mardi 28 juin 2016

Jour sept. Motif : vaccination FCO

Jour sept

Motif : Vaccination FCO

Ce matin, c'est tournée FCO. Les vaccins contre la fièvre catarrhale ovine, ça a tout pour plaire. Le virus circule, mais personne ne voit d'animal malade (ici). Le vaccin est obligatoire, avec certification (donc réalisation par le vétérinaire) pour l'export des broutards (jeunes bovins) en Espagne ou en Italie.

Oui, nous exportons nos veaux en Espagne et en Italie, où ils sont engraissés, abattus et mangés. Nous nous mangeons du cul de vieille vache laitière de réforme, les voisins nous envoient même leur bidoche de vieille. C'est ce que les Français préfèrent. Bizarre.

Bref, nous exportons nos veaux, mais notre pays n'est plus indemne contre le sérotype 8 de la FCO. Du coup, il faut que les veaux soient vaccinés (deuxième injection depuis au moins 12 jours pour l'Italie) ou désinsectisés (c'est transmis par des moustiques) puis testés contre la maladie sur une prise de sang (pour l'Espagne). V'là l'bordel. Pour l'instant, le vaccin est gratuit, mais plus la vaccination. Donc nous facturons nos visites, pour un virus qui, vu d'ici, ne pose aucun problème, juste pour exporter les veaux (je ne dis pas qu'il n'en pose pas, de problème, mais dans le coin… non). Du coup nous essayons de ne pas coûter trop chers aux éleveurs, et pour ce faire, nous mutualisons et groupons les visites, ce qui permet aussi de ne pas gaspiller de dose de vaccin, idéalement (hem) conditionné en flacons de 50.

Ces tournées sont des rallyes. De saut de puce en saut de puce, avec de brusques accélérations sur la grande départementale, en esquivant les cyclistes et les tracteurs, on se gare, bonjour, on pique, ça prend un instant, on tamponne les cartes, et puis on appelle le suivant. Parce qu'évidemment, tout le monde fait les foins, en retard à cause de la météo, donc en urgence. Ce n'est même pas la peine de se pointer dans les fermes sans prévenir, et il est hors de question de les faire poireauter toute la matinée. Comme nous avons du mal à être précis sur les horaires (par exemple, je n'étais pas censé amputer un chien d'un doigt ce matin avant de partir vacciner), nous avons trouvé cette solution : téléphoner pour prévenir que nous serons là dans une dizaine de minutes. Ça fonctionne.

Je viens de vacciner quatre veaux (étiquetés « urgents » : on préfère vacciner des lots plus grands, mais l'éleveur n'en a aucun plus jeune que nous pourrions grouper avec, et ceux-là doivent partir vite – vous devriez voir le bordel que ça représente au secrétariat pour organiser ces tournées – louées soient nos ASV).

- Et au fait, Sylvain, vous vous rappelez du veau d'une heure du matin ? Celui que vous êtes revenu voir avec votre fille. Il a belle allure, non ?

M+2

- Par contre, vous pourriez regarder celui-là ? Il a de la diarrhée depuis hier soir, ce n'est le cas d'aucun autre.

Alors je change de casquette, passe du vaccineur fou au vétérinaire traitant, je sors mon stéthoscope et mon thermomètre. Il faut que je change de temps. Je ne suis plus une machine à vacciner, je ne suis plus une machine à vacciner, je ne suis plus... Cardio-pulmonaire ok, ça gargouille dans les boyaux, la palpation abdominale est souple mais rapidement douloureuse. Nombril sec et non douloureux. Veau de huit jours. Rota, corona ? Ou colibacille ? C'est bizarre en l'absence d'autre animal malade dans le lot. Ces veaux sont magnifiques… Je penche pour un coli, et retourne à la voiture chercher le traitement après une rapide fouille de sa pharmacie, où je ne trouve rien de pertinent. Gentamycine, flunixine, ça devrait suffire.

Je prépare mes seringues, laisse deux doses pour les deux prochains jours, et rédige mon ordonnance. Date, nom, adresse, identification du bovin, nom des médicaments, temps d'attente, tampon, signature.

Et je bondis à nouveau dans ma voiture.

lundi 27 juin 2016

Jour six. Motif : éternuements.

Jour six

Motif : Éternuements

Je suis perplexe. Ce petit bouledogue français ne cesse d'accumuler les troubles bénins (ou parfois pas du tout bénins) sans lien évident entre eux. Au fil des années, problèmes cutanés (pyodermite, gale, atopie), digestifs (abcès de glande anale, gastrite, pancréatite chronique), locomoteurs (une suspicion de névrite), ophtalmologiques (distichiasis et conjonctivites associée), cardiologiques (une dégénérescence mitrale) et maintenant respiratoires. Une pneumonie, pour allonger le dossier.

J'ai tout, vraiment tout retourné. Je l'ai même deux fois référé, c'est à dire, confié à des vétérinaires spécialistes pour confirmer ou infirmer mon diagnostic.

Bien sûr, il a des tonnes de facteurs de risques. C'est un bouledogue, déjà : handicapé respiratoire, mal conformé, tout tordu, avec des yeux exorbité. Il est trop gros, en plus. Mais on tient le bon bout, avec une perte de poids constante et régulière depuis six mois.

Il a deux chances : une propriétaire très attentive – au point qu'il nous faut parfois nous surveiller, nous aurions tendance à sous-estimer ses observations, par saturation. Et une assurance. Je n'aimerais pas être son assureur.

C'est également un patient exemplaire, toujours content de venir nous voir – avec tout ce que nous lui avons fait subir ! - et particulièrement sage. Aujourd'hui, il vient pour des éternuements. J'aurais tendance à prendre ça par-dessus la jambe, mais sachant qu'il sort d'une pneumonie, je suis suspicieux. Est-ce sa propriétaire qui s'inquiète car nous venons de stopper le traitement ? Ou bien a-t-il autre chose, réellement ? Rechuterait-il ? Mais quel rapport entre une pneumonie et une rhinite ?

J'examine ses yeux, il halète, confiant, la langue pendante, assis, heureux. Il profite des papouilles, tente un bisou – trop petit, gamin, je me tiens loin ! Deux trois crassouilles au coin des yeux, pas de conjonctivite, quelques cils ectopiques qui le chatouillent. Je palpe ses nœuds lymphatiques. Rien. Il s'appuie contre mes mains. Je m'assieds sur la table, et le prends sur les genoux, le tournant vers sa maîtresse, assise, attentive. J'écoute son cœur, le relève, ses antérieurs sur ma cuisse gauche, ses postérieurs sur la droite. Je l'entoure avec mon bras, le contient doucement et calme sa respiration. Rien dans les poumons. Renforcement des bruits de la trachée, ou du nez, pas de mucus. J'appuie sur sa trachée, aucune réaction. J'écoute son cœur, en passant. Souffle systolique apexien gauche, grade 3/6, comme d'habitude.

Je le repose sur la table et le fais asseoir, prend mon otoscope, et tente une observation directe des cavités nasales. La plupart du temps, les chiens éternuent, se détournent, bref, fuient, et sur de si petits animaux, passer la virgule de cartilage qui obture la narine est un challenge insurmontable. Dans ce cas, j'ai deux avantages : sa patience à toute épreuve et la chirurgie des narines qui, tout jeune, lui a permis de respirer malgré son handicap, son syndrome brachycéphale.

Le syndrome brachycéphale… Comment vous expliquer cette magnifique cascade de troubles ? Imaginez un ensemble de symptômes liés à l'anomalie de conformation de tous les chiens (et chats) à face plate. L'idée est simple : on leur a enfoncé le museau dans le crâne. On l'a martelé pour l'aplatir et l'épater, du coup : les yeux sont trop saillants, sujets à des conjonctivites, distichiasis, entropions, ulcères, voire à la luxation du globe. Les narines sont trop fermées, ce qui gêne l'entrée de l'air à l'inspiration, du coup l'animal force, force pour inspirer. Essayez chez vous : bouchez-vous le nez aux trois quarts et forcez pour inspirer. Vous sentez votre estomac remonter vers votre cœur, et, peut-être une envie de vomir poindre le bout de son nez (plat) ? Faites ça à chaque respiration, vivez avec le thorax à l'horizontale comme tout quadrupède qui se respecte, et je vous promets une belle hernie hiatale (l'estomac qui s'enfonce dans le thorax à travers le diaphragme) associée à des reflux gastro-oesophagiens, car le cardia, le sphincter qui ferme l'estomac, le fermera beaucoup moins bien. Les acides vont remonter vers la gorge et venir irriter les cartilages qui constituent la porte d'entrée de la trachée, le voile du palais (qui est trop en arrière et trop long chez les brachycéphales et a tendance à pendre dans la trachée…), les amygdales, bref, toute la gorge, le carrefour entre les voies digestives et respiratoires. Vous êtes-vous déjà étouffé en avalant de travers, en ayant l'impression que vous alliez y passer ? C'est le quotidien de ces chiens qui sont, du coup, à risque de pneumonie par inhalation/fausse déglutition.

Bref. Je commençais à inspecter les cavités nasales du bouledogue, heureux d'être comme d'habitude au centre de mon attention. A droite, comme à gauche : des muqueuses sans doute trop rouge, mais des cavités dégagées, pas gonflées, pas de mucus, pas de secrétions, rien. Juste un peu trop de rougeur.

Une simple irritation ? Je reprends avec sa propriétaire. Elle ne fume pas, elle ne fait pas brûler d'encens, elle n'organise pas de soirée avec machine à fumée chez elle, elle n'a pas repeint son appartement, elle ne vit pas au-dessus d'une usine pétrochimique et elle ne participe pas aux nuits debout et ne s'expose donc a priori pas aux fumigènes de la maréchaussée.

Une allergie, alors ? L'hypothèse est séduisante, sachant que le diagnostic d'atopie a déjà été posé. Je prends.

