Vêlage

Petit avertissement : ce billet est le compte-rendu d'un vêlage qui s'est très mal passé. Certains passages peuvent être assez choquants, n'hésitez pas à interrompre votre lecture, et à vous tourner vers une naissance plus... tranquille.
Vous êtes prévenus.

6h14. Mon réveil téléphone sonne. Je tends la main, grommelle un truc inintelligible. Une voix, claire, je la reconnais immédiatement, celle de madame Neste. "C'est pour un vêlage". Je réponds à peine... je me dis qu'il faut que je change la mélodie de mon téléphone, je commence à la détester, il faudrait que je trouve autre chose, de préférence une musique que je n'aime de toute façon pas.

6h15. J'allume la lumière, enfile des sous-vêtements, un pantalon, un pull. Ma femme me murmure un truc du genre "bon courage". Je me dis que si j'ai de la chance, je serais revenu à 7h00, je pourrais peut-être me recoucher ? Je dors de plus en plus tard maintenant, je préserve chaque minute de sommeil. J'aimerais que les gens qui sont surpris de me réveiller à 8h00 pour demander un rendez-vous le comprennent. Nous ouvrons à 9h00. Le service de garde, c'est pour les urgences.

6h19. Il fait encore nuit, mais il fait très doux, je marche rapidement vers ma voiture, démarre. Je ne suis pas encore réveillé, l'adrénaline fonctionne de moins en moins bien. Les phares des autres voitures m'éblouissent, je m'éveille peu à peu. Je sais que je ne reprendrais mes esprits que quand je mettrais les bras dans la vache, donc sur la route, je roule très doucement. On n'est pas à 3 minutes près.. mais si j'accélérais, je me recoucherai sans doute plus vite ?

6h30. Je gare la voiture devant la stabulation. Il y a déjà une Clio et une 205, madame Neste n'est pas seule. Tant mieux, elle n'est plus très jeune et j'aurais besoin de bras pour tirer si le veau ne veut pas passer. je chausse mes bottes, prends ma trousse à outil avec tous mes instruments dedans, enfile une chasuble de vêlage, puis des gants. Ou l'inverse ? Il fait nuit noire, il n'y a qu'un espèce de phare halogène au-dessus du box de vêlage, je salue l'éleveuse et son fils. Je suis sûr qu'elle a passé la nuit à faire des aller-retour depuis chez elle afin de surveiller cette vache.

6h32. "Bonjour docteur !
- Bonjour... vache ou génisse ?
- Une première, je la surveille depuis trois nuits !"
Encore mieux... elle doit être épuisée. Mais ça ne m'étonne pas, c'est une angoissée, je sais qu'elle a les nerfs assez fragiles. C'est son fils cadet qui est là, plutôt sympa, mais il n'y connaît pas grand chose. Enfin, il pourra tirer...
"Je n'ai trouvé qu'une patte, alors je l'ai dit à mon fils : une patte, il faut appeler le véto !"
Elle n'a pas du fouiller bien longtemps, ce genre de vêlages l'angoisse, le moindre prétexte était le bon, tant mieux, ça doit être simple, je serais rentré à 7h10 ?

6h34. J'enfonce ma main droite dans le vagin de la génisse. Elle n'est pas du tout dilatée. Un premier pied, j'avance, je tombe immédiatement sur le deuxième, puis le nez. Je souris, ça va être facile, mais il n'y a pas beaucoup de passage. Il va falloir la dilater, peut-être faire une épisiotomie. J'avance encore ma main. Merde. Un troisième pied... et un quatrième, passé par-dessus la tête du veau ! Les siens, ou ceux de son jumeau ? La mère n'a pas beaucoup de ventre, je ne vois pas comment ils pourraient tenir à deux là-dedans. Je pince l'un des antérieurs, entre deux onglons, très fort. Pas de réaction. Pareil sur un autre. Toujours rien.
"Il est mort."
Bon, reste à savoir s'il y en a un deuxième derrière, ce qui m'étonnerait. Je glisse mes doigts entre les antérieurs et la tête du veau, qui ne s'est pas engagée, afin de palper les articulations. Ces deux là sont des antérieurs. Bon. Et les autres ? Je continue de m'enfoncer dans le vagin de la vache, qui choisit ce moment pour pousser de toutes ses forces. C'est un bassin, un cadre en os indéformable, et pas rembourré. Il y a plus ou moins quatre membres là-dedans, des os dur et droits, plus une tête de veau, le tout qui avance simultanément. Et au-milieu, mon poignet, coincé et consciencieusement broyé... Je grimace.
Madame Neste le remarque : "qu'est-ce qu'il y a ?"
Evidemment, elle pense au veau, ou à la mère.
"J'ai mal !"
Cette fois, je suis bien réveillé. Et manifestement, je ne suis pas d'excellente humeur, mais je suppose que ça pourrait être pire. Je lui explique que je viens de me faire écraser le bras, et que je ne sais toujours pas s'il y en a un ou deux. Veaux, pas bras. J'y retourne. Il me faut quelques minutes et quelques souffrances supplémentaires pour m'assurer qu'il s'agit bien des postérieurs du même veau, qui a décidé de venir au monde n'importe comment.

