée. Entraînée, elle se lève sur ses antérieurs, la traction vers l'avant lui permet de se servir de ses jambes tendues comme d'un pivot. Elle est parfaite. Une dernière traction, à la limite de la rupture, et elle est debout. J'ai envie de m'écrouler, mais il me faut l'entraîner, l'entraîner loin de cette haie, loin de ce fossé, loin de cette pente.
Nous faisons quelques pas, ses membres ne traînent pas, elle marche même bien, trois mètres, quatre mètres, je l'éloigne de la voiture de M. Dangle qui s'est arrêté. Elle regarde le troupeau, ces chevaux qui font les cons autour de nous. Je la détache en vitesse, elle est stable, elle broute.
Victoire.
Je me tourne vers M. Dangle, qui n'y croyait pas, qui pensait que nous l'allions l'euthanasier, M. Dangle que j'avais ignoré pour mieux le diriger : des faits, juste des faits. Ne pas s'avancer, ne pas inquiéter. De toute façon, c'était décidé. Il n'était pas question qu'elle meure connement là, comme ça.
Et puis elle est retombée. S'est laissée tombée, en fait, et s'est recouchée sur le côté, tranquillement.
A quelques mètres de cette putain de haie. Nous l'avons tournée sur le dos, pour que cette fois, elle repose du bon côté. Un coup de corticos. Imperturbable, en position sternale, elle s'est mise à brouter.
Nous avons attendu, puis nous l'avons encouragée, un peu déséquilibrée, pour la forcer à se rattraper. Pas moyen de la décoller. J'ai refais les nœuds, M. Dangle est remontée dans son pick-up. Et à nouveau, nous avons tiré. Et à nouveau, elle a été parfaite. Cette fois-ci, je ne l'ai pas laissée se reposer. J'ai dénoué la corde pendant que M. Dangle reculait, j'ai gravi le pré sous ce foutu soleil de treize heures, et elle m'a suivi, paisible, sans aucune difficulté. Pas de boiterie, pas d'hésitation. Nous avons tourné... cinq minutes, dix minutes ? Épuisé, je l'ai lâchée. Elle est restée debout, elle a fait quelques pas, elle a recommencé à brouter.
Cette fois, nous l'avons laissée. J'aurais du être confiant, pas d'hématome majeur, pas de boiterie, neuro ok, une musculature impeccable, je savais que malgré la myolyse - combien de temps avait-elle pédalé avant d'être retrouvée ? - elle ne devait pas y rester.
J'ai préparé mon ordonnance. Des anti-inflammatoires, une pommade. Quelques recommandations. Quand nous sommes retourné la voir, elle était de nouveau couchée, mais en vache, en train de ruminer brouter. Du bon côté. Alors j'ai dit de lui apporter à boire, et de lui foutre la paix.
Elle n'avait pas le droit d'y rester.
Le lendemain, ils ont rappelé. Elle était de nouveau tombée. Ailleurs. Cette fois, on ne pouvait pas rater le foutu putain d'hématome et d’œdème qui lui bouffait toute une cuisse, tout un postérieur. Cette fois, aucune traction ne l'a relevée. Cette fois, la douleur ne s'est vraiment pas apaisée.
Elle pissait brun, elle pissait cette foutue myoglobine, et elle n'allait pas se relever. Jamais.
Alors tout doucement, parce qu'il le fallait. Je l'ai tuée.
Commentaires
Bravo pour votre écriture, votre humanité dans l'animalité. C'est dur de trouver un commentaire approprié à cette histoire si forte et triste. En tous les cas, continuez! Votre quotidien met en perspective le notre...
:'( maudite fin!!!!! J'y ai cru, j'ai espéré un autre dénouement.....Merci Fourrure de l'avoir aidé à partir pour ne plus souffrir.... On ne peut hélas tous les sauver, ne vous en voulez pas..
encore un récit emouvant ou on croit qu'elle va s'en sortir puis à la fin, les larmes me viennent.Que c'est triste, pauvre bête, c'est dur pour vous aussi et les propriétaires.
merci pour vos récits.
Qu'il est dur ce billet, aussi dur qu'à dû être ce 2ème appel à gérer, aussi professionnel que vous soyez ... Pensées...
Vous avez dû être très triste d'en arriver à cette euthanasie, après l'espoir que vous avaient laissé les résultats de tous vos efforts de la veille.