Un essai avec des anti-histaminiques. Si ça échoue et s'aggrave, corticoïdes. Et si j'ai un doute, on retournera aux radiographies, mais je n'y crois pas.

dimanche 26 juin 2016

Jour cinq. Motif : Urgence : Coliques

Jour cinq

Motif : Urgence : coliques

Il fait beau. Je suis dans le creux d'un vallon, au bord d'une belle carrière sans barrière – c'est vraiment beaucoup plus joli sans barrière, une carrière. Je suis dans le creux d'un vallon par une belle matinée d'été, le vent agite doucement les cimes de la forêt qui nous entoure, je n'entends que l'insensé vacarme matutinal des oiseaux. L'air est tiède, il porte le parfum des chevaux, de l'herbe, du sable qui chauffe.

Oui, c'est superbe : il faut bien que je me console d'être debout à 6h30 un dimanche où les enfants ne sont pas là, où je n'avais aucun animal hospitalisé et donc aucune raison de me lever.

Je ne suis pas consolé.

Je ne suis pas consolé mais je ne suis pas sorti de mon lit pour m'apitoyer sur mon sort : il y a une jument qui vient de pouliner, et son propriétaire vient de m'appeler car elle ne cesse de se coucher et de se lever, de taper du pied, de suer, bref, de nous faire le catalogue d'alerte aux coliques, ces douleurs abdominales qui peuvent rapidement être fatales aux chevaux (on ne parle pas des « coliques » au sens « j'ai la courante », mais d'un syndrome vraiment grave et typique des équidés).

Le temps d'arriver, la jument s'est calmée. Son poulain est déjà sec, elle a mis bas avant minuit. Son propriétaire n'a pas vu le placenta. Je commence par le thermomètre. 36,5. Parfait. Le stéthoscope. Le quadrant abdominal supérieur droit est silencieux, les autres gargouillent normalement. Pas mal. J'enfile mon long gant orange, et pénètre délicatement dans son vagin. Elle ne manifeste pas d'impatience, aucun signe de ma prochaine mise en orbite par ruade indignée, et je m'enfonce et explore, palpe les culs de sac utérins, glisse le long des parois. Je ne sens pas de bout de placenta, mais je sais à quel point il est facile de les manquer s'ils sont petits. Par prudence, je préfère ma lancer dans un lavage utérin. Des anti-spasmodiques par voie intraveineuse, d'abord, puis ma sonde en silicone, par laquelle nous remplissons l'utérus d'une solution désinfectante, deux fois de suite. Le liquide que je récupère est teinté de sang, bien sûr, mais rien ne sent mauvais, je suis optimiste. Je pense qu'il ne s'agissait que de petites douleurs consécutives à la mise-bas, pas d'une rétention placentaire ou d'une autre tuile de cet acabit. L'anti-spasmodique a d'ailleurs parfaitement levé la douleur, et j'écoute les gargouillis rassurants du quadrant silencieux.

Un contrôle du nombril du poulain, puis je liste tout ce qu'il va falloir surveiller : absence de retour des coliques bien sûr, l'anti-spasmodique n'est pas très puissant et n'agit que deux heures au plus, c'est un choix volontaire pour pouvoir surveiller – j'aurais pu faire plus fort. Mais aussi température, écoulements et odeur des écoulements. J'essaie d'être confiant, et rassurant. Je ne suis ni confiant, ni rassuré, je ne le suis jamais quand je suis appelé pour ce genre de choses.

J'aurais tellement préféré rester couché.

Mais… je suis tellement fier d'être ce vétérinaire que je regardais travailler, ado, dans les écuries du centre équestre du village.

samedi 25 juin 2016

Jour quatre. Motif : une boule sur le dos

Jour quatre

Motif : Une boule sur le dos

Il l'a appelé Padawan. C'est un joli chat noir au poil brillant et au regard un rien pervers.

- Ben oui : on l'a choisi en famille après un vote, alors c'était l’Élu. Mais Néo c'était pas marrant, et Darth prétentieux et dangereux, du coup Padawan, ça allait mieux.

L’Élu a une boule sur le bassin, juste à la base de la queue, et son Maître le tient courageusement tandis que je palpe, explore et diagnostique :

- Ben c'est un abcès, et vu sa localisation, il a fui lâchement devant l'adversité, puis il s'est fait mordre là et là, dis-je en appuyant, mais pas trop fort, là où ça fait mal.

Les chats, c'est magique : leurs dents sont des aiguilles à injecter des bactéries, et leur tissus sous-cutané un milieu de culture remarquable. Du coup : abcès. Et puis, c'est la saison de chaleurs, les chats rôdent et se castagnent. Même s'ils sont castrés, ils défendent leur territoire contre les matous en rut à la recherche de femelles. Qui n'a pas dans son voisinage cet escogriffe qui terrorise tous les chats du quartier comme un caïd de cour de récré ?

Le Maître s'en veut, à mort. Il aurait du l'amener avant, il n'a pas vu, il n'a pas compris. Je le laisse à ses regrets tout en lui faisant remarquer qu'il pouvait difficilement deviner, et passe un coup de tondeuse, le plus court possible, faisant sauter les deux touffes de poils agglomérés qui obstruaient encore l'abcès presque mûr. Une injection d'anesthésique local, un coup de scalpel. Le Maître tient bon, abandonnant ses atermoiements, le Padawan râle, mais l'abcès est crevé, et le fluide s'écoule, sanie infâme de sang et de pus entremêlés. Le Padawan râle, mais il se laisse soigner (pas comme le gremlins de la consultation précédente qui a essayé de me manger lorsque j'ai osé approcher le même genre d'abcès).

Je purge l'abcès, puis injecte un mélange d'eau oxygénée diluée dans la bétadine et l'eau tiède. C'est beau, ça mousse, ça chauffe un peu, et le Padawan râle encore, mais juste pour la forme. Son Maître découvre l'infect parfum du pus et du sang. Je le surveille du coin de l’œil, qu'il ne se fasse pas mal s'il tombe dans les pommes. Je ne suis pas sûr qu'il tienne le coup malgré – ou à cause – de ses protestations courageuses.

Reste à le rassurer. Ce n'est pas grave, et tout va bien se passer. Enfin. Si le mordeur n'avait pas le SIDA. Pour la leucose, le Padawan est vacciné. Mais là, je ne peux rien anticiper...

vendredi 24 juin 2016

Jour trois. Motif : échange intracommunautaire de bovins

Jour trois
Motif : échange intracommunautaire de bovins

Je m'évade à grande vitesse de la clinique, faisant comme si je n'avais pas vu M. Barguelonne entrant en regardant partout où se cache le vétérinaire.

C'est l'heure des tampons. Je file en vitesse sur la départementale, me gare à l'arrache devant la stabulation. C'est le bordel, il y a encore des veaux dans le parc de tri. Je prends mon carnet, je fais le tour, ils sont tous debout, ils respirent normalement, les boucles sont en place. Je relève des numéros, au pif. Joli lot de blondes. Les employés de ce centre d'allotement me saluent en hurlant : c'est leur seule chance d'être entendu dans le vacarme des veaux qui meuglent et des barrières d'acier qui claquent. Je lève la main en retour, sans m'attarder, je dois être revenu dans quarante minutes à la clinique pour la suite des rendez-vous.

Mon ordinateur sur l'épaule, ma mallette à la main, je rentre dans le bureau et m'assieds à mon poste en saluant les deux forçats de l'export. Le patron n'est pas dans les environs. Deux lots aujourd'hui, et quatre certificats. Depuis le début de l'année, je suis VOP. Vétérinaire Officiel Privé. J'ai un beau tampon avec une Marianne, et tout un tas de textes réglementaires européens sous la main.

Premier lots, des mâles, vaccinés contre la Fièvre Catarrhale Ovine, sérotype 8, depuis plus de 60 jours. Je vérifie tampons et signatures. Ils sont là depuis moins de six jours, ils ont des attestations de désinsectisation, les vaccins sont en ordre. Je me connecte au Trade Control And Expert System. TRACES. Le mot de passe, la recherche du certificat pré-rempli. Contrôle des adresses, du lot, du transporteur, des attestations. Vérification du temps de trajet. Du plan de route. Tout est comme d'habitude : au carré. Je clique sur la partie qui m'est réservé, la certification. Clic-clic-clic-clic-clic-clic-2004-315-2003-467-ce-2004-315-2003-467-ce-2004-315-2006-467-clic-les animaux ont été contrôlés le-clic-valable 10 jours-clic-BT-2-animaux-clic-8(1)(b)-clic-BT-3-désinsectisation le-clic-BTA-5-Vacciné sérotype-8-clic-clic… Soumettre décision. Espagnol. Enregistrer sous, impression en deux exemplaires, tampons, tampons, tampons, signature, signature.

Lot suivant, des mâles blonds non vaccinés, mais désinsectisés et dépistés par PCR contre le sérotype 8, j'écris à la main, « animales son sometidos, con resultado négativo, a un test PCR contra el serotipo 8 de la FCO », je vérifie toutes les cartes, tous les résultats des PCR, cette fois-ci tout est bon, pas d'erreur, je retourne sur TRACES-clic-clic-clic, encore deux lots, il manque une adresse, coup de fil en Espagne, discussion rapide, nouveau client, l'exportateur lie l'organisation destinataire au certificat TRACES, je me connecte, j'uploade les myriades d'attestations et certificats, je reclique partout-2004-315-clic-clic-clic, je signe, je tamponne, nouveau lot, cette fois des femelles vaccinées depuis plus de 60 jours, tout est en règle, je retourne à l'écran de recherche des certificats, et je recommence, les clic, les 2004-315, les dates, les tampons, les signatures, puis les femelles avec désinsectisation et test PCR, je contrôle tout, je reclique, 2003-467-ce, soumettre, imprimer, signer, tamponner.

J'en profite pour valider le registre, faire les sauvegardes.

45 minutes. On a été bons. Ils ont super bien assuré la préparation documentaire, je salue tout le monde et repars aussi vite que je suis venu. Nous facturons ça à l'heure : tout le monde a intérêt à ce que ça dépote, et ça dépote. Quand rien ne cafouille. Car s'il faut expliquer au boss que non, ce veau ne part pas…

J'arrive à la clinique, madame Arrats vient de s’asseoir en salle d'attente pour Zéphyr, pour une diarrhée qui dure depuis trois jours. Je me lave les mains, j'enfile ma blouse blanche. Je
change
de
temps.

J'ouvre la porte de la salle de consultation.