6h40. Je tente de remettre les onglons postérieurs à leur place : derrière. Mais il y a très peu d'espace là-dedans, la vache pousse sans cesse au mauvais moment. J'arrive à descendre le postérieur droit de sur la tête du veau, puis le gauche qui s'était coincé entre les deux antérieurs. C'est pas si mal, mais je n'arrive pas pour autant à les repousser loin derrière. J'espère que le fait de tirer l'avant va permettre à l'arrière de se dérouler dans la matrice. C'est ce que j'avais réussi à faire les fois précédents où l'on m'avait fait ce genre de choses, mais là, il n'y a vraiment pas beaucoup de place... on verra bien. De toute façon, le veau est mort, j'ai du temps. C'est ce que j'essaye d'expliquer à Mme Neste qui tourne en rond, s'affole et s'inquiète. La vache est toujours debout. Avec toutes ces manœuvres, le vagin se dilate enfin, mais la vulve, pas trop. Je sens la bride fibreuse de cet anneau formé par les vestiges de l'hymen. Très souvent, chez les primipares, cet anneau sur lequel se fixait la membrane ne se dilate pas du tout comme le reste du passage. Pas grave, je mettrais un coup de bistouri dedans si le veau ne passe pas.
Mme Neste tourne en rond et parle, je ne sais pas de quoi exactement...

7h00. Je fixe des lacs aux antérieurs du veau, je fais tirer le fils Neste à la main avant d'accrocher le palan, je veux voir de quelle marge de manœuvre nous disposons. La tête ne repart pas vers l'arrière, ça devrait aller. Je prends les commandes : axe de traction pour le palan, que je vérifie rapidement : il est vieux, mal entretenu, et vrillé. Je le dévrille. Pour le reste, je ne peux pas grand chose, à part une remarque sur l'intérêt de huiler les poulies.
Première traction : le fils tire, madame pèse de tout son poids sur le palan par à-coups pour faciliter le passage. Moi, je vérifie l'axe du veau, le passage, la tension des parois du vagin, et j'aide madame. La vache pousse, heureusement. Ca tire très fort, mais pas trop, malgré les glapissements paniqués de l'éleveuse. Je souris, j'adore ce stress !
Le veau vient doucement, très progressivement, c'est parfait. Je fais faire des pauses au fils - je me rends compte que je ne connais pas son prénom. La tête avance régulièrement, nous ne sommes pas pressés, il est mort. Il faut préserver la mère.
La tête ne passe pas l'anneau hymenal, c'était à prévoir, j'attrape ma lame de bistouri, j'entends une voix aiguë "je ne veux pas voir ça", je place la lame nue entre mon index et mon majeur, seul son tranchant dépasse. Je glisse ma main en cuvette, la lame à son creux, pour atteindre l'anneau. Je mets ma main à plat, le ligament cède instantanément. Impeccable, mais je me suis coupé, comme souvent. L'avantage de ces lames, c'est que la coupure n'est pas douloureuse.
Nous recommençons à tirer. Il vient. La tête passe la vulve, et les épaules suivent très rapidement, j'avais raison. La vache tombe au sol sous l'effort, parfait. Je fais changer l'axe du palan, le veau est à moitié sorti, il ne reste plus qu'à tirer un peu pour finir le travail.