Mais peut-être que la grande chaleur lui avait fait perdre trop de vitalité et, quoi que vous fassiez, l'avait amenée à la fin de sa vie ?
Vous ne l'avez pas "tuée" : vous lui avez permis de finir sa vie en paix. A la rigueur, vous lui avez "donné" la mort (et dans ce cas, c'est un cadeau, un vrai). Merci pour vos billets plein d'humanité.
Triste épilogue, triste histoire racontée avec sobriété et justesse ...
La vie, la mort décide parfois pour nous et malgré tous nos efforts, nous restons impuissants devant ses décisions et nous ne pouvons que rendre plus doux le passage ...
Comment faites-vous, je me suis souvent demandée ... comment arrivez-vous à gérer tout çà, à garder votre calme, à travailler efficacement tout en sachant parfois que sans doute, vos efforts seront vains, même si je pense, un espoir quelque part vous laisse entrevoir une possible, même mince issue
Le travail d'un véto comme celui d'un médecin, c'est un sacerdoce, une passion, un amour aussi bien de l'être ou l'animal soigné que de ceux qui sont autour et qui attendent tant de vous...
Comment faites-vous pour résister, pour assumer tout çà ... parfois, nous autres, propriétaires ferions bien de nous mettre à votre place, juste pour quelques instants, quelques minutes ... la vie d'un véto n'est pas un long fleuve tranquille
Tous mes remerciements
Mardi matin mon vétérinaire viendra aussi aider ma très vieille ânesse à faire son dernier voyage. Elle est en bout de course, fourbue chronique, récupérée il y a 7 ans avec cet arriéré que tous nos soins n'ont malheureusement pas suffi à effacer, juste améliorer. Maintenant elle arrive au bout du chemin. Merci à ces professionnels, comme vous Fourrure, qui nous rendent ces moments moins durs. Au delà de la peine que l'on peut éprouver, vous nous permettez de vivre ces derniers moments dans le respect de nos compagnons et avec le recul professionnel qui nous permet, à nous profanes, d'être certains que c'est la bonne décision.
Merci pour votre beau récit, mais pour ceux qui, comme moi, ne connaissent à peu près rien aux chevaux, pourriez-vous expliquer (si c'est faisable) pourquoi ce type de blessure ne peut pas guérir et impose une euthanasie ?
Fourrure :
En simplifiant très fort (le tout étant compliqué par l'âge respectable de la bestiole). Quand on se fait des hématomes et des déchirures musculaires, à l'échelle de la cuisse (et plus) d'un cheval, et qu'on s'écrase sous son propre poids, il y a deux paramètres qui, pris séparément, peuvent entraîner la mort (longue, et douloureuse) : la destruction des cellules musculaires et la libération de leur contenu est toxique pour le rein. Une insuffisance rénale peut survenir très rapidement (rhabdomyolyse ou "coup de sang"). De plus, l'incapacité à se tenir debout et à se déplacer, tout simplement, à cause des dégâts musculaires (je ne parle même pas de la douleur...), interdit tout simplement une vie normale. On ne met pas les chevaux dans un fauteuil roulant, même temporairement.
Dur
Et dire qu'on n'offre même pas une mort aussi digne à certains humains qui le demandent ...
Fourrure :
C'est un autre débat. Vraiment.
J'ignorais que la station couchée prolongée chez le cheval pouvait provoquer de tels dégâts musculaires.
Je pensais qu'en ce cas, c'était plutôt le système digestif qui morflait.
Cela me fait penser au problème des chevaux qui se bloquent dans leur boxe en se roulant et en se retrouvant trop près, face au mur.
Cela m'est arrivé de secourir une jument ainsi coincée, tard un soir, alors que j'étais seule à l'écurie.
Aurait-elle été également en danger de mort si je n'avais pas été chercher de l'aide pour la retourner ?
Merci beaucoup pour vos explications ! Je m'endormirai moins bête ce soir :-)
Sublime post, sublime blog, sublime écriture ... Merci pour ces moments forts, heureux ou malheureux ...
Il me semble qu'une citation disait "celui qui n'aime pas les chiens, n'aime pas les hommes" ... je trouve ça vrai pour tous les animaux, les côtoyer rend plus humain, lire votre blog aussi !