- Bonjour madame, entrez je vous prie. Vous allez bien ?

jeudi 23 juin 2016

Jour deux. Motif : vaccination

Jour deux

Motif : vaccination

Un berger allemand. Il n'y en a plus tant que ça, des bergers allemands. A l'époque de Mabrouk (que je n'ai pas connue, enfin en tout cas pas en tant que véto), c'était un des chiens n°1 en France. Et puis, bon, ils faisaient peur, finalement, quand ils n'étaient pas sur une planche à voile à la télé. Le « chien-loup ». Et la reproduction massive aidant – c'est toujours la même histoire quand une race a le malheur d'être à la mode – on a vu se développer et exploser les problèmes de hanches malformées, ce qui n'a pas aidé à la bonne image de la marqu… heu de la race.
Aujourd'hui, de toute façon, ce sont plutôt des petites races qui sont à la mode. Avec des poils ras. Plus facile à gérer, à entretenir à l'intérieur. Comme les chats, dont le nombre et la proportion augmentent considérablement. Les races à la mode, aujourd'hui, ce sont les Jack Russel terriers (quoique, ça commence à passer) et les bouledogues français.

Bref. Mon berger allemand vient pour une consultation vaccinale. Un examen annuel de santé. Comme vous voulez. Une consultation dont le but est de faire un bilan de santé (ça c'est mon objectif prioritaire) et de faire une injection de vaccins (ça c'est en général l'objectif prioritaire du maître), de préférence le plus vite possible (ça c'est en général l'objectif prioritaire du chien, qui ne s'accorde pas très bien avec le mien).

C'est une drôle de consultation, la consultation vaccinale :
- elle n'est pas obligatoire (sauf pour la rage si on doit voyager à l'étranger), mais souvent vécue comme telle. Ou en tout cas comme une contrainte.
- elle est très intéressante, mais rarement appréhendée à sa juste valeur, que ce soit par le maître ou même par le vétérinaire, parfois (sans parler du chien).

C'est la première fois que je vois Mabrouk. La première fois que je vois son maître, aussi. Hasards du planning, puisque nous le vaccinons depuis sept ans déjà. Il est toujours tombé sur mes confrères. Mabrouk a très, très envie d'être ailleurs. Il halète, il bave, il neurovégétative. Je baisse la table d'examen, je vois son maître serrer la mâchoire. En imaginant l'effort à faire pour mettre les 35kg du berger sur le plateau ? Je le vois se pencher, et arrête son geste. Ce type a le dos ruiné. Je m'assieds sur la table, à 30 cm du sol, fait asseoir monsieur Hutin sur une chaise, et place Mabrouk entre nous. Le chien planque sa grosse tête entre les cuisses de son maître. Je vais commencer par les fesses, alors. Palpation des cuisses, exploration des nœuds lymphatiques, palpation abdominale, sa rate est grosse, mais normale. Je lui caresse le dos, je parle, de tout, de rien. Je sens une tension, j'y reviendrai. Je prends mon stéthoscope, il a un cœur parfait. Rien à la respiration. J'apprends que Mabrouk a une peur panique des orages, étendue aux coups de vent et aux explosions – tout a commencé avec un feu d'artifice, un quatorze juillet. Qu'il se promène partout en liberté dans le micro-village où ils habitent, mais qu'il sort de moins en moins et reste de plus en plus collé à son maître. Un « hyper-attachement raisonnable » qui leur convient très bien, à tous les deux. Je lui palpe les testicules, à peu près symétriques, et de consistance normale. Je pousse l'outrage jusqu'au thermomètre. 38,4. Mabrouk bave.

L'air de rien, en le poussant et le caressant, je le fais tourner sur lui-même. Je crois que Mabrouk n'a rien vu venir. Il planque sa tête entre mes cuisses comme il le faisait avec son maître. Je palpe, je caresse. Nœuds lymphatiques, inspection des dents – parfaites ! -, des oreilles, des conjonctives. Je sors l'ophtalmoscope, le cristallin est limpide mais la rétine est un peu floue. Un début de myopie ? L'otoscope, rien à signaler. Je laisse Mabrouk se retourner vers son maître, et reviens à son dos. M Hutin a continué à me parler de Mabrouk. Je « mmmhh-mmmhhh » et j'acquiesce. Je reprends ma palpation des muscles du dos. Ça coince clairement à la palpation de la jonction thoraco-lombaire. J'attire l'attention de M. Hutin sur la réaction de Mabrouk, le spasme algique. Ce chien a vraiment mal au dos.

Je le libère, le regarde se coucher, puis se relever quand je me lève moi-même. La colonne comme un manche à balai. Oui, Mabrouk a du mal à monter dans la voiture, mais il court, il joue, il lui semble « normal ». Nous discutons arthrose – M. Hutin voit très bien de quoi je parle – et gestion de la douleur. Signes d'alerte. Facilité à sous-estimer la souffrance d'un animal.

Je vais chercher les vaccins, et laisse tomber l'arthrose. Le sujet est abordé, nous y reviendrons, un jour. J'explique les nouveaux protocoles de vaccination, le rythme triennal pour certaines valences, le rythme annuel pour d'autres. Les tenants et aboutissants de nos choix techniques. Je crois que nous n'expliquons pas assez ce que nous faisons à nos clients.

J'injecte, sans y penser. Mabrouk n'a rien senti, mais il bave toujours. Je tamponne le carnet. Serre la main de M. Hutin. C'était une chouette demi-heure.

mercredi 22 juin 2016

Jour un. Motif : problème pour respirer

Jour un
Motif : problème pour respirer

C'est un chien. Un chien pas tout jeune, le genre rata-border colley qui abonde dans ces campagnes. Une petite quinzaine de kilos, un caractère de chiotte, aussi teigneux et tenace qu'un fox terrier mal luné. Du style à bouffer la taupinière avec la taupe, si ça gratte sous l'herbe du jardin. Extra pour creuser des tranchées.
Du genre à bouffer un crapaud, tiens.
Il n'a pas « juste » un problème pour respirer. Il est à moitié dans le coaltar, il tient à peine assis, ses troisièmes paupières lui couvrent presque les yeux. Il s'affaisse. Je le soutiens pour qu'il ne tombe pas de la table. Les poils de son poitrail sont couverts de salive. Beaucoup de salive.

- Il a vomi, plusieurs fois ce matin, et depuis, il respire bizarrement, il est tout mou, on ne le reconnaît pas.

Il est en train de plonger, oui.
Il est en train de plonger et j'ai l'impression de revivre la mort d'un chien samedi dernier. Un putain de crapaud.

- Il a bavé beaucoup, longtemps ?
- Oui, mais c'est passé, après et pendant qu'il vomissait.

Je vérifie la gueule. Aucun signe d'inflammation. Vomissements, hypersalivation, troubles digestifs et neurologiques. J'écoute le cœur. Stable. Pas de fièvre. Je connais le chien, je connais ses maîtres, je sais ce qu'ils vont me répondre.

- Il y a des crapauds dans le jardin ? Il a pu sortir, manger un truc toxique ?
- Oui. Non.

Oui. Non. Je vais vérifier l'abdomen, au cas où, mais je n'y crois pas. C'est une de ces foutues intoxication au crapaud, cet ahuri en a forcément mâchonné un. De toute façon, ce sont toujours ces teignes qui attaquent tout ce qui passe dans le terrain, et les chiots qui veulent jouer, qui subissent ce genre d'intoxication. Toxicité digestive, nerveuse, cardiaque. Et la mort. Pas d'antidote, juste des palliatifs à certains symptômes. Ces bestioles ont sur le dessus du corps des vésicules - c'est à dire des poches - remplies de poison. Ils sont incapables de vous le balancer à la figure, de vous l'injecter, leur peau n'est pas toxique. Il faut crever ces vésicules pour que le poison soit répandu, le danger majeur étant pour les muqueuses. On peut toucher un crapaud, ou même l'embrasser, mais il ne faut pas le mâchouiller.

Alors je prends le chien dans les bras jusqu'à la baignoire, et je lui rince la gueule avec la douche. Rincer, rincer, rincer, c'est trop tard, mais rincer. Il boit en passant, et vomit aussitôt.

Je lui pose une perfusion, et j'explique. J'ai une quasi-certitude pour le diagnostic. Il n'y a pas vraiment de traitement. Le pronostic est très réservé : pour les chiens de moins de 10kg, aucune chance de s'en sortir. Pour ceux de plus de 20, presque aucun risque. Et pour ses 15kg ? Pour ses troubles digestifs et neuros sans atteinte cardiaque (pour le moment) ?

Pile ou face. Mon boulot va être d'essayer d'orienter le résultat.
Essayer de comprendre, dans l'après-midi, si ses brusques accélérations de rythme cardiaque sont dues à la douleur ou au poison, s'il est pertinent d'injecter plutôt du diltiazem ou de la morphine, si je dois me méfier et sortir l'atropinique ? Poser mon stéthoscope, compter. Le rassurer quand il hallucine. Le caresser. L'accompagner.

Et espérer.

Nuit une

Il est minuit. Je me suis extirpé de mon lit pour aller réécouter le cœur du rata-border colley.

Sauf qu'il n'y a plus rien à écouter.

J'en ai marre.

mardi 21 juin 2016

Un jour, une consultation

Je tente l'aventure. En réalité, je l'ai déjà commencée, car j'ai pris une semaine d'avance : à partir de demain, pour chaque jour travaillé, le récit d'une consultation, d'une visite, bref, d'un moment de ma journée de vétérinaire. La contrainte principale étant de ne pas tricher, de n'utiliser qu'une consultation de la journée.
Ce seront des textes bruts, forcément, sans grand recul, peu relus, peu travaillés. Spontanés. Je suppose qu'il n'y aura pas beaucoup d'analyse, mais surtout des faits. J'espère y montrer ce que d'habitude je ne prends pas le temps de raconter : ces petites consultations du quotidien sans rien de particulier.

A demain !

mardi 19 avril 2016

Regard : Petit blond

Juste pour le plaisir

samedi 16 avril 2016

Il est deux heures du matin

Il est deux heures du matin et ce n'est certainement pas la meilleure heure pour réfléchir. Ou pour écrire. Je ne suis pas de garde mais mon collègue m'a appelé en renfort vers minuit pour un vêlage : il avait une autre urgence. Le vêlage aurait sans doute pu attendre. Mais à quelle heure aurait-il fini ? Mieux vaut partager les emmerdes que les accumuler individuellement.