7h20. Sauf qu'il ne vient pas. Il n'avance plus, et pourtant le fils Neste est arc-bouté sur son palan. Rouillé, certes, mais la force développée est considérable, c'est la vache elle-même qui commence à glisser. Il y a un problème. Je fais cesser toute traction.
Enclavé. Le pire cauchemar du véto charolais. Dans cette race, le veau peut être culard, c'est à dire avoir un train arrière très développé, terriblement musclé. Parfois, cet arrière est plus gros que l'avant, et l'on peut se retrouver avec le veau coincé, à moitié sorti, ne pouvant plus ni avancer ni reculer. Une seule solution : le tuer, et le découper. L'échec complet, d'autant que la mère en sort rarement indemne.
J'ai fait mes armes dans le charolais, c'est l'école d'obstétrique la plus exigeante, car l'erreur tue. D'ailleurs, on pratique une césarienne au moindre doute, pour sauver le veau (c'est en quelque sorte la solution de facilité). Dans ce cas précis, le veau est mort, mais peu importe. Ce n'est pas un charolais, c'est un blond d'Aquitaine, et on ne me fera pas croire qu'il est culard. C'est autre chose.
J'enfonce à nouveau mes bras dans le vagin de la vache, et je comprends : les onglons postérieurs ne se sont pas glissés dans le fond de la matrice comme je l'espérais, avec le train postérieur allongé et le veau étalé de toute sa longueur. Au contraire, c'est comme s'il prenait appui sur le bassin de sa mère pour ne pas sortir, et ses genoux se sont écartés pour se coincer de chaque côté du dit bassin. Il ne sortira pas, pas la peine de rêver, je n'arriverais pas à le repousser.
La mort dans l'âme, je retourne au cabinet chercher l'embryotome.

7h55. Le jour est levé, je suis de retour à la stabulation. Il fait toujours aussi doux, je suis encore en T-shirt. Au mois de février... Madame Neste me dit qu'elle ne veut pas voir ça. Évidemment. Elle était en larmes lorsque j'ai incisé le ligament de l'hymen, en larmes lorsque la vache est tombée, elle a étouffé un sanglot lorsque le veau s'est coincé. Elle est vraiment trop fatiguée...
De toute façon, je n'ai pas besoin d'elle, mais il me faut un gaillard costaud, qui sera en retard au boulot. Tant pis.
Un embryotome, ce sont deux tubes d'environ un mètre de long, soudés côte à côté. On passe une scie-fil dedans, on place ce que l'on veut découper dans l'anneau formé par la scie-fil et le bout des deux tuyaux. Il y a deux poignées de l'autre côté, un gars musclé pour tenir les poignées en questions et un véto pour vérifier que le fil ne bouge pas de là où il l'a placé. Je glisse le fil autour du thorax du veau, puis en arrière de ses côtes. A cet endroit, nous sommes enfoncés de dix centimètres dans le vagin. Je maintiens les deux tubes en place, ils protègent la muqueuse de la vache et permettent de diriger parfaitement la découpe. Je m'assieds sur la vache couchée pour maintenir l'embryotome entre mes jambes. Je me rends compte que j'ai mis un pantalon blanc, ce matin. N'importe quoi.
Le fils Neste commence à scier, de longs et lents mouvements d'aller-retours qui viennent sans difficulté à bout de l'abdomen du veau. Je prends deux fois le temps de vérifier que le fil reste en place. Il ne lui faut qu'un instant pour scier la colonne vertébrale. Je retire l'embryotome, puis la moitié antérieure du veau. Ses intestins roses se déroulent au sol, dans la litière souillée par le sang, la bouse et les eaux de vêlage. C'était le plus facile.
Maintenant, il faut que je glisse le fil entre les postérieurs du veau pour couper son bassin. Je détache l'un des deux poignées du fil, le libère et fixe dessus une espèce de boule qui me donne un repère dans l'utérus (le fil nu serait introuvable si je le perds ou dois le lâcher). Je m'allonge au sol, retire un bout de foie qui était resté dans le vagin, puis enfonce mon bras droit jusqu'à l'épaule, j'essaie de passer cette boule métallique au-dessus du bassin du veau, pour l'emmener à hauteur de son anus. Il me faut quatre ou cinq essais, je change de main, je suis couvert de bouse et de sang, le soleil est haut maintenant. J'arrive enfin à attraper la boule métallique en passant cette fois ma main entre les cuisses du veau, par en-dessous.
Deux minutes plus tard, l'embryotome est de nouveau bouclé. J'assure sa position, je vérifie que la scie-fil n'est pas croisée, que tout est dans l'axe. Il est difficile de vous expliquer la complexité des repères dans la matrice de cette vache, entre sa muqueuse utérine, le placenta qui commence à se décrocher, les différentes membranes fœtales, les membres du veau et ses entrailles qui se déversent dans le vagin de sa mère... je réalise ce que je suis en train de faire. Et alors ? J'ai une vache à sauver, et j'en ai vu de pires[1].
Le gaillard commence à scier. Il est fort comme un ours, je vérifie plusieurs fois que la coupe se fait bien sur le bassin du veau et n'abîme pas la vache. Puis je retire l'embryotome, et le postérieur gauche.
Merde.
Nous avons coupé le fémur, pas le bassin... mais ça devrait venir quand même.