Même vécu le 3 avril dernier. Je croyais ne plus avoir de larmes pour pleurer ma belle. Je me suis trompée. Merci pour ce que vous faites au quotidien.
Je sentais bien que ça allait mal finir mais j'y ai cru jusqu'au bout...Heureusement vous avez pu encore faire quelque chose pour elle et adoucir la fin inévitable..
Votre histoire me rappelle un des trucs les plus étonnants qui nous soit arrivé avec les vaches de la ferme. On a une charmante limousine de 10 ans qui est la chouchoute de tout le monde. Elevée au biberon, Cendre est celle qui vient quand on l'appelle, qui se laisse caresser et qui mange nos trognons de pomme. Il y a quatre ans, on la retrouve couchée en plein milieu du pré, étalée comme une crêpe, loin du troupeau et de son veau. On essaye de la faire lever, mon père avec la bonne vieille méthode qui consiste à crier et à mettre des coups de pied au derrière, nous plus délicatement. L'animal ne bronche pas. Après deux heures d'efforts, trois femmes et un homme sont parvenus à mettre Cendre à genoux, qui accepte un peu d'eau et se met à brouter.
Partant du principe que tant qu'une limousine mange, il y a de l'espoir, on dit au vétérinaire que ça peut attendre la fin de sa consultation. Le temps que notre docteur arrive, le bovidé s'est remis sur le flanc. "Alors, qu'est-ce qu'elle nous fait, la belle ? " demande le corps médical en auscultant. Au final, pas de problème respiratoire, rien du côté du cœur, animal pas déshydraté, bouge la papatte quand on la pique... Moyennant un tracteur et des cordes, on finit par arriver à la remettre debout, on la déharnache et paf ! elle retombe à genoux. La comédie dure deux heures, entre la perf', les piqures, les "je ne comprends pas" du véto...
On finit par évoquer l'euthanasie, ma petite sœur pleure, on décide de bien cajoler notre (ex-)petit bébé des fois que... Maman attendrie va chercher une betterave (Cendre en raffole), qu'on puisse lui faire lécher un peu de jus... Et là, bam ! une fois que la bestiole a repéré la betterave, les oreilles se dressent, elle saute sur ses pattes, tend sa grande langue et avale sa betterave sans crier gare. Et la voilà qui va rejoindre les copines en trottinant. On entend le docteur jurer (surtout qu'elle avait toujours sa perfusion).
Le lendemain, matin, on la surprend en train de ramper à genoux sur plus de 100 mètres jusqu'au point d'eau, boire et faire demi-tour, le tout sans se lever. Le veto étant chez le voisin, on l'appelle, il va voir la vache, lui botte le train, elle continue à ramper vers son point de départ, re-bottage de fesses, la vache se lève, fait "meuhhhhhh", retombe à genoux, se renverse sur le dos comme un cheval et revient en mode crêpe. On fait mine de donner une pomme à une copine, elle accourt et vient réclamer son dû.
On n'a jamais pu comprendre ce qui pouvait par moment pousser cette bestiole à opter pour la reptation plutôt que pour la marche debout.
Une rhabdomyolyse ne peut pas se soigner avec une réhydratation? si l'animal avait été plus jeune, aurait-il été possible de le sauver ?
Le 1er juin... nous avons vécu la même... une belle jument musclée, en pleine forme, de 24 ans, juste un peu arthrosée... Même pas de haie, ni de pente pour la piéger. Nous l'avons relevée une fois, assez facilement, puis les 24h suivantes ont été très très longues (problèmes neurologiques... c'était peut être un AVC, la jument se frappait les jambes en marchant en crabe puis en tournant en rond... jusqu'à s'effondrer "enfin" si je puis dire : c'était très très dur de voir les coups qu'elle se portait, sur des jambes dont nous prenions soin depuis des années pour limiter l'arthrose et ses effets)
Notre véto a été parfait : il a su nous laisser pleurer un peu et dire au revoir... alors que nous étions dimanche soir, à près d'une heure du matin, son calme, sa patience... elle est partie calmement, sans davantage de souffrance.
Ce soir là, j'ai compris un tout petit bout de la complexité de ce métier de fou... Il l'a tuée, et je l'en remercie car ce départ était parfait et n'a pas laissé la place à une agonie.
Pff, tristesse.