Il est deux heures du matin et dans la voiture, pendant les vingt minutes de route qui séparent l'étable de M. Louge de mon lit, je refais le match, je pense, j'argumente, je râle, je réfute. Je rate un embranchement. Manœuvre foireuse, je me remets sur les rails en esquivant les lièvres. Ce fut un vêlage sans grâce. Pas du sale boulot, mais pas un travail satisfaisant.

Une vieille routière, qui n'a jamais eu besoin d'aide pour vêler, avec un bassin en or. Un gros veau vigoureux, avec une légère torsion, un cou replié. J'ai réduit la torsion, allongé le cou du veau avec une corde bien placée. Et puis nous avons tiré. La tête est bien restée dans la filière pelvienne, pas de recul. Les épaules ont commencé à coincer. J'ai choisi d'insister. Il devait pouvoir passer. Un palan à trois tour, un opérateur costaud, avec parfois mes renforts : nous avons tiré fort, mais pas trop fort. J'ai du basculer la vache en soulevant son postérieur lorsqu'elle s'est enfin décidée à tomber. Lui écarter les cuisses pour faire bouger le bassin, réajuster des angles, tandis qu'il déplaçait le point d'attache du palan. Non, nous n'avons pas tiré si fort. Bien sûr, si les épaules sont venues sans effort excessif, je ne sais si je peux en dire autant du cul du veau. Trop de temps entre l'extraction de la moitié antérieure et celle de la moitié postérieure. Jusqu'à la délivrance. La rupture du cordon, et le veau sur la banquette de l'étable. Il respirait. Le cœur trop rapide, trop superficiel, nous l'avons suspendu, un peu, j'ai nettoyé le fond de sa gueule, j'ai injecté un analeptique, pour le faire démarrer. Sans doute inutile - vraiment ? - mais tellement réconfortant. On aime se dire qu'on fait quelque chose.

Je suis resté une demi-heure, pour le surveiller, l'aider à démarrer. Le vagin et le col de la vache étaient parfaits. Aucune déchirure. Non, nous n'avons pas tiré si fort que ça. Alors, pourquoi cela a-t-il été si difficile ? Pourquoi a-t-il autant souffert ? Et surtout, va-t-il survivre ? Ai-je fait les bons choix ?
Oui : puisque nous n'avons pas tiré si fort, puisque j'ai réussi à gérer techniquement chaque étape de la naissance. La torsion, le cou replié, l'extraction de l'avant, celle de l'arrière. Puisque, sur le papier, tout s'est bien passé.
Non, puisque le veau a vraiment du mal à démarrer, parce que son pronostic vital est sérieusement engagé (ça veut dire : il y a trop de chances qu'il y reste).

Bien sûr, j'aurais pu faire une césarienne. Mais bon : sur une vache de dix ans qui a toujours vêlé seule, avec une excellent bassin, une bonne préparation, un veau qui s'est bien engagé dans la filière, sans aucun indice de recul des membres ou de la tête, pour laquelle la force d'un seul homme sur un palan à trois tours a suffit, même si ce fut musclé ?

Il est deux heures du matin et je suis devant mon clavier, avec un mauvais sentiment d'inachevé. Le vêlage est un acte entier, après lequel on peut aller se coucher avec le sentiment du devoir accompli. Quelle que soit la façon dont les choses se sont terminées. Pas cette fois.

Pourquoi ?

jeudi 17 mars 2016

L'étalon noir

Nous sommes dans un pré. Il n'y a rien entre moi et les sommets des Pyrénées. Je contemple sans les voir les nuances de noir sur les collines, sur les montagnes. Les sapins, la neige, le ciel, fondus dans l'obscurité. C'est, à la fin, la conclusion de cette journée. J'attends. Je suis épuisé. Quand je suis arrivé, nous avons à peine parlé : tout avait déjà été raconté. L'homme s'est avancé dans le pré, vers son cheval. Il l'a rassuré, il l'a licolé, et puis, je me suis approché. Regardant mes pieds, contemplant le sol, la pâle blancheur des pâquerettes nouvelles. La jument est venue me flairer, je ne me suis même pas retourné. J'ai commencé à le caresser. L'étalon noir. Sa cascade obscure de crins emmêlés, son discret parfum d'équidé. Il s'était levé, je n'avais toujours pas parlé. Dans ma main, dans ma poche, la seringue de plastique, l'aiguille, le sédatif, presque trop réels, trop… tranchés, dans le silence de cette nuit sans étoile.
J'ai appuyé sur le bouton de ma lampe frontale.
Cruelle agression déchirant l'obscurité.
J'ai fermé les yeux.
Il s'est cabré.
La lumière : je l'ai aussitôt occultée.
La voix du monsieur s'est élevée. Des mots doux, des gentillesses. Des caresses et du silence formulés. Presque scandés. Ses mots nous ont, à nouveau, enveloppés. La nuit était revenue. Je me suis à nouveau approché. Ma main gauche a fait la compression, et de la droite, j'ai palpé la veine, la jugulaire. Pas besoin de voir. Il suffit de toucher.

Noir de Mérens sur noir de Pyrénées.

J'ai relevé ma manche gauche, j'ai piqué. Il s'est contracté, et puis j'ai senti la tiédeur du sang couler sur ma main, glisser sur mon avant bras. Même dans le noir, je sais tuer…
J'ai injecté le sédatif. Il s'est détendu. De nouveau, rassurée, sa compagne est venue me flairer, son souffle chaud et les chatouilles de ses naseaux sur ma nuque. J'ai rempli ma seringue d'anesthésique.
Il est tombé.
La seringue d'euthanasique.
Il s'est arrêté de respirer.

Dans le silence, il s'est fondu dans l'obscurité. L'étalon noir nous a quitté.

Il n'y a pas très longtemps, à Muret, j'ai eu la chance d'entendre Hugues Aufray en concert. A 86 ans.
Je crois que je n'ai presque jamais entendu ma mère chanter. Et pourtant, je crois me souvenir, que, oui, elle chantait Aufray. C'était il y a trente ans. Je ne l'ai jamais écouté. Jusqu'à récemment, jusqu'à ce concert, où, par hasard, j'ai invité mes parents.
Je me suis rappelé de tant de chansons. Céline, Santiano, Monsieur le professeur. Tant de choses sont remontées, tant d'émotions, de sensations enterrées. Tant de belles choses informulées.
Et puis, cette chanson là.
Je l'avais consciencieusement enterrée. C'est un tube, et je l'avais parfaitement oublié. Éradiqué.
Je me suis pris Stewball dans la gueule, je me suis pris Stewball dans l'estomac.
Et le petit garçon, en moi, celui qui avait dix ans, celui qui lisait l'étalon noir, s'est demandé ce qui lui était arrivé.
Et si ma fille avait été là, peut-être, oui, peut-être, que, dans le noir du pré face aux Pyrénées, dans le noir du gymnase de Muret, pour la première fois, elle m'aurait vu pleurer.

jeudi 28 janvier 2016

Le jars

Oie de ToulouseJ'avais hésité un instant. Devais-je garer ma voiture à droite ou à gauche de cette voie sans issue ? Dans le sens d'arrivée, ou le sens de départ ? Coincée entre de vieux murs de pierre plus ou moins effondrés, ma voiture bloquerait de toute façon la ruelle. Pas trop près du mur, en tout cas, à cause d'un caniveau dont je n'aurais jamais pu ressortir ma roue. Je choisis la droite, et le sens d'arrivée, parce que je ne me voyais pas manœuvrer. Je ressortirai en marche arrière. J'espérais juste que personne ne klaxonnerait en s'offusquant de la présence d'un étranger dans sa ruelle. J'espérai aussi que le lierre éviterait encore quelques heures à la grange au toit effondré qui dominait mon véhicule de s'effondrer et l'ensevelir sous des gravats centenaires.

Le portail de la ferme était de l'autre côté de la petite rue. Juste devant la porte de ma voiture, donc. Un antique assemblage de ferraille soudé sur place dont les gonds descellés n'avaient pu prévenir le basculement. Une première réparation, un câble tendu entre l'extrémité du portail et le haut du mur censé supporter les gonds, n'avait pas mieux réussi. La seconde réparation, moins audacieuse, semblait tenir la route : une roue de brouette soudée sous le portail, coincée dans le caniveau, qu'il me fallait soulever puis faire rouler en espérant ne rien casser.

Il n'y avait personne. Dans le petit jardin devant moi, au fond duquel se tenait, tant bien que mal, une étable abritant mes patientes, quelques poules, un mouton, deux oies. Ou plutôt : une oie, et un jars. Énorme. Les deux volatiles me tançaient d'un air mauvais, portant leur ridicule bavette et fanon avec leur majesté caractéristique. Je me tenais dans l’entrebâillement du portail dont la roue, coincée par ma botte, attendait de retomber dans le profond caniveau dont j'aurai le plus grand mal à l'extraire à nouveau.

J'observais les oies, les oies m'observaient. Personne n'avait prononcé le moindre mot, personne n'avait osé cacarder. Je portais, repliée sur mon avant-bras droit, ma lourde blouse de coton couleur cachou, l'uniforme de camouflage du vétérinaire rural, couleur bouse. Dans ma main gauche, mon stéthoscope, un thermomètre, quelques tubes et aiguilles de prélèvement sanguin, des gants en plastique pour la fouille. Bien trop de choses. Je lançais un regard anxieux au petit portail qui, à la moitié de la longueur de ce jardin, communiquait avec la courette empierrée de la ferme. Pas un mouvement. Les chiens dormaient, et monsieur et madame Bordes aussi, sans doute. Je n'avais aucune envie de les réveiller.