8h10. Je fixe un lac de vêlage au postérieur droit, pour nous donner une bonne prise. j'ai à peine le temps de me retourner que le fils de Mme Neste a commencé à tirer, de toute ses forces. Trop vite, trop fort. Le bassin sort, et la matrice de la vache suit...

8h11. Ca, ça s'appelle un renversement de matrice. En soit, c'est déjà du sérieux. L'utérus se retourne comme une chaussette à l'extérieur de la vache, les énormes artères qui l'irriguent peuvent céder à tout instant, provoquant une hémorragie massive, et mortelle.
Un rire éclate. Mme Neste.
Son fils se barre. De toute façon, je n'ai plus besoin de lui et il doit aller travailler.
Et moi, je suis à genoux dans la bouse, je tiens la matrice éversée dans mes mains, posée sur mes cuisses, et je commence mon travail.
J'ai faim.

8h12. Je retire le placenta, je vérifie l'intégrité de la muqueuse.
Nous avons tout gagné : en plus, la matrice est déchirée ! Tranchée par les saillies osseuses du bassin coupé qui a été extrait trop violemment.
Vraiment génial.

Tout est emmêlé. Un utérus de vache, c'est un gant avec deux doigts. Là, c'est un gant retourné, et déchiré, dont les doigts se sont passés au travers les uns des autres, avec des lambeaux de placenta (la doublure...) qui viennent tout embrouiller. Il me faut plusieurs minutes pour comprendre cet enchevêtrement, et décider de la suture que je vais faire ; pendant ce temps, la vache - on l'oublierait presque - reste couchée, elle continue à pousser.
Je réalise une anesthésie épidurale, elle cesse ses contractions. Puis je trie, je nettoie, je remets les morceaux bord à bord et suture. Trois coutures en tout, à genoux. Ca se passe assez bien.

8h35. J'ai fini mes sutures, je tente de repousser la matrice dans la vache. C'est une opération très délicate, car celle-ci a beaucoup souffert du vêlage et ne demande qu'à se déchirer, alors qu'il faut pas mal de force pour lui faire reprendre sa place. Je n'y arriverais pas si elle reste couchée, je la fais donc lever rapidement. Il faut rallonger ses cordes,et se "planquer", qui sait de quelle humeur elle sera ? Moi, de toute façon, je reste derrière, je maintiens l'utérus afin qu'il ne pende pas de tout son poids.
La réinsertion est très simple : la matrice n'a pas eu le temps de se gorger de sang en restant longtemps à l'extérieur.

8h40. Il ne me reste plus qu'à boucler la vulve de la génisse : trois très grosses épingles à nourrice plantée en travers, un lacet avec une ficelle à ballot, ce n'est pas très esthétique mais ça évitera qu'elle nous remette tout ça dehors.

8h55. Je remonte dans ma voiture après une injection d'antibiotiques et d'anti-inflammatoires, et quelques recommandations.
La vache ? Elle s'est remise à manger pendant que je remettais sa matrice en place. Je reviendrais la revoir dans trois jours. Elle n'est pas sauvée, le risque de péritonite est loin d'être négligeable...

9h08. Je rentre dans le cabinet pour déposer le matériel souillé dans la pièce du fond. Je traverse avec un sourire en coin le groupe de quatre ou cinq personnes qui piétinent dans la salle d'attente. J'ai du sang et de la bouse sur le visage et dans les cheveux, mon pantalon écru est désormais d'une teinte indéfinissable mais qui semble ravir le labrador assis là. Je rentre dans le chenil, croise une jeune cliente qui venait déposer sa chienne pour une ovariectomie. Je m'excuse de ne pas lui serrer la main vu mon état, elle se marre : "vous êtes affreux !"

Ouais, ben moi, je vais aller manger.
Et prendre une douche.
Parce que c'est pas tout ça, mais j'ai les consultations à faire ce matin.

Note :Un jour, un éleveur a préféré filer boire un cognac et m'a envoyé son gendre, qu'il a tiré du lit. Il m'a dit : "il est pompier, il en a vu d'autres, et sinon, il en verra." Faut dire, c'était encore pire qu'aujourd'hui : le veau était malformé, un coelosomien, j'ai du faire quatre découpes, toutes au fond de l'utérus, et sortir les organes et les bouts de veau un à un. Je revois encore le jeune pompier avec son sac à céréales, recueillant les morceaux de corps, et moi qui me disait : celle-là, on ne me l'avait jamais faite, et on ne me la refera sans doute jamais. Cette malformation est rarissime.

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