Mes premiers contacts avec M et Mme Bordes avaient été… impressionnants. Cela ne faisait que quelques mois que je travaillais pour ce vétérinaire, et si j'avais peu croisé monsieur, madame m'avait fait forte impression en débarquant comme une furie dans le cabinet. Le soir, avant la fermeture, maniant son relevé de facture mensuel comme un maillet, elle s'était jetée sur mon employeur, un petit bonhomme à lunettes débonnaire. Je m'étais prudemment réfugié dans la salle de consultation, ne voulant rien avoir à faire avec ce qui semblait un rituel bien réglé, la contestation de facturation. Je devais découvrir au fil des semaines qu'effectivement, cette agression mensuelle avait valeur de tradition entre madame Bordes et mon employeur. M Borde, lui, n'intervenait jamais, et d'ailleurs, ne parlait jamais, du moins en présence de son épouse. Elle, avec sa robe à fleurs à motif imprimés, ses lunettes à cordon en demi-lune et son inidentifiable mais caractéristique parfum, lui, dans son pantalon et sa veste de toile bleue d'ouvrier. Lui, silencieux, et même taciturne, dont j'avais le plus grand mal à obtenir le moindre commémoratif lorsque je soignais ses veaux, elle, volubile, orageuse, prenant toujours tout le monde à partie sur tout et n'importe quoi : la météo, l'injustice du monde ou l'incurie du maire.

Dans l'idéal, si tout pouvait se dérouler comme je l'imaginais, j'irais jusqu'à l'étable, j'examinerais la vache, la délivrerais de son placenta pourrissant et m'en retournerais sans encombre dans le refuge de mon automobile. Je ne voyais qu'un obstacle à mon plan : un couple d'oies grises et blanches. L'équilibre qui prévalait à cet instant ne pourrait se prolonger indéfiniment. Si elles n'avaient pas encore esquissé le moindre geste, au milieu des poules indifférentes, c'est que je m'étais également figé. Je sentais que mon prochain pas, accompagné de la fermeture du portail, serait une rupture. J'avais peur des oies. Je pouvais tenir un pitbull dans les bras ou approcher une vache juste vêlée, piéger un chat agressif ou tenir tête à un cheval paniqué, mais j'avais peur des oies. Pas une peur panique et irraisonnée, plutôt une inquiétude née de la méconnaissance de ces bestioles et des déclarations péremptoires de ma mère sur le sujet, qui m'avaient fait forte impression pendant mon enfance. De sales bêtes. Et puis, j'avais en tête le Capitole et ses oies de garde, le vacarme de leurs criaillements qui immanquablement tireraient monsieur, et surtout madame Bordes, de leur sieste.

Je choisis la confrontation bravache. Ces animaux sont impressionnables, il suffit de prendre la pose en écartant les bras devant elles pour qu'elles renoncent, m'avait-on expliqué. Je m'étais imaginé, à dix ans, prendre la posture d'une oie, jambes un peu pliées, buste redressé, bras en V avec les poignets cassés. Au cas où je me ferais piéger en allant voir un de mes amis fils d'agriculteur [1].

J'avançais donc d'un pas décidé vers l'étable, au fond du jardin, démarche quelque peu compliquée par le slalom entre les fientes de la basse-cour. Les oies s'avancèrent vers moi, une accélération coulée, presque silencieuse, tête vers l'avant, bec ouvert, ailes à peine écartées. Je leur fis face, j'écartai les bras. Elles se figèrent. Je ricanais. Je repris mon chemin vers l'étable, elles se glissèrent derrière moi, imaginant sans doute me pincer les mollets ou les fesses. Je me retournai sèchement, elles redressèrent leurs longs cous. Il y eu un instant de flottement, puis le jars passa à l'attaque, ailes grandes ouvertes, sifflant, criaillant, son oie sur les talons. Je vis son bec d'un orange profond surmontant cette bavette qui, moins ridicule tout d'un coup, lui conférait un air vicieux. J'avais ma lourde blouse cachou dans la main droite, je n'hésitai pas : je lui assénai un coup violent. Sa tête valdingua vers ma gauche. Il tomba comme une masse. Inerte. Ne se releva pas. Une goutte de sueur froide dévala ma colonne vertébrale.

« Simone ! Il a tué l'jars ! »

M. Bordes se tenait appuyé sur son petit portail, me coulant un regard mauvais sous sa casquette grise à carreaux. Son épouse le rejoignit, se penchant comme lui. J'étais figé.

« Vin d'là ! Une bête de concours ! La meilleure du canton, on avait été la chercher au marché de Samatan tout exprès ! »

Combien cela allait-il me coûter ? Et comment mon employeur allait-il prendre l'histoire ? Non qu'il me reprocherait une faute éthique. Je l'imaginais plutôt m'en vouloir d’avoir fourni des cartouches à sa Némésis dans leur lutte mensuelle. Madame Bordes se retira, dégoûtée. Je savais qu'elle reviendrait à l'assaut, calculant combien cela nous coûterait. Monsieur Bordes, lui, n'avait pas bougé. Il me fixait. Comme l'oie, dressée derrière le cadavre de son mâle.

Il y eut un frémissement. Le jars redressait la tête, le jars se relevait. Il tangua, retomba, tituba, tenta de reprendre contenance. Le cou plié, à moitié assis, la bavette molle, il reprenait ses esprits. Il fit demi-tour. Je masquais un soupir de soulagement.

« Simone !
- Quoi ?
- Le véto
- Quoi le véto ?
- Il l'a raté ! »

Un gargouillement monta de la maison.

« Saloperie de bestiole ! »

Note

[1] Je visualisais très bien la technique, c'était exactement ce que faisaient les chevaliers du Zodiaque à longueur d'épisode. Le Club Dorothée avait donc des valeurs pédagogiques en matière de survie en milieu hostile.

mercredi 25 novembre 2015

Prophylaxie

Trente. Je pose le trentième tube dans la boîte en carton déformée par l'humidité, au bout de la rangée. Plus qu'une rangée et la boîte sera complète, plus que trois rangées et un tube de plus, et ce supplice sera terminé. J'essaye de mettre le moins de bouse possible dans la boîte, alors j'essuie le tube, et ma main, contre ma blouse. Il faut que je réinscrive le numéro de la vache, l'encre du stylo a bavé.
Pendant ce temps, les quatre blondes précédentes ont jailli du couloir et couru vers le pré, tandis que M. Arize et son fils poussaient les suivantes vers le piège. Le père, pantalon de toile bleue, veste indéfinissable, casquette. Râblé, et silencieux, sauf pour râler.
J'ai remis des tubes dans ma poche droite, des aiguilles dans la gauche, cherché mon porte-tube. Les deux pistolets à tuberculiner sont encore chargés. L'aiguille du second est un peu tordue. Le rasoir fera encore quelques vaches. Le cutimètre est couvert de sang.
J'ai froid. Il fait presque doux, aujourd'hui. Neuf degrés. Hier, à la même heure, nous étions plutôt dans les moins un. Mais il faisait beau. Aujourd'hui, il pleut, il bruine, il crachine, les nappes de brouillards se sont enfin levées, mais elles ont été remplacées par des rafales de vents qui aident la pluie à nous transpercer.
Je piétine, pour me réchauffer. A mes côtés, Mme Arize cache l'inventaire des bovins dans un grand calendrier du Crédit Agricole presque neuf. 2014. Au moins, ses feuilles sont propres.

Ça y est. Les quatre vaches sont dans le couloir. La porte est refermée. Je visse l'aiguille sur le porte-tube du vacutainer, pré-insère le tube sous vide, saisis la queue avec ma main gauche, glisse la droite en dessous. Je plante, enfonce le tube. Le sang vient, vite. Je retire l'ensemble, ôte le tube, essuie le sang et la merde avec ma blouse, écris le numéro. 0740. La trente-et-unième. Les vaches se sont mal alignées dans le couloir de tubes de métal, je fais le tour, ce sera plus pratique par l'autre côté. J'ai les yeux presque fermés pour les protéger des rafales de bruine. Je retire l'aiguille du porte-tube, la recapuchonne, visse la nouvelle, pré-insère le tube sous vide, saisis la queue avec ma main gauche, glisse la droite en dessous. Je plante, elle sursaute. Raté. J'ai aspiré du vide. Je l'insulte mollement, change le tube, et recommence. Cette fois, j'anticipe sa fuite, le tube se remplit très vite d'un chaud liquide écarlate. Je retire l'ensemble, ôte le tube, essuie le sang et la merde avec ma blouse, écris le numéro. 4587. La trente-deuxième. Les vaches ont bougé, je refais le tour du couloir.
Pendant ce temps, le fils de M et Mme Arize, brun, silencieux, et même : taciturne, a pris le rasoir et commencé à raser les vaches. Quelques centimètres carrés sur le tiers supérieur et sur le tiers inférieur de l'encolure. Je ne lui ai rien montré, il a regardé. Je lui explique comment changer la lame, les quelques astuces pour ne pas les couper. Je le remercie, il n'y a rien à ajouter.
Je finis les prises de sang sur les deux dernières vaches. Trente-quatre.
Je pose mon porte-tube, je prends les pistolets à tuberculiner. Le A, dans la main gauche, pour l'aviaire. Le B, pour la bovine, dans ma main droite. Le A pour le tiers supérieur, le B pour le tiers inférieur. Je vise le bas de la zone rasée, en évitant de faire l'intra-dermo sur une coupure, s'il y en a une. Une fois, deux fois, trois fois, quatre fois. Je pose mes pistolets, et prends le cutimètre. Mme Arize ouvre son grand calendrier.

« Je commence par la dernière. 105, 90. 110, 85. 120, 100. Merde arrêt de bouger, cocotte ! Bordeeeel, ça ne fait pas mal ! 110, non, 100. Et 80. »

Toujours dans le même ordre, toujours, je mesure le pli de peau sur la zone rasée, sur mon point de piqûre. Dans trois jours, nous referons passer les 71 vaches dans le couloir, et je re-mesurerai les plis de peau. Pourvu qu'ils ne s'épaississent pas, pourvu que les plis de la tuberculine bovine ne soient jamais supérieurs aux plis de l'aviaire. Si ça grossit beaucoup, c'est peut-être parce qu'il y a de la tuberculose. Si ça ne grossit que sur le A, c'est sans doute de l'aviaire, on s'en fout. Si ça ne grossit que sur le B, c'est la merde.

La grosse merde.

« C'est bon pour moi ! »

Une prise de sang par vache, pour rechercher la brucellose et l'IBR. Une intra-dermo comparative pour chaque, pour la tuberculose. Le grand cirque annuel de la prophylaxie.

Le fils Arize ouvre le couloir tandis que son père calme les vaches trop serrées dans le parc en amont du couloir de contention. Il gueule, elles la ferment. Les quatre vaches s'échappent, il referme le couloir, j'ouvre la porte d'entrée, les vaches s'engouffrent, vite, pour une fois. Je claque la porte derrière la quatrième.

Je visse l'aiguille sur le porte-tube, pré-insère le tube, je saisis la queue avec ma main gauche, glisse la droite en dessous. Je plante, enfonce le tube. Elle tressaille mais je suis. Le sang ne vient pas, je bouge un peu, tourne l'ensemble, ça vient, ça vient vite. Je retire mes mains, ôte le tube, essuie le sang et la merde avec ma blouse, écris le numéro. 3338. La trente-cinquième. M. Arize en profite pour reposer une boucle d'identification.

Il pleut, et j'en ai marre. Le lot est fini et après ces quatre là, il faudra bouger le couloir. Il faudra l'apporter un peu plus loin, devant la vieille étable, pour y faire dix-sept vaches. Cinq passages, en gardant une ou deux vaches dedans à l'avant-dernier, pour que la dernière soit calée, et pas seul sur la longueur du couloir. Et puis il faudra re-bouger tout ça pour aller à deux kilomètres de là, pour le solde, les… combien ? Trente-huit ici, vingt-sept là-haut, donc seize vaches. Quatre couloirs. Une rangée pleine dans la boîte, et six de plus.

Je me tourne, instinctivement, dos au vent. Comme les chevaux, dans le pré à quelques mètres, qui nous regardent d'un œil morne lorsque la pluie et le vent nous donnent un répit, et se tournent lorsque reviennent les rafales. Quatre comtoise, aux culs d'armoires normandes.
Il fait gris, tout est gris, même l'herbe rase dans les champs et les chênes et les châtaigners et les autres arbres que je ne sais pas reconnaître, qui s'entêtent à garder leurs feuilles dont les ors proverbiaux se sont depuis longtemps accordés à la bouse qui macule mes bottes, ma blouse, mon visage et mes mains. J'ai froid.
La cloche de la salers qui mène le troupeau sonne dans le pré. Elle avait eu bien du mal à passer dans le couloir avec ses antennes en forme de lyre. Meuglements, coups de gueule, le métal du couloir qui frotte sur le béton de la cour, la cloche, le vent.
Nous travaillons, méthodiques, silencieux, maussades, unis dans notre détestation de ce travail mais résignés à être efficaces pour y passer le moins de temps possible.

J'ai reposé mon cutimètre, Mme Arize a replié son calendrier. J'observe le fils Arize qui manœuvre en virtuose le couloir attelé avec une chaîne à la fourche du tracteur. La machine promène l'immense structure de tubes d'acier comme s'il s'agissait d'un panier en osier.
Je range mon bordel, je suis le tracteur, je suis le couloir, je suis M et Mme Arize en les aidant à refermer le pré du premier lot de vaches. Le fils, d'un seul mouvement de son tracteur, a posé le couloir là où il devait être. Il le soulève, son père libère l'essieu du couloir qui bascule et se pose au sol. Ils n'échangent pas un mot, pas un geste. Le fils bascule sa fourche, le père détache la chaîne, le fils recule et gare le tracteur, son père est déjà en train de fixer les barrières qui feront un entonnoir canalisant les vaches de l'étable vers le couloir.
Nous sommes contre le bâtiment. Il pleut, un crachin si dense qu'on dirait du brouillard. La cloche de la salers, le meuglement des vaches, en bas. Le cliquetis de la chaîne de la première vache libérée par M. Arize, dans l'étable.

Je visse l'aiguille sur le porte-tube, pré-insère le tube, je vais saisir la queue avec ma main gauche…

J'ai faim.

J'ai froid.

dimanche 25 octobre 2015

Panique hors-bord

Comme à mon habitude, je me suis à moitié assis sur la table, calant sans forcer le petit ratier entre ma hanche et ma main gauches. De la droite, je le caresse et le palpe, nœuds lymphatiques, trachée, ma main glisse et recherche les masses, les irrégularités, appuie doucement sur une paupière pour voir la muqueuse oculaire. Il se dérobe, je le rassure. Je lui parle, tout le temps, doucement, lancinant. Des mots qui ne veulent pas dire grand-chose. Des mots pour occuper l'espace, pour faire un pont, pour accompagner mes gestes. Tout va bien.
Il s'est tendu. En douceur, en lenteur, je garde le contact pour ne pas le laisser s'échapper, sans le coincer, sans le braquer.
Tout va bien.
Près de moi, son maître et sa maîtresse, un couple souriant de personnes âgées ne cessent de me parler alors qu'avec mon stéthoscope sur les oreilles, je n'entends plus que le cœur – un peu rapide, mais parfaitement régulier – et la respiration – normale – du vieux ratier.
Je pose mon stéthoscope. Le monsieur a fini de parler. Je ne sais pas vraiment ce qu'il racontait, je ne sais pas s'il a compris que je ne l'entendais pas, je ne voulais pas le rabrouer. J'ai fait comme si je n'avais pas vu qu'il me parlait. De toute façon, tête penchée, je regardais le chien. Nous faisons comme si de rien n'était. Je ne suis pas malpoli, et il n'est pas ridicule.
Tout va bien.
Le chien tousse. Enfin, pas là, maintenant, en consultation. Non, parfois, à la maison, il tousse. Je palpe sa trachée entre deux caresses peu appuyées. Pas de sensibilité particulière. Reste à voir ses dents et le fond de sa gorge. Je passe ma main droite sous sa gueule, et, avec deux doigts, j'écarte doucement les babines. Je suis assis, je suis presque derrière lui, il découvre ses crocs, je me méfie. Je ne le tiens toujours pas vraiment, mais j'appuie un peu plus le contact. Il menace. J'insiste un peu. Et puis j'esquive le coup de dents dirigé sur ma main droite, tout en le saisissant, cette fois, de la main gauche. J'écarte mon visage. Il se retourne sur ma main gauche, ma prise est mauvaise, je lâche. Il saute de la table, et se réceptionne avec la grâce d'un étudiant vétérinaire qui, en fin de soirée au cercle des élèves, vise son lit et s'endort en se vautrant sur sa table basse.
Tout va b…
Bon, c'est le bordel.
Il se secoue la tête, un peu assommé. Il a vraiment fait un son creux en cognant son crâne sur le carrelage, à la fin de sa culbute. J'évite les plaisanteries sur le vide de sa boîte crânienne, je souris, je le prends à partie.
- Et bien bonhomme ? On panique ? Je ne t'ai pas fait mal, pourtant ?
- Ben oui, Libellule, il ne t'a pas fait mal, le docteur ! reprend sa maîtresse.
- Nous supposons qu'il a été battu, avant, nous l'avons récupéré il y a un an à la SPA, vous savez. Un vieux chien dont personne ne voulait…

Bon.
Je ne sais toujours pas pourquoi il tousse. En tout cas, du coup, j'ai bien vu ses dents, et ce n'est pas à cause du tartre. Le fond de gueule, par contre, je ne sais pas, et je ne saurais pas. Ses propriétaires préfèrent les certitudes. Je propose d'exclure une pathologie pulmonaire en faisant une radio, même si, comme je le leur précise, je n'y crois pas.
Ils sont partants. Le chien, non, clairement.

- Vous allez devoir le museler, docteur !

Oui.
Libellule montre les dents à tout le monde, maintenant. Je ne pourrais pas le reprendre sur la table ou dans les bras, pas aujourd'hui, et ses maîtres ne pourront pas faire grand-chose non plus. Il n'est pas encore en panique, mais il y va tout droit. Pour l'instant, il menace, il gronde, comme un trouillard qui sait qu'il ne peut pas avoir le dessus. Alors va pour un nœud sur le nez. Un lien, plus facile à poser et plus sûr qu'une muselière.

J'appelle une assistante, et nous le surprenons. Nous voyant approcher, il a mordu dans le vide, nous lui avons cloué le bec. Quelques gestes rapides, le tenir fermement, sans le brutaliser, il se tortille, je le suspends par la peau du cou, à deux mains pour l'empêcher de se retourner, mon assistante finit le nœud, il se chie dessus, vide ses glandes anales, urine, j'en ai plein mes godasses, il y en a sur le lien qui étale la merde sur mes mains. Je lâche la peau du cou, le soulève simplement par le thorax, une main de chaque côté, je le cale et le pose sur la table de radio. Tout au long du trajet, il s'est déchaîné, tentant tout à la fois de fuir et de me mordre, étalant à grand coups de queue ses excréments sur son pelage, sur mes bras, ma blouse, la porte, le couloir…

Derrière moi, une assistante a sorti le chariot du ménage.

Je continue à lui parler, fermement, doucement, j'essaie de reprendre un contact que nous avons perdu, je sais que c'est en vain mais la litanie m'aide à canaliser ma colère devant sa stupidité, devant mon échec, devant cette panique qui l'a fait replonger loin dans son passé, et ça pue, je pue, il pue, toute la clinique pue la merde, et en plus sur la radio, il n'y a rien.

La dame, dans le couloir :
- Si vous pouviez lui couper les griffes ? Nous, on ne peut pas ! Parce qu'il est comme ça dès qu'on le contrarie. Il accepte de plus ne plus de choses, mais ça, non !

Alors nous coupons, ses griffes sont si longues qu'elles tordent ses doigts : ce n'est vraiment pas du luxe, non. Mais Libellule panique complètement, il bouge tant et tant qu'évidemment, il saigne un peu d'un doigt. Ce n'est rien, mais lorsque je le repose au sol en faisant glisser le nœud, il constelle de sang le carrelage blanc conchié par sa diarrhée…

- Bon, et bien ses poumons sont nickels à la radio comme à l'auscultation, son cœur est impeccable, il n'a pas de sensibilité à la trachée, pas de tartre, je suppose qu'il a plus ou moins le fond de gueule enflammé, ou qu'il fait quelques reflux gastriques, mais je ne pourrai pas le prouver… et puisqu'il ne tousse pas trop, et bien… nous n'allons rien faire.

Je suis tellement déçu par cette consultation que je m'attends à ce qu'ils soient déçus, eux aussi.

Mais non.

Au milieu de ma salle de consult', de la merde, du sang et de la pisse, tendis que deux assistantes passent éponge et serpillière, ils sourient.

- Ah, ben on est bien contents alors !

mercredi 14 octobre 2015

Chiens

Chiens
Un carlin et un braque de Weimar. Quelques dizaines d'années de sélection les séparent ?

samedi 12 septembre 2015

Second avis

Mme Lauze est venue pour un second avis.

Avec son bouledogue au bout de sa laisse, souriante, inquiète. Attentive. Je l'invite à entrer, me demandant comment me situer. Je suis, moi aussi, souriant, inquiet, et attentif. Vient-elle parce que l'autre est un con, parce qu'il lui a donné une mauvaise nouvelle, parce qu'il l'a prise pour une conne, parce qu'elle n'a rien compris ? Ou juste parce qu'elle ne lui fait pas confiance ? S'est-il trompé, serai-je d'accord avec lui, saurai-je avant de me prononcer, ce qu'il lui a expliqué ? Va-t-elle chercher à me piéger ? Ou veut-elle juste se rassurer ?

J'examine Marty - le bouledogue - en discutant. Je n'ai bien sûr jamais vu ce chien, ni cette dame, et l'exercice suppose que je ne les reverrai jamais. Alors, nous faisons connaissance, quelques banalités, et tout de suite, elle m'explique : le diagnostic, et la prise en charge proposée par le confrère, qui implique une chirurgie. La dernière anesthésie générale sur ce chien s'est plutôt mal passée. Elle espère donc qu'il a tort, qu'il y a moyen d'éviter le bloc. Elle parle vite, mais elle est précise. Il y a une vraie urgence dans son maintien, mais elle se détend. Est-ce parce que je viens de lui demander de m'expliquer précisément ce qu'elle attendait de moi sans commenter ou juger les motivations de cette seconde consultation ? Ou est-ce simplement parce que son chien est à l'aise sur la table de consultation, content d'être papouillé et ausculté ? Et puis d'ailleurs, est-ce que les clients se demandent ce que le vétérinaire va penser d'eux, lorsqu'ils viennent ainsi remettre en doute les compétences d'un confrère ?

La boufiole suspecte, sujet de la chirurgie proposée, ne prête pas vraiment à discussion. Oui, il faut l'enlever, même si Marty n'est vraiment plus très jeune, même s'il est un peu cardiaque, un peu insuffisant respiratoire, un peu mal foutu de partout, en fait, sous le poil ras de sa robe grise. On ne nait pas bouledogue sans devoir faire de lourdes concessions à la physiologie normale de l'espèce canine.

Madame Lauze interroge, s'inquiète et se rassure en constatant que mon avis et celui de mon confrère convergent. Marty, lui, corne, ronfle et s'étouffe joyeusement dans mes bras, où il vient d'aterrir en échouant dans sa tentative de suicide par chute fatale depuis une table de consultation.

Le bât blesse un peu lorsque que je lui précise que si je devais l'anesthésier, je préférerais qu'échographie d'abord son coeur, pour mieux comprendre le souffle entendu. Pour, à plus long terme, accompagner au mieux son vieillissement. A dire vrai, OK, je n'hésiterai pas trop à l'anesthésier sans cet examen. Mais puisqu'il serait très pertinent de le faire, autant le faire avant de l'endormir, non ?

Sauf que...
Sauf que, m'explique-t-elle, le rendez-vous chirurgical avec mon confrère du premier avis est déjà pris. Pour demain. Et que je ne sais pas faire une échocardiographie. Cet examen ne pourra pas être fait pour le lendemain. Elle ne veut pas annuler.
Et elle ne peut pas repousser, pas sans expliquer à son vétérinaire pourquoi, or elle ne veut pas lui annoncer qu'elle a demandé un second avis. Ne risquerait-il pas de penser qu'elle ne lui fait pas confiance ? Lui, qui, m'explique-t-elle maintenant, est, en plus, un ami ?

Elle se sent coincée. Alors, elle me demande : et si je l'opérais, sans rien dire ? Elle n'y croit pas, ça se voit, mais l'idée lui a traversé l'esprit. Je souris : hors de question. Et puis, de toute façon, il faudrait voir à ne pas le prendre pour un con : ça risque de se voir, que la masse cutanée n'est plus là.

Elle est entrée dans ma salle de consultation en s'inquiétant pour son chien, et pour l'anesthésie. Elle la quitte inquiète pour elle, et pour son ami. Et pour ça, aussi, elle me demande mon avis ?

J'en fais souvent, des « consultations de second avis ». Je suppose que'un certain nombre de mes propres clients vont chercher d'autres réponses, ou d'autres questions. Ca me convient : je ne suis pas susceptible, et je ne suis pas omniscient ou omnicompétent. Il est naturel de chercher à confirmer ou infirmer un diagnostic, un pronostic, ou une proposition de traitement. Même si, bien sûr, dans ces circonstances, je peux ressentir un pincement, un défi ou parfois, même, un petit sentiment de trahison. Personne n'aime être remis en question. Surtout quand on joue aux devinettes avec un diagnostic et que l'on sait bien que l'on pourrait avoir tort. Que le client pourrait avoir mal compris, et raconter n'importe quoi au confrère. Que le confrère pourrait être indélicat, ou pire, incompétent. Que…

Je lui souris, et je lui dis : moi, ça me vexerait, un peu, oui. Mais je comprendrais. Et puis, hé, j'avancerais. A vous de gérer.

vendredi 10 juillet 2015

Music

Je le vois quitter le comptoir de l'accueil de la clinique, alors que je sors de salle de consultation. Il a les yeux rouges, et me fuit tout en me disant bonjour, cachant ses larmes.

- Music ?
- Ça va pas fort, Fourrure, ça va pas fort. Tu peux passer le voir à la maison ?

Je... oui, je le laisse s'enfuir. Ce n'est pas le moment de discuter, et oui, bien sûr, oui, je passerai, après les consultations.
Même si je n'en ai aucune envie.

Il n'habite pas loin, à peine à quelques rues de là. M. Marty me présente son épouse, Sylvie, ses rosiers, son salon. Il n'a pas besoin de me présenter Music. Le vieux setter est l'un des piliers de la clinique, même s'il la déteste et se cache toujours au fond du C15 quand son patron vient chercher ses médicaments pour le cœur.

La première fois où je l'ai vu, il y a une bonne dizaine d'années, M. Marty était assis sur une chaise pliante au fond de la salle de radio, le visage dans ses mains. Ce jour là aussi, il pleurait. Music avait bondi au moment où son maître appuyait sur la détente. Une décharge de plombs, ce n'était pas trop grave, mais il y avait perdu un œil. C'était la première fois où nous avions posé un implant de silicone, lors de l'énucléation. Un tout petit peu trop grand, finalement. Mais Music avait continué sa vie de chien épanoui, son maître avait petit à petit digéré sa culpabilité (enfin, à peu près). Music qui continuait à l'accompagner à la chasse, de préférence sans fusil, Music qui était dans sa voiture, partout, tout le temps, Music qui dormait à côté de son lit.

- Tu vois, Fourrure, surtout ces derniers temps, c'est mon chien bien plus que celui de Sylvie.
- Il ne me lâche plus d'une semelle, on croirait qu'il se rassure avec moi. Il n'y voit plus grand chose, le bonhomme.
- Les enfants sont loin, alors, maintenant, c'est lui, notre enfant. Regardez, il y a son portrait, là, sur le mur.

Sur la tapisserie à fleurs du salon, un tableau, Music, avec un faisan dans la gueule. Avec ses deux yeux.
Le setter est couché sur une couverture, près de la table basse. J'écarte un vase, m'assied près de lui, l'examine. Il s'intéresse aux odeurs de mon pantalon, mais, circonspect, n'ose remuer la queue. Apprécie mes caresses, mais avec prudence. Un peu déshydraté, mais sans plus. Je lui palpe l'abdomen, souple. L'auscultation n'est pas pire que d'habitude, pas d’œdème pulmonaire, malgré la chaleur, ce n'est pas le cœur. Je le lève, M. Marty m'explique qu'il n'y arrive plus, seul, que les choses se dégradent à ce niveau, depuis quelques semaines. Neurologiquement, tout va bien, mais il a mal au dos, très mal au dos.

Ça explique la faiblesse, mais pas la perte d'appétit. J'évoque l'insuffisance rénale, même si je n'y crois pas beaucoup. J'explique cette évolution naturelle et fatale, car c'est la seule hypothèse crédible, dans les choses courantes. J'explique aussi qu'une insuffisance rénale avancée, à cet âge, implique une euthanasie, vue la mocheté de l'agonie associée. Mais je pense que l'arthrose et la douleur sont des coupables bien plus probables. Alors, une injection d'antalgiques, et une prise de sang : je vais aller vérifier ça à la clinique. Music, du coup, s'est levé. Il a titubé un peu, puis est parti se planquer derrière le canapé.

En partant, je suis optimiste. Je leur serre la main, nous sourions, je lui dis que je le rappellerai dans quelques minutes, une fois l'analyse faite. Nous discuterons à ce moment là de la prise en charge de la douleur.

Ça ira.

Ou ça n'ira pas.

Je suis bloqué devant l'analyseur de biochimie. Je relance une urée, pour voir. Cohérente. Sa créatininémie est explosée. Ce ne sont pas mes antalgiques qui vont lui redonner envie de manger... Tout ce qu'il va faire, c'est se dégrader. S'étioler. Mort de merde après une agonie de merde.

Je rappelle.

- Oui allo ? Sa voix est enjouée. Bordel, je lui ai remonté le moral.
- M. Marty ? C'est Fourrure. Je... heu, les résultats sont très mauvais. Pas entre deux, pas limite, juste très mauvais. Je suis désolé... mais ça va mal, très mal se passer.

Un silence.

- Alors, c'est comme ça que ça se finit ?

Un autre silence.

- Vous pouvez venir le chercher ? Je ne veux pas y assister, je ne veux pas le regarder mourir, je ne veux pas le voir agoniser, alors, si c'est ça, alors, le plus tôt, ce sera le mieux.

Mme Marty est en larmes.
- Je suis bête de pleurer, hein, ce n'est qu'un chien !

M. Marty est assis, la tête dans ses mains. Il pleure et cache ses larmes, comme ce jour si lointain où il m'avait amené Music, blessé. Plus de dix ans, déjà, dix ans à le soigner, à plaisanter sur le prix de ses traitements, quand M. Marty venait les chercher, tous les 15 jours parce que bon, c'est pas sûr qu'il vivra bien plus, sur sa manière de se cacher au fond du C15 quand son maître passait devant la clinique, à s'inquiéter lors de ses syncopes, à se rassurer lorsqu'il repartait. Ses œdèmes pulmonaires, ses extra-systoles, son œil, sa surdité sélective, son bonheur de chasser, son envie de courir la gueuse, qui avait fini par passer, sa prostate, ses bobos, ses tout petits riens. C'est comme ça que ça se finit. J'emporte Music dans ma voiture, le pose au pied du siège passager à côté de moi. J'ai des poils blancs plein mon T-shirt, et Music se laisse porter. Quand je le pose sur ma table de consultation, seul dans la clinique désertée - ils sont tous partis manger - quand je le pose sur la table de consultation, il s'assied, et me regarde, de ce regard indescriptible de celui qui ne me voit plus mais qui sait où je me trouve. Alors je le caresse, en silence, je lui pose un cathéter, il frémit à peine. Il s'est assis, appuyé contre moi, il s'est assis, et tout doucement, tendrement, il s'est affaissé, il s'est endormi, et moi, moi aussi, tranquillement, j'ai pu pleurer.

lundi 6 juillet 2015

Dominique Douay – Car les temps changent

Dominique Douay - Car les temps changentLes temps changent, les temps changent ! Ce soir, c'est la Saint-Sylvestre, tous regagnent leur domicile car ce soir, tout se dénoue. Demain, le plombier sera rentier, l'homme sera une femme, l'enfant, un adulte. Ou l'inverse ! Ce soir, 1963 s'achève. Demain, une nouvelle année commence. Nul ne sait ce qu'il adviendra de lui, alors les insouciants brûlent leur temps, les altruistes remplissent le tiroir-caisse, pour celui ou celle qui les remplacera derrière le comptoir. Histoire de bien commencer l'année !

En 1963, à Paris, on ne s'attache pas trop, on n'attend pas grand chose de la vie, on essaye d'être un bon père de famille, on grandit, mais... sans trop savoir pourquoi. Car de toute façon, avec le Changement, tout sera oublié, tout sera annulé, tout sera effacé. Et le hasard décidera.

A Paris, la ville verticale dominée par l'Arc de Triomphe, le métro plonge et remonte, au fil des niveaux de la cité spirale, et Léo le Lion plante là celle qu'il a aimé, l'abandonne à sa solitude, car... A quoi bon ? Dans quelques heures, il aura tout oublié. Autant ne pas faire durer la séparation.

Mais lorsqu'il se réveille, au premier janvier, Léo n'a rien oublié. Et personne ne le voit comme il est.

Ce court roman (200 pages) paru en 2014 au Moutons électriques m'est tombé dessus grâce aux bons conseils de Cathy Martin, de Bédéciné, à Toulouse (une de mes trois librairies préférées, avec Scylla à Paris et l'Atalante à Nantes).

La quatrième de couverture appelle P. K. Dick. A raison, il est vrai, c'est sans doute la référence la plus juste pour évoquer ce roman. On pourrait aussi penser à 1984 d'Orwell, ou Fahrenheit 451 de Bradbury, mais Dominique Douay ne se place pas explicitement sur le terrain de la critique ou de la dénonciation, ce qui le rend d'autant plus savoureux et intéressant. Si Car les temps changent est politique, il ne cherche pas la démonstration, il ne se perd pas en contexte ou en explications. Les temps changent, c'est comme ça. Ça a toujours été comme ça. A Léo le Lion de comprendre pourquoi ils changent, ou ne changent pas, pourquoi lui n'a pas changé, et comment tout cela peut bien fonctionner... A nous de le suivre dans ses espoirs et ses doutes, ses tentatives de prendre le contrôle de son existence : le personnage est crédible est attachant, il n'est ni très malin, ni très chanceux : il n'est pas un héros. Juste un type, un type comme nous, mais un type qui n'a pas changé. Et qui va devoir vivre avec ça, et contre tout le reste, s'il en est capable.

Je suis rarement surpris par un bouquin. Emporté, passionné, séduit, ou ennuyé, oui. Mais surpris, cela se savoure (et sans la libraire, cela ne serait pas arrivé !) : Car les temps changent, c'est de la bonne science-fiction, intelligente, fine, légère, et bien écrite. Une science-fiction qui emporte le lecteur ailleurs, lui propose de réfléchir, sans rien imposer. Avec suffisamment de talent pour avoir réussi à me sortir de mon monde pour me plonger dans celui-là, au point de me faire regarder bizarrement ceux qui m'entourent dans les heures qui ont suivi ma lecture...

lundi 1 juin 2015

A sec

- Elle est super gonflée derrière, elle se couche et pousse de grands soupirs de douleur, surtout pour faire ses crottins, et ça dure depuis que je vous ai appelé !

Elle s'est levée quand je me suis approché. La jument est mal apprivoisée : très jeune, et Mme Hers vient de la récupérer. Pas sauvage, mais de là à l'examiner paisiblement, non. J'arrive à la caresser, elle baisse les oreilles, retrousse ses lèvres, roule des yeux mauvais.
Du cinéma. Ça va.
Je lui parle doucement, elle tolère bien que je lui caresse l'arrière-main. Pas l'encolure. On ne lui mettra pas de licol, il faudra faire dans ce champs, en liberté. Mes doigts glissent sur son dos, sa croupe. Je parle, je touche, doucement, mais fermement, je m'appuie contre elle. Ne pas rompre le contact, et tout faire en douceur, avec tact. Elle garde un œil mauvais, pour la forme, mais elle me laisse faire. J'écoute son ventre. Elle gargouille, peut-être pas tout à fait autant qu'il faudrait, mais cela me rassure. Je continue à la caresser, je tourne autour d'elle, je ne cesse pas de parler. Elle me tolère. Elle me laisse faire.
Je lui soulève la queue, doucement. Je glisse mes doigts, le thermomètre, elle n'apprécie pas, évidemment. Elle s'éloigne de moi, mais le thermomètre est bien en place. Je le récupère une minute plus tard, je m'approche d'elle comme je m'approchais des poulains au débourrage, à demi-sauvage, à l'époque où j'avais l'énergie et l'inconscience de monter des animaux peu domestiqués. Ils me font marrer, les chuchoteurs, à nous faire croire qu'ils réinventent le lien avec le cheval.
40.1°C
Elle me fuit à nouveau. Mollement, mais en prenant son air méchant.
Elle n'a pas encore fait mine de me taper. Je me glisse contre elle, je la caresse, toujours, ne pas rompre le contact. Mme Hers ne dit rien, elle nous regarde nous tourner autour, il faut que j'arrive à l'examiner. Elle n'a jamais eu de licol, je ne pourrais pas la sédater. Je soulève sa queue, à nouveau.
J'avais bien vu.

- Mme Hers, l'étalon, je suppose qu'il est là pour la saillir ? Depuis combien de temps ?
- Ah oui, heu, une quinzaine. Et puis, il n'arrête pas. Il l'a mordue, c'est lui, c'est ça ?
- Heu... pas de trace de morsure, hein. Par contre. Il est du style à la grimper même quand elle ne veut pas ?
- Oui...
- Manifestement. Et puis là, il a visé l'autre trou. Parce qu'en fait... elle a l'anus défoncé. Et je suis bien infoutu de vous dire si elle a le rectum lacéré, parce que bon, elle me laisse faire pas mal de chose, mais elle ne me laissera pas y toucher. Mais c'est un risque à ne pas négliger.

Alors antibios. Et anti-inflammatoires.
A injecter en liberté.

Et puis... on va voir.

jeudi 30 avril 2015

Jumeaux

Il est venu à la voiture tandis que j'enfilais mes bottes. Une montagne de muscles, le genre à ne pas avoir besoin de coéquipier quand il faut tirer sur le palan. Un sourire, quelques mots, et le vif du sujet :

- Ben tu vois, Sylvain, il y a deux veaux, un je pense que c'est l'arrière parce que j'ai pas trouvé la tête, et il est mort. J'ai réussi à mettre les cordes aux pattes. Et puis l'autre il vient avec la tête, tout en même temps !

En général, ils sont petits, les jumeaux, le souci c'est que tout se coince. Faut en repousser un, et remonter l'autre. Mais là, je ne comprends pas. Les pieds sont énormes. Ce sont bien des postérieurs. La mère, c'est une jolie blonde, une vieille routière qui n'aura pas de mal à le sortir, mais deux comme ça, là-dedans ? Non ?
Je suis les membres avec mes mains, je palpe et explore. Je trouve la queue et le périnée du veau. OK. Mais il n'y en a pas d'autre ? Je vais plus loin, il était peut-être enroulé, et sortait ses quatre membres en même temps ? Foutrement improbable vue la position.
Non, il n'y a rien. Juste un veau en présentation postérieure.
Je refouille, je fais le tour par l'autre côté. Je m'enfonce, jusqu'aux épaules, je vois que l'éleveur est inquiet. Je file le long de la paroi de l'utérus, au plancher, à la recherche d'une déchirure, une plaie interne par laquelle le second veau aurait pu être "expulsé" dans le ventre. Rien. Tout est normal.

- Heu, je...

Comment lui dire sans le vexer ?

- Bon, il vient de cul, on est d'accord. Les cordes sont bien placées, c'est nickel, on va le sortir, je vais juste la dilater un peu plus. Mais heu... je... heu... je n'en trouve qu'un.

Je vais passer pour un con, là. Ou un incompétent. Ou le vexer.

- Comment ça il n'y en a qu'un ?
- Ben...
- Bien sûr qu'il n'y en a qu'un !
- Mais ?
- C'est la vache d'à côté celle qui a le veau dans le bon sens : ils viennent en même temps !

- page 4 de 19 -